Disons-le encore, il n'y a rien de bien original pour le fond dans cette introduction; elle n'a d'autre mérite que d'être agréable à la lecture par la vie et le mouvement que l'auteur de la Guzla a su y mettre.

LE MAUVAIS ŒIL[668].—Parmi les ballades que Mérimée a consacrées à ce genre de superstition, l'une a pour titre le Mauvais œil. Toutes ces croyances s'y résument en quelque sorte; elle est comme une illustration poétique de toutes les idées contenues dans la dissertation. Le personnage funeste est «mauvais œil» et sait aussi des paroles magiques dont le charme est fatal. Une mère au chevet de son enfant se lamente sur le mal cruel qui le mine: un maudit étranger est venu dans la maison, «il a vanté la beauté de l'enfant, il a passé la main sur ses cheveux blonds… Beaux yeux, disait-il, bleus comme un ciel d'été et ses yeux gris se sont fixés sur les siens… Et les yeux bleus de l'enfant sont devenus ternes par l'effet de ses paroles magiques, et ses cheveux blonds sont devenus blancs comme ceux d'un vieillard». Ah! s'il était ici ce maudit étranger, comme elle l'obligerait à cracher sur le joli front de son enfant! Mais on le sauvera, car son oncle est allé à Starigrad et rapportera de la terre du tombeau du saint; car l'évêque, son cousin, a donné à la bonne mère une relique qu'elle va pendre au cou de son enfant.

D'une inspiration émue, cette originale mélopée d'une mère au chevet de son enfant agonisant est d'un charme à la fois triste et pénétrant; on y sent comme une émotion contenue; la mère enveloppe son enfant d'une tendresse si grande que ce dernier espoir qu'elle se donne, cette foi si sincère qu'elle a en des pratiques superstitieuses, nous paraissent tous naturels.

MAXIME ET ZOÉ[669].—En bien des endroits, nous l'avons vu, Mérimée en composant la Guzla a dû songer à ses auteurs classiques. Pour ce poème il avoua, dans une note supprimée dans les éditions postérieures, s'être inspiré de Virgile. «On voit ici, dit-il, comment la fable d'Orphée et d'Eurydice a été travestie par le poète illyrien qui, j'en suis sûr, n'a jamais lu Virgile.[670]»

C'est plus qu'un travestissement que Maxime et Zoé. C'est un déguisement sous lequel il eût été impossible de reconnaître Virgile si Mérimée n'avait pris la précaution de nous en avertir, ce qui nous fait croire de plus en plus que les quelques rapprochements que nous avons pu faire entre les autres ballades et la littérature classique, s'ils ne sont évidents, sont du moins très probables. Il n'y a d'autre ressemblance, en effet, entre le récit de Virgile et la ballade de Mérimée si ce n'est que, chez l'un comme chez l'autre, l'un des amants se retourne pour causer la perte de l'autre.

Échappé de tous les dangers, Orphée revenait des sombres bords, et Eurydice, qui lui était rendue, marchait vers les régions de la lumière, le suivant sans qu'il la vît; Proserpine ne la lui rendait qu'à ce prix. Mais, ô délire soudain d'un amant insensé, et bien digne de pardon, si l'enfer savait pardonner! il s'arrête, et presque aux portes du jour, s'oubliant lui-même, hélas! et vaincu par l'amour, il regarde son Eurydice. En ce moment tous ses efforts s'évanouirent; les traités furent rompus avec l'impitoyable tyran des enfers, et trois fois les gouffres de l'Averne retentirent d'un épouvantable fracas. Mais elle: «Quelle folie m'a perdue, malheureuse que je suis! et te perd en ce jour, ô mon Orphée[671]!»

Orphée, le divin poète, s'est transformé en un troubadour mystérieux: la nuit, on entend sous la fenêtre de la belle Zoé un grand jeune homme soupirer et chanter son amour sur la guzla[672]. Les nuits qu'il préfère sont les nuits obscures. «Quand la lune est dans son plein, il se cache dans l'ombre.» Zoé seule sait son nom, mais ni elle ni personne n'a vu son visage. Car aussi grand chasseur qu'excellent chanteur, tout le jour il «court à la poursuite des bêtes fauves»; toujours «il rapporte des cornes du petit bouc de la montagne et dit à Zoé: Porte ces cornes avec toi et puisse Marie te préserver du mauvais œil!» Et Zoé est tombée éperdument éprise de l'étranger, car dans la nuit elle a reconnu qu'il était beau; et elle s'en est enfuie avec lui «sur un coursier blanc comme lait, sur la croupe duquel était un coussin de velours pour porter plus doucement la gentille Zoé». N'étaient cette allure mystérieuse du ravisseur et ces allusions fréquentes au mauvais œil, jusqu'ici l'on dirait d'une gracieuse ballade moyenageuse. Mais Zoé, trop coquette, a négligé d'emporter les amulettes que lui avait données Maxime; elle a voulu partir en plein jour pour emporter ses beaux habits; mais elle est trop amoureuse pour obéir en tout à son amant.

—«Arrête, arrête, ô Maxime! dit-elle, je vois bien que tu ne m'aimes pas; si tu ne te retournes pour me regarder, je vais sauter du cheval, dussé-je me tuer en tombant.»

     Alors l'étranger d'une main arrêta son cheval, et de l'autre il
     jeta par terre son voile; puis il se retourna pour embrasser la
     belle Zoé: sainte Vierge! il avait deux prunelles dans chaque œil!

     Et mortel, et mortel était son regard! avant que ses lèvres eussent
     touché celles de la belle Zoé, la jeune fille pencha la tête sur
     son épaule, et elle tomba de cheval pâle et sans vie.

Désespéré, Maxime Duban, comme un nouvel Œdipe, s'est arraché les yeux avec son hanzar; et, bientôt, «l'on ouvrit le tombeau de la belle Zoé pour y placer Maxime à côté d'elle[673]».

Pas plus que le vampirisme, un guzlar n'aimerait à chanter le mauvais œil. Plus ancienne que la précédente, cette dernière superstition est moins grossière et trouve un fondement véritable dans l'observation de certains phénomènes naturels. Les Grecs ont eu terreur du mauvais œil; ils ont cru au charme funeste des paroles louangeuses; ne pouvant trouver d'explications à certaines maladies qui s'abattaient sur les troupeaux ou sur les hommes, il leur était commode de croire aux jeteurs de sort. Ce sont là des superstitions universelles et qui, même actuellement, ont laissé des traces; mais la poésie populaire n'a jamais, que nous sachions, chanté de tels sujets.

§ 4

«L'AMANT EN BOUTEILLE»

Il y a dans la Guzla trois autres ballades dont le merveilleux est aussi l'un des éléments importants, mais qui ne sauraient former de catégories spéciales; il nous faudra donc les étudier isolément.

Dans la première, l'Amant en bouteille, Mérimée s'est inspiré d'un célèbre théologien hollandais, Balthazar Bekker (1634-1698). C'était un étrange personnage que Balthazar Bekker: ministre protestant, il s'attacha à la philosophie de Descartes et voulut démontrer qu'elle pouvait s'allier à la théologie. Il le fit dans un livre De philosophia cartesiana admonitio sincera (1665), qui lui attira beaucoup d'ennemis. Adversaire déclaré des croyances superstitieuses, il combattit d'abord dans ses Recherches sur les comètes le préjugé qui attribue à ces astres une influence sur la destinée; mais son ouvrage le plus considérable est le Monde enchanté (1691), livre dans lequel il s'éleva avec une hardiesse singulière pour son temps contre l'opinion du peuple sur le pouvoir des démons. Ce livre, qui a été traduit en allemand, en anglais, en italien et en français[674], souleva contre son auteur une tempête de calomnies et d'injures, le réduisit enfin à une vie vagabonde. Bekker mourut sept ans après avoir donné son chef-d'œuvre.

