Dans son discours de réception à l'Académie française, qui est un chef-d'œuvre de cruelle ironie, Mérimée, prenant la place de Ch. Nodier, déclarait n'avoir «malheureusement» connu son prédécesseur que dans ses ouvrages[457]. Ces «ouvrages», l'auteur de Colomba ne les estimait pas beaucoup; ou plutôt, il affectait à leur propos un sourire légèrement indulgent. C'est ainsi qu'il écrivait à son ami Stapfer quelques mois avant sa réception: «Nodier était un gaillard très taré, qui faisait le bonhomme et avait toujours la larme à l'œil. Je suis obligé de dire, dès mon exorde, que c'était un infâme menteur. Cela m'a fort coûté à dire en style académique[458].» Et comme il ne se sentait plus capable d'être aussi élogieux qu'il l'aurait voulu, il demanda à H. Royer-Collard, en lui envoyant copie de ce qu'il avait fait, d'y ajouter «tous les mots sublimes qui lui viennent en tête[459]». Nous ne savons dans quelle mesure Royer-Collard contribua à ce discours, mais il est évident qu'en y mettant plus de pompe, il ne pouvait qu'en rendre l'ironie plus sensible.

M. Chambon nous apprend que Mérimée ne pouvait souffrir Ch. Nodier et que ce discours fut pour lui une chose non seulement «terriblement ennuyeuse» mais vraiment désagréable[460]. Cela paraît d'autant plus étrange qu'ils avaient de nombreux amis communs (songeons au salon de l'Arsenal!); d'autre part, il y avait entre eux une grande différence d'âge et, par conséquent, point de rivalité; enfin, Nodier était le plus accueillant et le plus obligeant des amis de la nouvelle génération. Une sympathie réciproque semblerait plus naturelle en eux; comme écrivains ils avaient beaucoup d'idées communes: ces deux grands conteurs étaient tous deux éclectiques—romantiques quant à la substance, classiques quant à la forme[461].—Pourtant, les choses furent ainsi: Mérimée n'alla jamais rendre visite à son vieux devancier qui, tout en gardant ses bonnes relations avec les réactionnaires en matière littéraire, patronnait les jeunes, leur ouvrait les portes du Théâtre-Français et, dans la mesure où il le pouvait, celles de l'Académie[462].

Il y avait, à ce qu'il nous semble, un ressentiment purement personnel entre Mérimée et «l'aimable Charles Nodier» et nous croyons que ce ressentiment était dû à l'Illyrie. Le lendemain du jour où parut la Guzla,—c'est Mérimée lui-même qui le raconte dans sa lettre à Sobolevsky—Nodier «cria comme un aigle» de ce qu'il avait été pillé. On avait probablement parlé à l'Arsenal du livre anonyme dalmate—témoin une critique du Globe qui contient certaines indications très significatives, et dont nous nous occuperons ailleurs[463];—c'est à la suite de cette conversation que Nodier se serait plaint de «pillage» et il est possible que V. Hugo, alors ami de Mérimée, l'un des visiteurs les plus assidus de Nodier, ait été mêlé à cette affaire. Ce serait lui, en effet, qui, le premier, aurait dévoilé la supercherie et inscrit en tête de son exemplaire de la Guzla ces deux mots: M. PREMIÈRE PROSE qui constituent l'anagramme de PROSPER MÉRIMÉE[464]. Si Nodier véritablement a «crié comme un aigle» ou s'il s'est contenté de reprocher amèrement au jeune illyricisant de l'avoir suivi sans le reconnaître,—c'est ce que nous ne saurions dire. Malgré de nombreuses et longues recherches (la bibliographie de Nodier laisse toujours à désirer), nous n'avons réussi à trouver aucune trace d'une accusation quelconque dans les écrits de Nodier, dans sa correspondance, etc. Et M. Léon Séché, qui a tant d'autorité en ce qui concerne l'histoire intime du romantisme, nous assure que «le bon Nodier» était absolument incapable d'un tel acte.