Ce pauvre homme était très sympathique à Voltaire qui fit de lui un éloge quelque peu ironique, mais sincère. «On ne peut pas parler du diable, dit-il, sans mentionner un de ses plus grands ennemis, Balthazar Bekker. Ce Balthazar, très bon homme, grand ennemi de l'enfer éternel et du diable, et encore plus de la précision, fit beaucoup de bruit en son temps par son gros volume du Monde enchanté. Le diable alors avait encore un crédit prodigieux chez les théologiens de toutes les espèces, malgré Bayle et les bons esprits qui commençaient à éclairer le monde. La sorcellerie, les possessions et tout ce qui est attaché à cette belle théologie étaient en vogue dans toute l'Europe et avaient souvent des suites funestes. Tous les tribunaux retentissaient d'accusations portées contre les sorciers. De telles horreurs déterminèrent le bon Bekker à combattre le diable. On eut beau lui dire, en prose et en vers, qu'il avait tort de l'attaquer, attendu qu'il lui ressemblait furieusement, étant d'une laideur horrible, rien ne l'arrêta; il commença par nier absolument le pouvoir de Satan et s'enhardit encore jusqu'à soutenir qu'il n'existe pas. S'il y avait un diable, disait-il, il se vengerait de la guerre que je lui fais[675].»

Dans une note, Mérimée reconnaît avoir trouvé dans le Monde enchanté du «fameux docteur Balthazar Bekker» une histoire qui avait beaucoup de rapport avec la sienne[676]. C'était un demi-aveu. Il n'y a pas qu'une simple coïncidence entre la ballade de Mérimée et l'anecdote qu'il emprunte à Bekker; on peut dire, au contraire, que, fondue avec une autre page de ce même écrivain, cette anecdote lui a fourni tout le sujet de l'Amant en bouteille.

De quoi s'agit-il, en effet, dans cette ballade? D'une jeune fille qui porte dans une bouteille un amant mystérieux qui satisfait tous ses désirs. Or, que trouvons-nous dans l'anecdote de Bekker rapportée par Mérimée: l'histoire d'une jeune fille, fiancée à un esprit également mystérieux qui, comme celui de la ballade, remplit tous ses vœux. Il est vrai que ce dernier amant n'est pas renfermé dans une bouteille; mais les quelques lignes qui suivent et que nous extrayons du même Monde enchanté, nous persuadent aisément que c'est encore à Balthazar Bekker que Mérimée doit d'avoir eu idée de placer son étrange héros dans cette prison:

La première chose de celles que j'ai remarquées dans mon premier livre, dit l'écrivain hollandais, qui demande que nous y fassions réflexion, est ce que je cite à l'article 18 du chapitre 19, des diables qui s'enferment dans du cristal ou dans des bagues. Et comme à l'endroit que j'ai cité, Gaspar Schot me renvoie à Wierus, j'y trouve cette commodité, que je n'ai qu'à traduire ses propres termes, sans y ajouter la moindre annotation de ma part. Wierus en parlant des diables enchâssés dans le verre ou dans les bagues, au chapitre premier de son sixième livre, articles 3 et 4: «Il ne faut pas, dit-il, oublier ceux qui portent le pauvre diable sur eux, enfermé dans une bague par l'artifice d'un habile orfèvre, avec plusieurs parfums et grimaces circonstanciées; non plus ceux qui le montrent si étroitement enchaîné dans un cristal de roche, qui ne se rompe pas, comme l'on sait, ou dans un verre…» Là-dessus il nous raconte comment la cour de Gueldre reconnut et punit, en 1548, un nommé Joffe Rosa de Courtray, qui fut «obligé, par une sentence légitime, d'ouvrir et de rompre à coup de marteau, sur un billot, en plein marché, en présence de la cour et d'un nombre infini de spectateurs, cette prison de diable, à savoir son anneau, et de donner la liberté au prisonnier qui y était enfermé; à moins que quelqu'un ne s'imagine que le diable pouvait être écrasé de ce marteau, s'il croit qu'il ait pu être retenu dans cet anneau par sa dureté[676]».

Dans sa ballade, Mérimée s'est tout simplement proposé d'exciter la curiosité du lecteur; c'est de la pure fantasmagorie; nous l'acceptons comme telle, car dès les premiers mots nous sommes prévenus.

     Jeunes filles qui m'écoutez en tressant des nattes, vous seriez
     bien contentes si, comme la belle Khava, vous pouviez cacher vos
     amants dans une bouteille.

     La ville de Trebigne a vu un grand prodige: une jeune fille, la
     plus belle de toutes ses compagnes, a refusé tous les amants,
     jeunes et braves, riches et beaux.

     Mais elle porte à son cou une chaîne d'argent avec une fiole
     suspendue, et elle baise ce verre et lui parle tout le jour,
     l'appelant son cher amant.

     Ses trois sœurs ont épousé trois beys puissants et hardis.—«Quand
     te marieras-tu, Khava? Attendras-tu que tu sois vieille pour
     écouter les jeunes gens?»

     —«Je ne me marierai point pour n'être que l'épouse d'un bey: j'ai
     un ami plus puissant. Si je désire quelque objet précieux, à mon
     ordre il l'apporte.

     «Si je veux une perle au fond de la mer, il plongera pour me
     l'apporter: ni l'eau, ni la terre, ni le feu ne l'arrêtent, quand
     une fois je lui ai donné un ordre.

     «Moi, je ne crains point qu'il me soit infidèle: une tente de
     feutre, un logis de bois ou de pierre est une maison moins close
     qu'une bouteille de verre.»

     Et, de Trebigne et de tous les environs, les gens sont accourus
     pour voir cette merveille: et, si elle demandait une perle, une
     perle lui était apportée.

     Voulait-elle des sequins pour mettre dans ses cheveux, elle tendait
     sa robe et en recevait de pleines poignées. Si elle eût demandé la
     couronne ducale, elle l'aurait obtenue.

     L'évêque, ayant appris la merveille, en a été irrité. Il a voulu
     chasser le démon qui obsédait la belle Khava, et lui a fait
     arracher sa bouteille chérie.

     —«Vous tous qui êtes chrétiens, joignez vos prières aux miennes
     pour chasser ce noir démon!» Alors il a fait le signe de la croix
     et a frappé sur la fiole de verre un grand coup de marteau.

La fiole s'est brisée: du sang en a jailli. La belle Khava pousse un cri et meurt. C'était bien dommage qu'une si grande beauté fût ainsi victime d'un démon[677].

Ne plaignons pas la belle Khava plus que ne l'a plaint le poète de la Guzla. C'est ici du merveilleux auquel nous avons affaire et rien autre chose. Disons toutefois qu'un merveilleux aussi merveilleux nous paraît de beaucoup dépasser ce qu'ont pu jamais se permettre les véritables poésies populaires.

§ 5

«LA BELLE HÉLÈNE»

Le sujet de la Belle Hélène[678] présente bien des analogies avec celui de la célèbre légende de Geneviève de Brabant. C'est l'histoire d'une femme accusée d'infidélité par un prétendant rebuté, auprès de son mari qui revient après une longue absence; mais la vérité finit par éclater au grand jour. Citons ici le commencement d'une complainte populaire qui chante l'histoire de Geneviève:

     Approchez-vous, honorable assistance,
     Pour entendre réciter en ce lieu
     L'innocence reconnue et patience
     De Geneviève, très aimée de Dieu;
         Étant comtesse
         De grande noblesse,
     Née du Brabant était assurément.

     Geneviève fut nommée au baptême.
     Ses père et mère l'aimaient tendrement;
     La solitude prenait d'elle-même,
     Donnant son cœur au Sauveur tout-puissant.
         Ses grands mérites
         Firent qu'à la suite,
     À dix-huit ans fut mariée richement.

     En peu de temps s'éleva grande guerre:
     Son mari, seigneur du Palatinat,
     Fut obligé, pour son honneur et gloire
     De quitter la comtesse en cet état:
         Étant enceinte
         D'un mois sans feinte,
     Fit ses adieux ayant les larmes aux yeux.

     Il a laissé son aimable comtesse
     Entre les mains d'un méchant intendant
     Qui l'a voulu séduire par finesse,
     Et l'honneur lui ravir subitement;
         Mais cette dame
         Pleine de charmes
     N'y voulut consentir nullement.

Composée d'abord en latin, cette légende doit sa popularité surtout au célèbre ouvrage du jésuite René de Cerisier: l'Innocence reconnue, ou Vie de Sainte Geneviève de Brabant (Paris, 1638)[679]. Elle a inspiré plusieurs écrivains français; Corneille-Blessebois[680], D'Aure[681], La Chaussée, Lévrier de Champriontz[682], Cécile, Anicet Bourgeois, ont fait de cette touchante histoire le sujet de tragédies, de drames, de mélodrames. Duputel et Louis Dubois ont publié chacun un roman sur ce sujet, 1805, in-8º, et 1810, 2 vol. in-12. Berquin en a fait l'objet d'une romance fort connue. En Allemagne, des romanciers, des auteurs dramatiques, Tieck et Hebel entre autres, ont exploité la même matière[683].

À ce récit, devenu quelque peu banal pour avoir été trop raconté, Mérimée a donné une couleur nouvelle; un enchantement produit par un crapaud noir met la belle Hélène dans une situation telle que son mari a bien quelque raison de l'accuser. C'est à Porta encore qu'il doit d'en avoir eu idée; voici, en effet, ce que raconte à ce sujet l'auteur de la Magie naturelle:

Aussi par non moindre efficace le sang des Menstruës putréfié peut engendrer des Crapaux & Raines, car facilement il se corrompt & se convertit, & mesme souventes fois femmes engendrent d'iceluy avec portée humaine des Crapaux, Lesards, & autres bestes semblables. Et nous lisons que les femmes de Salerne au commencement de leur conception, & alors que le fruit doit estre vivifié, sont coustimières de les tuer par Jus d'Ache, ou Persil, ou de Porreaux. Or estant quelquesfois advenu qu'une femme contre espérance semblast estre enceinte, enfin elle enfanta quatre bestes semblables à Raines: Voilà qui fait que souvent par un tel cas elles avortent, & ne doit-on cercher d'autre cause de cette monstrueuse generation, que cette qui a esté cy-dessus déclarée. Aussi par la corruption de la semence humaine s'engendrent és entrailles de petites bestes qui sont comme vermisseaux. Alcipe a enfanté un Éléphant, & sur le commencement de la guerre des Marses une chambriere engendra un serpent[684].

Combinant les renseignements que lui donne le physicien italien, à la vieille légende bien connue, Mérimée a écrit la Belle Hélène.

L'héroïne de ce poème n'a pas grand mérite à se refuser aux avances de Piero Stamati; il est laid et méchant, et il ne sait offrir pour la séduire que de l'or. Grande et forte, Hélène a jeté sur le dos le vieillard camus et rabougri qui est rentré dans sa maison pleurant, les genoux à demi ployés et chancelant. Il a juré de se venger; un juif lui en donne le moyen: et c'est une scène de magie à laquelle nous assistons.

Il lui apporta un crapaud noir trouvé sous la pierre d'une tombe, et il lui a versé de l'eau sur la tête et a nommé cette bête Jean. C'était un bien grand crime de donner à un crapaud noir le nom d'un si grand apôtre!

     Alors ils ont lardé le crapaud avec la pointe de leurs ataghans,
     jusqu'à ce qu'un venin subtil sortît de toutes les piqûres; et ils
     ont recueilli ce venin dans une fiole et l'ont fait boire au
     crapaud. Ensuite ils lui ont fait lécher un beau fruit.

Et Stamati a dit à un jeune garçon qui le suivait: «Porte ce fruit à la belle Hélène, et dis-lui que ma femme le lui envoie. Le jeune garçon a porté le beau fruit, comme on le lui avait dit, et la belle Hélène l'a mangé tout entier avec une grande avidité.

Dans une note, Mérimée s'explique: «C'est une croyance populaire de tous les pays que le crapaud est un animal venimeux. On voit dans l'histoire d'Angleterre qu'un roi fut empoisonné par un moine avec de l'ale dans laquelle il avait noyé un crapaud. Ce détail est emprunté à sir Walter Scott[685]; quelques lignes plus loin il s'inspire d'une autre anecdote également connue du monde littéraire et que le Globe rapporta vers la même époque. On voit, en effet, dans le Rozier historial qu'en 1460, on brûla à Reims une sorcière qui, pour servir la vengeance d'un prêtre du diocèse de Soissons, «baptisa un crapaud au nom de Jean, et le fit communier[686]».

Dans la seconde partie, nous sommes en plein merveilleux; c'est d'abord l'étrange maladie de la dolente dame; puis le retour de son mari, qui revient tout juste après avoir passé à l'étranger le temps nécessaire pour être convaincu de l'infidélité de sa noble épouse. D'un seul coup de son sabre il lui tranche la tête; puis il veut arracher de «son sein si blanc» l'enfant innocent, pour reconnaître plus tard, à ses traits, l'infâme séducteur; mais il n'a trouvé qu'un crapaud noir. Et la tête de sa femme bien aimée a parlé, et lui a dit que Piero Stamati lui avait jeté un sort, aidé par un méchant juif; et Théodore Khonopka a coupé la tête de Piero Stamati, il a tué aussi le méchant juif et a fait dire trente messes pour le repos de l'âme de sa femme.

§ 6

«LE SEIGNEUR MERCURE»

Quant à la ballade intitulée le Seigneur Mercure[687] qui, elle aussi, est pleine de merveilleux, son fond, malgré les broderies plus ou moins ingénieuses, n'est pas d'une invention originale.

Le commencement du Seigneur Mercure rappelle la Belle Hélène. Comme le héros de cette ballade, le seigneur Mercure quitte sa maison, y laisse seule sa femme. Il ne s'en va pas à Venise comme Théodore Khonopka, mais «à la guerre» contre «les mécréants». Pendant ce temps, sa femme reçoit les déclarations d'amour, non pas d'un vieillard «camus et rabougri», comme l'est Stamati, mais du jeune Spiridion Pietrovich, cousin de son mari.

Avant de partir, le seigneur Mercure a donné à sa femme un collier magique. Il restera entier tant qu'elle lui restera fidèle. Mais celle-ci le trompe avec le cousin et le collier se brise.

Le mari revient, après de longues aventures, et demande le collier; mais la femme en avait préparé un autre tout semblable et empoisonné.—«Ce n'est pas là mon collier, dit Mercure.»—«Comptez bien tous les grains, dit-elle; vous savez qu'il y en avait soixante-sept.»

Et Mercure comptait les grains avec ses doigts, qu'il mouillait de temps en temps de sa salive, et le poison subtil se glissait à travers sa peau. Quand il fut arrivé au soixante-sixième grain, il poussa un grand soupir et tomba mort[688].

Ce collier magique, le collier dénonciateur, n'est, sous une autre forme, que «le lotus rouge des contes de l'Inde, le lotus qui change de couleur et se flétrit lorsque l'un des deux époux trahit ses serments[689]; c'est le bouquet du conte persan, qui reste frais tant que la femme reste sage; c'est la source qui se trouble, le lait qui rougit, le vin qui écume, la plante qui se dessèche, la bague qui se brise, le couteau qui se rouille, le portrait dont les couleurs pâlissent, la ceinture qui ne se noue plus, etc., etc., de tant de récits et des légendes populaires; c'est le cornet à boire des romans de Tristan et de Perceval, que les dames ne peuvent approcher de leurs lèvres si elles ont été infidèles, sans que le vin ne s'élance hors du vase; le court mantel ou le mantel mautaillé du célèbre fabliau[690] et de Messire Gauvain; la coupe enchantée de l'Arioste et de La Fontaine; le miroir magique de la nouvelle XXI de Bandello, de la Quenouille de Barberine d'Alfred de Musset».

Il est difficile de dire à qui Mérimée a emprunté l'idée de sa ballade. Tant de récits, contes ou légendes ont trait au même sujet que M. Child, à les énumérer seulement, emploie quatorze pages de son recueil in-4º[691].

D'autre part, si les légendes authentiques du moyen âge étaient peu connues du temps de Mérimée, il en était cependant arrivé jusqu'aux hommes de sa génération certains échos affaiblis par l'intermédiaire des conteurs populaires d'une époque postérieure. Ici et là le récit de Mérimée rappelle le conte à la manière du bon La Fontaine.

Alors Euphémie a poussé un grand cri, et elle s'est roulée par terre, déchirant ses habits. «Mais, dit Spiridion, pourquoi tant s'affliger? ne reste-t-il pas au pays des hommes de bien?»… Et la même nuit elle a dormi avec le traître Spiridion.