Mais Nodier avait, toutefois, raison de se plaindre. Car c'était lui qui avait introduit l'Illyrie en France; exagéré, comme on le verra, l'importance du vampirisme et imaginé que le poète serbe ne chantait que cette monstrueuse superstition; lui encore qui avait «déterré» (c'est l'expression de Mérimée lui-même) le Voyage en Dalmatie de Fortis, traduit la ballade de la Noble épouse d'Asan-Aga que l'auteur de la Guzla va traduire à son tour, et, en plus de cela, avait préparé un recueil de faux et demi-faux poèmes «esclavons»; lui qui, enfin, avait lancé ce recueil SIX ANS AVANT CELUI DE MÉRIMÉE, mystification qui, il est vrai, avorta piteusement.

Tout cela, l'auteur du Théâtre de Clara Gazul le connaissait parfaitement bien, et les ressemblances entre les deux ouvrages ne sont pas accidentelles. Il avait lu Jean Sbogar bien avant la mort de celui qui l'avait précédé à l'Académie française, quoi qu'il en ait dit dans une de ses lettres[465]. Il avait lu Smarra, aussi et surtout Smarra. Il avait même, peut-être, passé une soirée à la Porte-Saint-Martin, écoutant le Vampire de Nodier, gros succès théâtral de 1820 à 1823. Il se souvint plus d'une fois de Smarra dans son livre et particulièrement au commencement. On dirait que Nodier lui a montré le chemin et qu'il ne fait que continuer la route qu'on lui avait tracée. Du reste, Mérimée le premier reconnut qu'il avait été devancé par Nodier.

Il le fît dans une allusion discrète et maligne, en vrai pince-sans-rire qu'il était. «Quand je m'occupais à former le recueil dont on va lire la traduction, dit-il dans sa préface, je m’imaginais être à peu près le seul Français (CAR JE L'ÉTAIS ALORS) qui pût trouver quelque intérêt dans ces poèmes sans art.» Alors, c’était l’année 1816, époque où l’aimable auteur n’avait que treize ans, mais également celle où Jean Sbogar et Smarra n’étaient pas encore parus! Il antidate ainsi son livre pour prouver qu’il a priorité sur Nodier; mais il ne fait, en définitive, par cette manœuvre que nous convaincre qu’il connaissait la vogue de la poésie populaire serbo-croate, aussi passagère qu’elle eût été[466].

Ce mot même de guzla qu’il donna pour titre à son recueil, avait été employé plusieurs fois avant lui par l’ancien rédacteur du Télégraphe de Laybach. Dans les extraits des articles de Nodier sur la poésie «morlaque» que nous avons donnés, on a pu rencontrer la description de cet instrument. On la rencontre dans Jean Sbogar, de même que dans la ballade du Bey Spalatin, publiée à la suite de Smarra. Il est juste de faire remarquer que le traducteur bernois de 1778 a surtout le droit d’en réclamer la priorité[467]; mais ce n’est pas seulement la guzla que Nodier avait décrite; il avait mis en scène ce même «barde slave» dont Mérimée traça le brillant portrait qui domine la Guzla tout entière.

C’est ainsi qu’on reconnaît dans Jean Sbogar, au troisième plan seulement, il est vrai, bien derrière l’élégant brigand dalmate et sa mélancolique bien-aimée, les traits d'un véritable «aîné» d'Hyacinthe Maglanovich, plus poétique et moins gai sans doute, mais aussi vivant,—à sa façon,—que l'est le héros de Mérimée. Il est assis au milieu d'une assemblée populaire, ce vieillard «qui promenait régulièrement sur une espèce de guitare, garnie d'une seule corde de crin, un archet grossier et en tirait un son rauque et monotone, mais très bien assorti à sa voix grave et cadencée». Et il chantait,

en vers esclavons, l'infortune des pauvres Dalmates, que la misère exilait de leur pays; il improvisait des plaintes sur l'abandon de la terre natale, sur les beautés des douces campagnes de l'heureuse Macarsca, de l'antique Trao, de Curzole aux noirs ombrages; de Cherso et d'Ossero où Médée dispersa les membres déchirés d'Absyrthe; de la belle Epidaure, toute couverte de lauriers rosés; et de Salone, que Dioclétien préférait à l'empire du monde. À sa voix, les spectateurs d'abord émus, puis attendris et transportés, se pressaient en sanglotant; car, dans l'organisation tendre et mobile de l'Istrien, toutes les sympathies deviennent des émotions personnelles, et tous les sentiments, des passions. Quelques-uns poussaient des cris aigus, d'autres ramenaient contre eux leurs femmes et leurs enfants; il y en avait qui embrassaient le sable et qui le broyaient entre leurs dents, comme si on avait voulu les arracher aussi à leur patrie. Antonia surprise s'avançait lentement vers le vieillard, et en le regardant de plus près, elle s'aperçut qu'il était aveugle comme Homère. Elle chercha sa main pour y déposer une pièce d'argent percée, parce qu'elle savait que ce don était précieux aux pauvres Morlaques, qui en ornent la chevelure de leurs filles[468].