Euphémie se console plus vite encore que «la jeune veuve» du célèbre fabuliste.—N'est-ce point ici tout à fait l'allure du conte:

«Bien est fou qui s'attaque au diable, dit Mercure. J'ai vaincu un démon, et ce qui m'en revient, c'est un cheval fourbu et une prédiction de mauvais augure.»

Quoi qu'il en soit, nous demeurons persuadés qu'ici encore l'auteur de la Guzla n'a fait que se ressouvenir; il a fondu en un tout diverses vieilles impressions qu'il devait à ses études ou à ses lectures; dans le fonds, dans l'ensemble du récit, dans l'expression, dans les détails on rencontre trop de choses qui font songer à d'autres choses pour qu'on puisse s'imaginer que c'est là un simple effet du hasard.

Au reste, ce qui importe, c'est que le motif lui-même de la ballade est un motif folklorique incontestable; et c'est ce qui arrive quelquefois, nous l'avons vu, dans les ballades où Mérimée a introduit le merveilleux comme nouvel élément. Son merveilleux, très souvent, est plus littéraire que véritablement populaire; si dans certains pays il y avait des gens pour croire sincèrement à l'existence des vampires, la poésie populaire de ce pays ne les a jamais chantés; ces sortes de terreurs superstitieuses ne durent en effet qu'autant que leur objet est encore flottant, vague, indéterminé. Sitôt qu'elles trouvent dans les vers leur expression, on peut être sûr qu'il n'y a plus grand monde pour y croire, ni celui qui les chante, ni ceux qui l'écoutent. Les bouviers de Théocrite avaient peur des jeteurs de sort, mais l'auteur des Idylles assurément ne partageait pas cette crainte. Ovide, lui aussi, en a parlé; mais pourrait-on prétendre un instant que l'auteur des Amours est un poète populaire? Lorsque la poésie s'attache à des objets de ce genre,—ou nous nous abusons fort,—elle est déjà littéraire. C'est presque une nécessité: la poésie naturelle et spontanée, la véritable poésie populaire ne chante pas de pareils sujets; ils sont exclusivement du domaine du conte, de la légende merveilleuse. C'est en écrivain qui fait «un extrait de ses lectures» et en romantique stendhalien que Mérimée découvre l'esprit des nations «primitives» plutôt qu'il n'approche de la véritable ballade traditionnelle.

CHAPITRE VII

«La Ballade de l'épouse d'Asan-Aga.»

§ 1. Analyse du poème.—§ 2. Traductions étrangères: en Allemagne; en Angleterre; en France; autres traductions.—§ 3. La traduction de Mérimée. Conclusion.

La Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga est la seule pièce authentique qui se trouve dans la première édition de la Guzla. Elle y occupe la dernière place[692], et c'est aussi par elle que nous finirons cette partie de notre étude.

Nous avons dit comment, en 1774, l'Italien Fortis révéla à l'Europe littéraire ce poème «morlaque» destiné à devenir célèbre[693]. Nous n'avons pas cru devoir mentionner ici la longue série—toute une bibliothèque—des travaux spéciaux qui furent consacrés, particulièrement en Allemagne, à ce petit chef-d'œuvre de quatre-vingt-onze vers[694]. Nous avons voulu, dans les pages qui suivent, donner seulement une interprétation en partie nouvelle de cette ballade; tracer à un point de vue purement bibliographique la fortune de l'Épouse d'Asan-Aga en France et Angleterre, dans ces deux pays surtout, car en Allemagne et dans les pays slaves cette question a provoqué déjà bien des curiosités et la bibliographie des travaux qui la concernent est presque complète. Pour l'Angleterre et la France elle était encore à faire; nous nous sommes efforcés de combler cette lacune. Nous terminerons, enfin, par une étude détaillée de la version de Mérimée, étude qui ne sera pas, croyons-nous, sans intérêt ni sans utilité à qui veut connaître jusqu'à quel point l'auteur de la Guzla sut être un traducteur consciencieux.

§ 1

ANALYSE DU POÈME

Nous ne chercherons pas à classer la Triste ballade dans aucun des cycles connus des chants populaires serbo-croates; on lui a réservé une place à part sous le titre de poésie de famille, nom qui lui fut donné par Goethe (Familienlied)[695]. Chez les Slaves du Sud, elle est l'unique spécimen de poésie qui soit exclusivement une peinture de la vie privée, et qui touche vraiment à une question sociale, tout en conservant le développement dramatique et la forme traditionnelle que prend généralement la ballade chez ce peuple.

La scène de la Triste ballade se passe chez les Serbes musulmans de Bosnie, pays où cette piesma fut composée à une époque difficile à déterminer; le style et la langue des poésies serbes sont, en effet, par trop uniformes en tous temps[696]. Le poème débute par des antithèses qu'affectionnent les chanteurs slaves:

     Quelle est cette blancheur dans la verte montagne?
     Sont-ce des neiges, ou sont-ce des cygnes?
     Si c'étaient des neiges, elles seraient déjà fondues,
     Des cygnes, ils auraient déjà pris leur vol.
     Ce ne sont ni des neiges, ni des cygnes,
     Mais la tente de l'aga Asan-Aga.
     Il y est étendu navré de cruelles blessures[697].

L'histoire d'Asan-Aga est des plus simples: il a été mortellement atteint; sa mère et sa sœur viennent le visiter dans sa tente; mais sa femme, par pudeur ou par retenue, n'ose y venir aussi. Voilà qui nous paraît extraordinaire, mais qui n'en est pas moins surpris sur le vif. La femme compte pour si peu de chose dans ces pays d'Orient; elle est mère, elle est sœur, mais c'est à peine si elle est épouse; elle est bien plutôt l'esclave d'un maître qu'elle redoute et qu'elle n'ose froisser: «élevée dans la cage» comme le dit très souvent le poète national. Mérimée ne pouvait comprendre «comment la timidité empêche une bonne épouse de soigner un mari malade[698]»; nous le comprenons mieux: c'est qu'il n'y a pas de «bonnes épouses» dans ces pays, au sens où l'entendait Mérimée. Une femme peut librement s'intéresser au sort de son père, de ses fils ou de son frère; la pitié est permise à une parente, mais il n'est pas permis à une femme d'en témoigner à son époux; les démonstrations qu'elle en ferait blesseraient celui dont elle est l'humble servante; ses soins, en lui valant de la reconnaissance, porteraient atteinte à l'omnipotence qu'un mari doit avoir sur sa femme. Une femme doit tout attendre de son mari et celui-ci ne lui rien devoir. Ch. Nodier, qui a donné une mauvaise traduction de ce poème, en a fait une des meilleures analyses; il a voulu essayer d'y prouver «que le poète dalmate connaissait bien les grands ressorts du pathétique[699]». Il remarque très justement, quoique en idéalisant un peu, que «les femmes morlaques sont assujetties à une obéissance plus servile qu'en aucun autre pays» et qu'elles «ne pénètrent presque jamais dans l'appartement du chef sans y être appelées. Cette simple circonstance, ajoute-t-il, transporte déjà l'auditeur au temps des mœurs primitives; elle lui rappelle Esther tremblante au pied du trône d'Assuérus, dont aucun mortel n'ose tenter l'accès, et attendant que le roi daigne la frapper, en signe de grâce, d'un coup de son sceptre d'or[700]».

Si cette pudeur est donc toute naturelle, la conduite d'Asan-Aga nous paraît plus difficile à justifier. Il croit sa femme insensible et s'irrite contre elle:

     Quand il fut un peu guéri de ses blessures,
     Il fit dire à sa fidèle épouse:
     «Ne m'attends pas dans mon blanc palais,
     Ni dans mon palais, ni dans ma famille.»

Il la répudie, mais on n'en voit pas la raison, la possibilité d'un malentendu étant exclue. Voudrait-il que sa femme s'affranchisse de la coutume? Ou est-ce dans l'excès de sa douleur physique qu'il s'oublie et prononce les mots irrévocables qu'il devait regretter plus tard? On a voulu adopter cette dernière explication, mais elle ne nous semble pas assez solide. Il est plus probable que le poète dans ses sympathies pour la malheureuse femme a caché quelque motif plus sérieux,—oh, pas bien compromettant!—qui, dans la réalité, a provoqué cette rupture; car, on le sait, toutes les piesmas ont un fond véridique[701]. Mais revenons à notre poème.

L'épouse d'Asan-Aga apprend la cruelle décision de son mari et «demeure désespérée à penser quelle est sa misère»; on entend piétiner les chevaux devant le «palais». L'infortunée croit son mari revenu et, n'osant l'attendre, elle s'enfuit par les degrés de la tour pour se rompre le cou en se précipitant de la fenêtre; mais ses deux petites filles, effrayées, courent après elle en criant:

     «Reviens-t'en, notre chère maman,
     Ce n'est pas notre père, Asan-Aga,
     Mais notre oncle, le bey Pintorovitch.»

La pauvre femme revient, elle embrasse son frère en sanglotant: «Oh! mon frère, quelle grande honte! Il veut me séparer de cinq enfants.» Le bey garde gravement le silence, «garde le silence et ne dit rien», mais il met la main dans sa poche de soie et en tire la lettre de répudiation:

     Afin qu'elle reprenne son douaire entier,
     Afin qu'elle revienne avec lui chez sa mère.

Quand la dame eut lu cette lettre, «elle baisa ses deux fils au front, ses deux filles sur leurs joues vermeilles»; elle put s'en séparer, mais elle ne put se séparer de l'enfant qui était au berceau.

     Alors son frère la prit par la main
     Et à grand'peine l'éloigna de l'enfant,
     Et la prit avec lui sur son cheval,
     Avec elle il partit pour son blanc palais.

Après cette exposition «qui est aussi bonne, dit Ch. Nodier, que si Aristote lui-même en avait fourni les règles», le vrai drame commence. La dame était «bonne et de bonne famille», aussi un grand nombre de prétendants la «demandaient»; le kadi d'Imoski insistait davantage. Le poète, qui ne voit d'autre cause à ce drame que le fatal asservissement de la femme levantine, ne dit aucun mal de cet aspirant à tous égards digne de considération.

Répudiée, en vain l'épouse d'Asan-Aga supplie son frère: «Mon frère, puissé-je ne jamais désirer te revoir [si tu ne veux m'écouter]!—Veuille ne me donner à personne,—afin que mon pauvre cœur ne se brise,—à la vue de mes petits orphelins!» Le frère, qui n'est pas un tyran moins impitoyable que le mari, n'eut point souci de ses plaintes; il accorde la jeune femme au kadi d'Imoski.

Le rôle fatal du bey Pintorovitch ne s'explique que par certaines modifications apportées dans le poème à l'histoire véritable dont nous parlions tout à l'heure. Le poète ne parle point des relations antérieures des deux beaux-frères, comme il a évité de faire la moindre allusion au caractère de la mère d'Asan-Aga, qui seule avec sa fille visita son fils blessé. Tout cela est intentionnel, car le guzlar ne veut absolument accuser personne. Le frère est aussi un «maître», il a le droit d'ordonner, il ordonne; la sœur est une esclave, elle doit obéir, elle obéit. Elle le fait en vraie héroïne de tragédie, poursuivie par son destin. La fatalité seule est cause de tout.

Résignée, la dame demande une grâce à son frère; elle le prie d'écrire et d'envoyer une «feuille de lettre blanche» au kadi d'Imoski:

     «L'accordée te salue bien,
     Et bien te prie par cette lettre,
     Quand tu rassembleras les seigneurs svats,
     D'apporter un long voile pour l'accordée,
     Afin qu'en passant devant le palais de l'aga
     Elle ne voie point ses petits orphelins.»

Son frère ne lui refuse point cette grâce. Il envoie la lettre au kadi; celui-ci rassemble ses amis («les seigneurs svats») et part pour chercher l'accordée, lui portant le long voile qu'elle a demandé[702]. Et nous voici en pleine action dramatique:

     À bon port les svats arrivèrent chez l'accordée
     Et en bonne santé avec elle repartirent.
     Mais quand ils arrivèrent devant le palais de l'aga,
     Les deux filles les regardent de la fenêtre,
     Et les deux fils sortent au-devant d'eux,
     Et à leur mère ils parlent:
     «Reviens chez nous, notre chère maman,
     Que nous te donnions à dîner.»
     À ces paroles, l'épouse d'Asan-Aga
     Parla ainsi au premier des svats:
     «Mon frère en Dieu! premier des svats,
     Fais arrêter les chevaux devant le palais,
     Que je donne des cadeaux à mes orphelins.»
     On arrêta les chevaux devant le palais.
     À ses enfants elle fait de beaux cadeaux:
     À chaque fils, des couteaux dorés,
     À chaque fille, une robe de drap [longue] jusqu'au pré,
     Et à l'enfant au berceau
     Elle envoie des habits d'orphelin.

Le brave Asan-Aga, qui a vu de loin cette scène, rappelle autour de lui ses enfants: «Venez ici, mes orphelins,—puisqu'elle ne veut pas avoir pitié de vous,—votre mère au cœur infidèle.» Le dénouement du poème tient en quatre vers:

     Quand l'épouse d'Asan-Aga entendit cela,
     De son visage blanc contre terre elle donna,
     À l'instant rendit l'âme,
     L'infortunée, de la douleur qu'elle eut à regarder [ses orphelins].

«Il n'y a point ici de ces sentiments frénétiques, écrivait Nodier en 1813, de ces passions outrées, turbulentes, convulsives, qui se retrouvent à tout moment dans les écrivains de nos jours; et c'est par là que ces fragments se rapprochent des meilleurs modèles, sans en avoir eu d'autres que la nature. La douleur poétique des anciens était souvent déchirante; quoiqu'elle fût toujours grave et presque immobile comme celle de Niobé. Quand l'Hercule d'Eschyle a tué ses enfants, il se voile et se couche sur la terre. Chez nous il déclamerait. Maintenant, les nations vieillies se plaignent de n'avoir plus de poètes, et elles oublient qu'elles n'ont plus d'organes. S'il se rencontrait encore par hasard un génie créateur comme celui d'Homère, il lui manquerait une chose qu'Homère a trouvée: c'est un monde qui pût l'entendre… J'avais besoin d'un poème qui offrît les beautés de l'antique sans y réunir les défauts choquants, la puérile afféterie, la froide enluminure de la littérature à la mode; et ce n'est pas ma faute si tant de poètes, mes contemporains, m'ont forcé à le choisir chez les sauvages. Je ne demanderais pas mieux que de l'avoir trouvé dans leurs livres[703].»

§ 2

TRADUCTIONS ÉTRANGÈRES

I. ALLEMAGNE.—Nous avons déjà parlé du succès estimable qu'obtint en Allemagne la chanson «morlaque» du Viaggio in Dalmazia[704]. D'abord traduite par un poète médiocre, Werthes (1775), la Triste ballade trouva bientôt en Goethe un meilleur interprète; et bien que cette traduction ne soit pas très conforme à l'original, nous croyons ne pas nous tromper en disant que c'est elle surtout qui fit comprendre aux étrangers les beautés du poème serbo-croate. Il ne rentre pas dans le cadre de notre travail d'étudier dans le détail la fortune de la Triste ballade en Allemagne: le sujet, du reste, a été suffisamment traité dans les nombreux écrits dont nous avons donné la liste au début de ce chapitre. Ajoutons seulement que la version de l'illustre poète n'a nullement découragé les nouveaux traducteurs. Ainsi, en 1826, Mlle von Jakob, croyant reconnaître dans le texte défectueux de Karadjitch une version plus exacte que celle de Fortis, en donna la traduction dans ses Volkslieder der Serben (t. II, pp. 165-168). Une année plus tard, M. Gerhard, le malheureux traducteur de la Guzla, mit également la Triste ballade en vers allemands. Il se servit de la traduction de Mérimée, mais par une modestie bien compréhensible,—il avait eu l'honneur d'être reçu dans l'intimité de Goethe,—il ne voulut pas publier son poème. Ce ne fut qu'en 1858, au lendemain de la mort du brave Gerhard, qu'une revue technique, l'Archiv für das Studium neuerer Sprachen und Literaturen, inséra cette traduction à titre de document littéraire (tome XXIII, p. 211 et suiv.).