De même on voit dans le Bey Spalatin le vieux chef de tribu détacher sa guzla mélodieuse et chanter «les victoires du fameux Scanderbeg, les douceurs du sol natal, les regrets amers de l'exil», accompagnant chaque refrain d'un cri «douloureux et perçant[469]». Et à la fin du poème, l'auteur pousse cette exclamation qui prouve combien sincèrement il a en horreur la fausse modestie de ses confrères occidentaux: «L’histoire du bey Spalatin, de sa petite-fille morte et de sa tribu délivrée, est la plus belle qui ait jamais été chantée sur la guzla

Le poème de Mérimée diffère trop de celui de Nodier pour qu’on puisse prétendre qu’il en soit une simple copie. La «couleur locale» est répandue à flot chez ce vieux gaillard moustachu d’Hyacinthe Maglanovich, grand mangeur, beau buveur, vaniteux et capricieux, qui sait louer ses propres poèmes comme le poète de Nodier. «L’Aubépine de Veliko, dit-il au début de son histoire, par Hyacinthe Maglanovich, natif de Zuonigrad, le plus habile des joueurs de guzla. Prêtez l’oreille!»—Le poète illyrique, d’après Mérimée, n’est pas seulement un bon chanteur: c’est un vrai maître chanteur, qui sait choisir le moment le plus intéressant pour couper son récit en deux et faire appel à la générosité de son auditoire:

Quand elle eut mangé ce fruit, qui avait une si belle couleur, elle se sentit toute troublée, et il lui sembla qu’un serpent remuait dans son ventre.

Que ceux qui veulent connaître la fin de cette histoire donnent quelque chose à Jean Bietko[470].

Seulement, sous le rapport de la «couleur locale», il n’est pas beaucoup plus vrai que le barde de Nodier. Il est rapiécé, fait de morceaux divers, étalés sur son fond d’une authenticité douteuse, que Mérimée avait emprunté à son prédécesseur.

Mais laissons Nodier pour le moment et examinons de plus près de quoi se compose cette fameuse «couleur» d’Hyacinthe Maglanovich. Et tout d’abord, Mérimée devait avoir vu quelque part et pris «sur le vif» le visage pittoresque de son poète, car il le reproduisit presque sans changement une année plus tard, sous un casque formidable, lorsqu'il dessina son capitaine de reîtres au premier chapitre de la Chronique du temps de Charles IX. La ressemblance est frappante entre le Slave et le Germain, qui sont esquissés tous les deux, semble-t-il, d'après le même modèle parisien:

NOTICE SUR MAGLANOVICH: CHRONIQUE DE CHARLES IX.

Hyacinthe avait alors près de soixante C'était un _grand et puissant ans. C'est un grand homme, vert et homme_ de cinquante ans environ, robuste pour son âge, les épaules avec un gros nez aquilin, le larges et le cou remarquablement gros. teint fort enflammé, les Sa figure est prodigieusement basanée; cheveux grisonnants et rares, ses yeux sont petits et un peu relevés couvrant à peine _une large du coin; son nez acquilin, assez cicatrice qui commençait à enflammé par l'usage des liqueurs l'oreille gauche et qui venait fortes; sa longue moustache blanche et se perdre dans son épaisse ses gros sourcils noirs forment un moustache_[471]. ensemble que l'on oublie difficilement quand on l'a vu une fois. Ajoutez à cela une longue cicatrice qu'il porte sur le sourcil et sur une partie de la joue. Il est très extraordinaire qu'il n'ait pas perdu l'œil en recevant cette blessure.