* * * * *

II. ANGLETERRE.—À notre connaissance, la Triste ballade a été traduite sept fois en anglais. Chose étonnante, elle ne figure pas dans la traduction anglaise du Voyage en Dalmatie (Londres, 1778). Est-ce le manque de quelques caractères typographiques spéciaux qui en aura empêché l'impression, ou bien Fortis avait-il alors perdu le goût de la poésie populaire? Nous n'en savons rien. Toutefois, la première version anglaise qui en ait été faite paraît être:

1º «The Lamentation of the Faithful Wife of Asan-Aga», par sir Walter Scott (1798 ou 1799). Ce poème non seulement ne figure pas dans les Œuvres complètes du poète anglais, mais il est encore inédit; son histoire sera traitée dans un appendice spécial.

2º Traduction de John Bowring, dans son livre Servian Popular Poetry, Londres, 1827, pp. 52-57, sous le titre de «Hassan Aga's Wife's Lament». Cette traduction n'est pas faite sur l'original serbe, comme son auteur le laisse entendre, mais d'après la traduction allemande par Talvj.

     What's so white upon yon verdant forest?
     Is it snow, or is it swans assembled?

3º Traduction d'Edgar Bowring, fils du précédent, dans The Poems of Goethe, translated in original metres, Londres, 1853, pp. 197-199, sous le titre de «Death-Lament of the Noble Wife of Asan-Aga (from the Morlack)». Elle a été réimprimée plusieurs fois depuis.

     What is yonder white thing in the forest?
     Is it snow, or can it swans perchance be?

4º Traduction de W. Edmondstoune Aytoun, dans les Poems and Ballads of Goethe, Edimbourg, 1859, pp. 106-110. «The Doleful Lay of the Wife of Asan-Aga.»

     What is yon so white beside the greenwood?
     Is it snow, or flight of sygnets resting?

5º Traduction d'Owen Meredith [sir Robert Bulwer Lytton] dans ses Serbski Pesme, or National Songs of Servia, Londres, 1861, pp. 120-127: «The Wife of Hassan Aga.» Comme le volume entier, cette traduction est versifiée d'après la traduction française en prose de Auguste Dozon (Poésies populaires serbes, Paris, 1859), mais l'auteur passe cela sous silence. Peu fidèle, elle est peut-être la plus artistique des traductions de la Triste ballade.

     What is it so white on the mountain green?
     A flight of swans? or a fall of snow?

6º Traduction d'Edward Chawner, dans les Goethe's Minor Poems, Londres, 1866, pp. 99-102: «Elegy on the Noble Wife of Assan Aga.»

     What shines whitely in the green wood yonder?
     Can it be snow, or is it swans, perchance?

7º Traduction de William Gibson, dans The Poems of Goethe, Londres, 1883, pp. 32-34: «The Lament of the Noble Wife of Asan Aga» (from the «Morlach»).

     What so white is yonder by the greenwood?
     Is it really snow, or white swans resting?

III. FRANCE.—Tandis que toutes les traductions allemandes et anglaises de la Triste ballade que nous venons d'énumérer sont en vers, de treize traductions françaises que nous connaissons, et dont nous donnons ci-dessous la nomenclature, douze sont en prose:

1º Traduction faite d'après la version italienne de Fortis, par l'anonyme qui donna l'édition française du Voyage en Dalmatie, Berne, 1778. Elle porte le titre de la «Chanson sur la mort de l'illustre épouse d'Asan-Aga[705]».

Quelle blancheur brille dans ces forêts vertes? Sont-ce des neiges, ou des cygnes? Les neiges seraient fondues aujourd'hui, et les cygnes se seraient envolés. Ce ne sont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes du guerrier Asan-Aga. Il y demeure blessé et se plaignant amèrement. Sa mère et sa sœur sont allées le visiter: son épouse serait venue aussi, mais la pudeur la retient.

2° Traduction de Marc Bruère, consul de France à Raguse (1770-1823), qui fut un poète serbo-croate distingué, comme il fut poète italien, français et latin[706]. Elle fut donnée en 1807 à Hugues Pouqueville, qui la publia en 1820 dans son Voyage de la Grèce sous le titre du Divorce[707]. Il nous paraît que Marc Bruère avait utilisé non seulement l'original serbo-croate (ce qui est incontestable), mais encore la traduction française que nous venons de citer. Il est possible que le poème ait subi quelques retouches de la part de Pouqueville.

Quelle blancheur dans ces vertes forêts! sont-ce des neiges ou des cygnes? Hélas! les neiges seraient fondues, les cygnes envolés. Ce ne sont ni des neiges ni des cygnes, mais les tentes d'Asan-Aga, où il demeure gémissant et blessé. Sa mère et sa sœur l'ont visité; son épouse serait venue aussi, mais la pudeur la retient.

3º Traduction de Charles Nodier, à la suite de Smarra ou les démons de la nuit, Paris, 1821, pp. 181-199: «La Femme d'Asan.» Nous avons déjà parlé de cette traduction.

     Quelle blancheur éblouissante éclate au loin sur la verdure immense
     des plaines et des bocages?

     Est-ce la neige ou le cygne, ce brillant oiseau des fleuves qui
     l'efface en blancheur?

     Mais les neiges ont disparu, mais le cygne a repris son vol vers
     les froides régions du nord.

Ce n'est ni la neige, ni le cygne; c'est le pavillon d'Asan, du brave Asan qui est douloureusement blessé, et qui pleure de sa colère encore plus que de sa blessure.

Car voici ce qui est arrivé. Sa mère et sa sœur l'ont visité dans sa tente, et son épouse qui les avait suivies, retenue par la pudeur du devoir, s'est arrêtée au dehors parce qu'il ne l'avait point mandée vers lui. C'est ce qui cause la peine d'Asan.

4º Traduction de Mme Ernestine Panckoucke, dans les Poésies de Goethe, Paris, 1825: «Complainte de la noble femme d'Azan Aga. Traduite du slave.»

Qu'aperçoit-on de blanc dans cette vaste forêt? est-ce de la neige, ou sont-ce des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait fondue; si c'étaient des cygnes, ils s'envoleraient. Ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c'est l'éclat des tentes du fier Azan Aga. Sous l'une d'elles il est couché, dompté par ses blessures; sa mère et sa sœur viennent le visiter souvent. Sa femme, retenue par une timidité excessive, tarde à se rendre près de lui.

5º Traduction de Prosper Mérimée, dans la Guzla, Paris et Strasbourg, 1827, pp. 251-255: «Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga.» Nous nous occuperons plus longuement de cette traduction.

Qu'y a-t-il de blanc sur ces collines verdoyantes? Sont-ce des neiges? sont-ce des cygnes? Des neiges? elles seraient fondues. Des cygnes? ils se seraient envolés. Ce ne sont point des neiges, ce ne sont point des cygnes: ce sont les tentes de l'aga Asan-Aga. Il se lamente de ses blessures cruelles. Pour le soigner, sont venues et sa mère et sa sœur; sa femme, retenue par la timidité, n'est point auprès de lui.

6º Traduction de Gérard de Nerval, dans ses Poésies allemandes, Paris, 1830: «La Noble femme d'Azan-Aga.» Publiée à nouveau en 1840 avec la troisième édition de Faust, en 1867, etc.

Qu'aperçoit-on de blanc, là-bas, dans la verte forêt?… de la neige ou des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait fondue; des cygnes, ils s'envoleraient. Ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c'est l'éclat des tentes d'Azan-Aga. C'est là qu'il est couché, souffrant de ses blessures; sa mère et sa sœur sont venues le visiter; une excessive timidité retient sa femme de se montrer à lui.

7º Traduction de G. Fulgence (fragment en vers, sept quatrains), dans le recueil intitulé Cent chants populaires des diverses nations du monde, avec les airs, les textes originaux, des notices, la traduction française, accompagnement de piano ou harpe. Paris, Ph. Petit, 1830, deuxième livraison, pp. 28-29: «Asan-Aga, chant illyrien.»

     Quelle blancheur en la forêt voilée?
     Est-ce la neige ou le cygne au corps blanc?
     Le cygne blanc aurait pris sa volée;
     La neige fond sous le soleil brûlant.

     Ce ne sont point des neiges éclatantes,
     Les cygnes blancs ne s'y reposent pas;
     D'Asan-Aga ce sont les blanches tentes
     Asan revient blessé de trois combats.

8º Traduction anonyme [d'après Goethe]: «Complainte de la noble femme d'Azan-Aga. Poésie morlaque.» Parue dans le Magasin pittoresque, 1840, nº 52, pp.406-407.

Que voit-on de blanc sur la verte forêt? Est-ce bien la neige ou sont-ce des cygnes? Si c'était de la neige, elle serait déjà fondue; si c'étaient des cygnes, ils seraient envolés. Ce n'est pas la neige et ce ne sont pas des cygnes; ce sont les blanches toiles des tentes d'Azan-Aga. Il est couché là, souffrant cruellement de ses blessures; sa mère et sa sœur sont venues le visiter, mais par timidité sa femme s'est arrêtée sur le seuil et n'ose entrer.

9º Traduction de Henri Blaze [de Bury] dans les Poésies de Goethe, Paris, 1843, 1862, etc. Elle porte pour titre: «Complainte de la noble femme d'Hassan-Aga. Imité du morlaque.»

Que vois-je de blanc là-bas dans le bois vert? Est-ce de la neige, des cygnes? Si c'était de la neige, elle se fondrait; si c'étaient les cygnes, ils s'envoleraient; ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes, c'est l'éclat des tentes d'Hassan-Aga. Il est là, gisant et blessé; sa mère et sa sœur le visitent; sa femme néglige de venir vers lui.

10º Traduction de Xavier Marmier [d'après Talvj] dans la Revue contemporaine, 1853, et dans ses Lettres sur l'Adriatique et le Monténégro. Paris, 1854, t. I, pp. 300-303: «Femme d'Assan.»

Que voit-on de blanc dans la verte forêt de la montagne? Est-ce de la neige? est-ce une nuée de cygnes? Si c'était de la neige, elle serait fondue; si c'étaient des cygnes, ils se seraient envolés. Ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes. C'est la tente de l'aga Hassan, où il s'est retiré souffrant d'une profonde blessure. Sa mère et sa sœur ont été le visiter. Sa femme, par pudeur, n'a osé faire comme elles.

11º Traduction d'Auguste Dozon, dans les Poésies populaires serbes, Paris, 1859: «La Femme de Haçan-Aga.» Cette traduction est faite d'après le texte serbe de Karadjitch et non pas d'après celui de Fortis[708]. M. Matić se trompe lorsqu'il prétend qu'elle «direkt auf dem Original beruht». (Archiv für slavische Philologie, t. XXIX, p. 67.)

     Que voit-on de blanc dans la verte montagne?
     Est-ce de la neige, ou sont-ce des cygnes?
     Si c'était de la neige, elle serait déjà fondue,
     [Si c'étaient] des cygnes, ils auraient pris leur vol.
     Ce n'est ni de la neige, ni des cygnes,
     Mais la tente de l'aga Haçan-Aga.
     Haçan a reçu de cruelles blessures;
     Sa mère et sa sœur sont venues le visiter,
     Mais sa femme, par pudeur, ne pouvait le faire.

12° Traduction de Jacques Porchat, dans les Œuvres de Goethe, t. I, Paris, 1861, pp. 90-92: «Complainte de la noble femme d'Asan Aga.»

Que vois-je de blanc là-bas près de la forêt verte? Est-ce peut-être de la neige ou sont-ce des cygnes? De la neige, elle serait fondue; des cygnes, ils seraient envolés. Non, ce n'est pas de la neige, ce ne sont pas des cygnes: ce qui brille, ce sont les tentes de Asan Aga. Là il est gisant, il est blessé. Sa mère et sa sœur le visitent; la pudeur empêche sa femme de se rendre auprès de lui.

13° Paraphrase donnée par M. Colonna [d'après Mérimée] dans les Contes de la Bosnie, Paris, 1898, pp. 115-121: «Triste ballade.» Nous reviendrons ailleurs sur les plagiats de M. Colonna.

Le Bélierbey de Banialouka est à la chasse… Il a tué un cerf et un chamois, mais en rechargeant son long fusil d'or et de corail, il s'est blessé, et son sang coule sur son caftan de soie, comme le sang de l'aigle sur ses plumes blanches!

     Ses serviteurs fidèles ont dressé dans la montagne sa tente de
     pourpre. Sa mère et sa sœur sont accourues soigner sa blessure;
     seule sa femme, la belle Militza, n'a point osé quitter le harem
     sans être appelée par son seigneur…

C'est là, la fortune de la Triste ballade en France. Ajoutons qu'Adam Mickiewicz analysa longuement cette poésie serbo-croate dans son cours des littératures slaves, professé au Collège de France en 1840 et 1841, et publié en 1849.

M. Tomo Matić, qui a fait une étude spéciale sur les traductions françaises de la Triste ballade[709], mais qui n'en connaissait que cinq, en cite deux autres, sur l'autorité de M. Skerlitch, dit-il[710]. La première aurait été publiée par le baron Eckstein dans le Catholique en 1826, la seconde par Mme Sw. Belloc dans le Globe en 1827. Vérification faite, M. Matić blâme sévèrement M. Skerlitch de l'avoir induit en erreur, car ces traductions n'existent pas[711]. Nous avons lu et relu l'article qu'il cite; une seule phrase a retenu notre attention; mais il n'y est question que des traductions françaises de poésies serbes en général[712]. En effet, on trouve dans le Catholique de 1826 deux longs articles sur la poésie serbe, et dans le Globe de 1827 plusieurs chants du recueil de Karadjitch, traduits par Mme Sw. Belloc. Du reste, nous en avons déjà parlé.

IV. Autres Pays.—Outre la version de Fortis, il existe d'autres traductions italiennes: de P. Cassandrich, dans les Canti popolari epici serbi, Zara, 1888, pp. 195-202; de N. Jakšić, de Zarbarini, etc. George Ferrich a mis la Triste ballade en hexamètres latins, dans son Epistola ad Joannem Muller, Raguse, 1798, pp. 17-20. Il s'est servi de la traduction italienne de Fortis[713]. Le poète hongrois bien connu, François Kazinczy a traduit le Klaggesang de Goethe en sa langue maternelle. La ballade est traduite aussi en tchèque, par S.R. Slovak, et en russe (deux fois: par Vostokoff et, en partie, par Pouchkine). Une version espagnole figure, sans doute, dans la traduction de Smarra de Charles Nodier, parue à Barcelone en 1840[714].

§ 3

LA TRADUCTION DE MÉRIMÉE

Rien de plus intéressant—ni de plus instructif—pour qui veut bien connaître de quelle façon composait l'auteur de la Guzla, qu'un examen approfondi de sa traduction de la Triste ballade. C'est là, en le suivant de près, ligne par ligne, mot par mot, qu'on peut le mieux se rendre compte de ses scrupules et de son aptitude à interpréter la poésie populaire.

Il faut le reconnaître: avant nous, M. Tomo Matić avait déjà entrepris cette enquête et l'a conduite avec tant de soin et tant de bonheur[715] qu'il nous faut bien lui rendre hommage. Mais, si nous avons préféré refaire à notre tour ce travail au lieu de nous borner à apporter ici les résultats de notre prédécesseur, c'est qu'en dehors de notre intention de donner une monographie complète sur l'ouvrage de Mérimée, nous avons désiré pouvoir tirer quelques conclusions plus générales que ne l'avait fait M. Matić.

C'est ainsi qu'il nous faut, tout d'abord, faire remarquer la concision de la version de Mérimée. Tandis que l'anonyme bernois qui a traduit le Voyage en Dalmatie, avait eu besoin de 687 mots pour rendre en français le poème serbo-croate, tandis que Ch. Nodier n'en avait pas employé moins de 991, Mérimée se contenta de 629, sans rien omettre de ce qui se trouvait dans l'original.

La précision fut du reste l'un des principes qui le guidèrent. Dans une note qui accompagne la Triste ballade, il déclare avec une fierté peu dissimulée que «l'on sait que le célèbre abbé Fortis avait traduit en vers italiens cette belle ballade» et que, venant après lui, il n'a pas la prétention d'avoir fait aussi bien. «Seulement, dit-il, j'ai fait autrement. Ma traduction est littérale, et c'est là son seul mérite[716].» «Je crois ma version littérale et exacte, ajouta-t-il dans sa seconde édition, ayant été faite sous les yeux d'un Russe qui m'en a donné le mot à mot[717].» Et, dans la lettre à Sobolevsky, il fournit quelques détails relatifs à son travail:

Il [Fortis] a donné le texte et la traduction de la complainte de la femme d'Asan-Aga, qui est réellement illyrique; mais cette traduction était en vers. Je me donnais une peine infinie pour avoir une traduction littérale en comparant les mots du texte qui étaient répétés avec l'interprétation de l'abbé Fortis. À force de patience, j'obtins le mot à mot, mais j'étais embarrassé encore sur quelques points. Je m'adressai à un de mes amis qui sait le russe. Je lui lisais le texte en le prononçant à l'italienne, et il le comprit presque entièrement.

Il suffit de jeter un coup d'œil sur la version de Mérimée, sur celle de Fortis et sur l'original serbo-croate pour être persuadé que le soi-disant improvisateur qui a «écrit la Guzla en quinze jours», s'était vraiment donné une «peine infinie» pour faire une traduction convenable de la Triste ballade, et qu'il a beaucoup plus droit de s'en vanter que ne le suppose le lecteur volontiers sceptique. En effet, bien qu'elle ne soit pas exempte de fautes, la traduction de Mérimée est une des plus exactes parmi toutes celles que nous avons énumérées plus haut. Goethe, qui dans la plus grande partie de son Klaggesang s'appuyait sur la traduction de Werthes, faite elle-même d'après les vers de Fortis, ne manqua pas de reproduire un certain nombre de fautes qu'avaient commises ses prédécesseurs. Mlle Talvj et M. Dozon, les deux traducteurs les plus fidèles de cette ballade, malgré leur connaissance approfondie du serbo-croate, ont utilisé tous les deux les mauvais textes de Karadjitch; ainsi s'ils ne péchèrent pas par ignorance, ils péchèrent pour avoir négligé de bien choisir leur original.

Mérimée voulut composer sa traduction sans le secours de ceux qui l'avaient précédé. Il avait une méfiance instinctive des vers italiens du «célèbre abbé Fortis», qu'il croyait même beaucoup plus inexacts qu'ils ne le sont en réalité. Préférant s'inspirer directement de l'original, ce fut, paraît-il, la seule version étrangère qu'il consentit à consulter incidemment, et il ne la consulta jamais que dans le cas où ni lui ni son mystérieux ami qui savait le russe ne purent déchiffrer le sens du texte «morlaque[718]». Il paya cette hardiesse par plusieurs méprises qu'il aurait pu éviter s'il avait voulu se fier un peu plus en l'auteur du Viaggio in Dalmazia. Ainsi, par exemple, les vers serbo-croates:

     Kad kaduna kgnigu prouçila
     Dva-je sîna u celo gliubila
     A due chiere u rumena liza.
     [Quand la dame eut étudié cette lettre,
     Elle baisa ses deux fils au front,
     Ses deux filles sur leurs joues vermeilles.]

Fortis les a traduits assez exactement:

                Allor che vide
     L'afflitta donna il doloroso scritto,
     De' suoi due figliuolin' baciò le fronti,
     E delle due fanciulle i rosei volti.

Quant à Mérimée, s'il remarqua bien, «en comparant les mots du texte qui étaient répétés» avec l'interprétation italienne, que les épithètes: afflitta, doloroso ne se trouvent pas dans l'original, et s'il les effaça—comme il effacera presque toutes les épithètes dont l'abbé Fortis avait surchargé le poème: magion paterna, dure parole, fratello amato, etc.[719],—il poussa la méfiance trop loin en ne voulant pas suivre la leçon de Fortis là où elle était bonne[720]. Il rendit liza (visages, joues) par bouche: «La dame a lu cet écrit; elle baise le front de ses deux fils et la bouche vermeille de ses deux filles.»

En revanche, cette passion de remonter toujours aux sources mêmes le rapprocha plus d'une fois du vrai ton de la ballade serbo-croate, là où Fortis et tous ceux qui l'avaient suivi, y compris Goethe, s'étaient trompés. Nous citerons quelques exemples d'après M. Matić.

I

Texte original:

     Za gnom terçu dve chiere djevoike.
     [Ses deux filles courent après elle.]

Fortis:

     Ma i di lei passi frettolose, ansanti
     Le due figlie seguir.

Anonyme bernois:

Les deux filles épouvantées suivent ses pas incertains.

Goethe:

Aengstlich folgen ihr zwei liebe Tõchter.

Nodier:

Mais ses petites filles tremblantes se sont attachées à ses pas.

Mérimée:

Mais ses deux filles ont suivi ses pas.

II

Texte original:

     Ni-je ovo babo Asan-Ago,
     Vech daixa Pintorovich bexe.
     [Ce n'est pas notre père, Asan-Aga,
     Mais notre oncle, le bey Pintorovich.]

Fortis:

… del genitore Asano Non è già questo il calpestio; ne viene Il tuo fratello, di Pintoro il figlio.

Anonyme bernois:

Ces chevaux ne sont point ceux de notre père Asan; c'est ton frère, le Beg Pintorovich qui vient te voir.

Goethe:

     Sind nicht unsers Vaters Asan Rosse,
     Ist dein Bruder Pintorowich kommen!

Nodier:

     Ce n'est point notre père bien-aimé; c'est ton frère, le bey
     Pintorovich.

Mérimée:

     Ce n'est point notre père Asan-Aga, c'est notre oncle
     Pintorovich-bey.

III

Texte original:

     Kaduna-se bratu svomu moli.
     [La dame supplie son frère.]

Fortis:

…Prega piagnendo Ella il fratel.

Anonyme bernois:

D'une voix plaintive elle dit alors à son frère.

Goethe:

Und die Frau bat weinend ihren Bruder.

Nodier:

Elle tombe éplorée aux pieds de son frère, elle gémit, elle prie.

Mérimée:

La dame implore son frère.

IV

Texte original:

Josc kaduna bratu-se mogliasce, Da gnoj pisce listak bjele kgnighe, Da-je saglie Imoskomu kadii: «Djevoika te ljepo pozdravgliasce…»

[La dame supplia encore son frère, D'écrire sur une feuille de lettre blanche, Pour l'envoyer au cadi d'Imoski: «L'accordée te salue bien…»]

Fortis:

     Allor di nuovo ella pregò: «Deh! almeno,
     (Poichè pur così vuoi) manda d'Imoski
     Al cadi un bianco foglio. A te salute
     Invia la giovinetta…»

Anonyme bernois:

Alors elle le prie de nouveau: «Puisque tu veux absolument me marier, envoie au moins une lettre en mon nom au Kadi, et dis-lui: la jeune veuve te salue…»

Goethe:

     Doch die Gute billet ihn unendlich:
     «Schicke wenigstens ein Blatt, o Bruder,
     Mit den Worten zu Imoski's Cadi:
     Dich begrüsst die junge Wittib freundlich…»

Nodier

Dévouée, elle prie encore: «Du moins, reprend-elle, écris en ces termes à l'époux que tu m'as choisi. Écoute bien! «Kadi, je te salue[721]…»

Mérimée:

Elle lui fait encore une dernière prière: qu'il envoie au moins une blanche lettre au cadi d'Imoski, et qu'il lui dise: «La jeune dame te salue…»

V

Texte original:

     Kad kadii bjela kgniga doge,
     Gospodu-je svate pokupio.
     Svate kuppi, grede po djevoiku.

     [Quand la blanche lettre parvint au kadi,
     Il rassemble les seigneurs svats,
     Les svats rassemble, va chercher l'accordée.]

Fortis:

                Appena
     Giunse al cadì la lettera, ei raccolse
     Tutti gli svati, e pella sposa andiede,
     Il lungo velo, cui chiedea, portando.

Anonyme bernois:

Après avoir reçu la lettre, le Kadi assemble sur-le-champ les seigneurs svati pour chercher son épouse et pour lui porter le long voile qu'elle demande.