D'autres détails sont ramassés un peu partout; la description du guzlar est empruntée à Fortis:

FORTIS: MÉRIMÉE:

Dans les assemblées champêtres, qui se Je dirais seulement quelques tiennent à l'ordinaire dans les maisons mots des bardes slaves ou où il y a plusieurs filles, se perpétue joueurs de guzla, comme on les le souvenir des anciennes histoires de appelle. la nation. Il s'y trouve toujours un chanteur qui accompagne sa voix d'un La plupart sont des vieillards instrument, appelé guzla monté d'une fort pauvres, souvent en seule corde, composée de plusieurs guenilles, qui courent les crins de cheval entortillés… villes et les villages en chantant des romances et Plus d'un Morlaque est en état de s'accompagnant avec une espèce chanter, depuis le commencement à la de guitare, nommée guzla qui fin, ses propres vers impromptus, n'a qu'une seule corde faite de toujours au son de la guzla… Leur crin… chant héroïque est extrêmement lugubre et monotone. Ils chantent encore un peu Ces gens ne sont pas les seuls du nez, ce qui s'accorde, il est vrai, qui chantent des ballades; assez bien avec le son de l'instrument presque tous les Morlaques, dont ils jouent… Un long hurlement, jeunes ou vieux, s'en mêlent consistant dans un oh! rendu avec des aussi: quelques-uns, en petit inflexions de voix rudes et grossières, nombre, composent des vers précède chaque vers, dont les paroles qu'ils improvisent souvent. se prononcent rapidement, et presque sans modulation qui est réservée à la Leur manière de chanter est dernière syllabe, et qui finit par un nasillarde, et les airs des roulement allongé… Quand un Morlaque ballades sont très peu variés; voyage par les montagnes désertes, il l'accompagnement de la guzla ne chante, principalement de nuit, les les relève pas beaucoup, et hauts faits des anciens rois et l'habitude de l'entendre peut seigneurs slaves, ou quelque aventure seule rendre cette musique tragique. S'il arrive qu'un autre tolérable. À la fin de chaque voyageur marche en même temps sur la vers, le chanteur pousse un cime d'une montagne voisine, ce dernier grand cri, ou plutôt un répète le verset chanté par le premier. hurlement, semblable à celui Cette alternative de chant continue d'un loup blessé. On entend ces aussi longtemps que les chanteurs cris de fort loin dans les peuvent s'entendre[472]. montagnes, et il faut y être accoutumé pour penser qu'ils sortent d'une bouche humaine.

De même, les données topographiques de l'introduction (Zuonigrad, Livno, Scign, Zara, etc.) sont tirées du Voyage en Dalmatie et des cartes qui l'accompagnent,—il faut le reconnaître, avec un grand souci d'exactitude et de façon à ne rien avancer qui ne soit vraisemblable.

Mérimée loue et apprécie, avant tout, la large et simple hospitalité que les Morlaques savaient offrir au voyageur. Voici ce que nous raconte le prétendu traducteur de son prétendu poète: «En 1817, je passai deux jours dans sa maison [de Maglanovich], où il me reçut avec toutes les marques de la joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou, et quand je le quittai, son fils aîné me servit de guide dans les montagnes pendant plusieurs jours, sans qu'il me fût possible de lui faire accepter une récompense.» Est-ce autre chose qu'une réminiscence du récit de Fortis quand il raconte la visite qu'il fit en 1771 à un chef dalmate:

Je n'oublierai jamais l'accueil cordial que j'ai reçu du voïvode Pervan à Coccorich. Mon unique mérite à son égard était de me trouver l'ami d'une famille de ses amis[473]. Une liaison si légère l'engagea néanmoins à envoyer à ma rencontre une escorte et des chevaux; à me combler des marques les plus recherchées de l'hospitalité nationale; à me faire accompagner par ses gens et par son propre fils, jusqu'aux campagnes de Narenta, distantes de sa maison d'une bonne journée; enfin à me fournir des provisions si abondantes, que je n'avais rien à dépenser dans cette tournée.

Quand je partis de la maison de cet excellent hôte, lui et toute sa famille me suivirent des yeux et ne se retirèrent qu'après m'avoir perdu de vue. Ces adieux affectueux me donnèrent une émotion que je n'avais pas éprouvée encore et que je n'espère pas sentir souvent en voyageant en Italie. J'ai apporté le portrait de cet homme généreux, afin d'avoir le plaisir de le revoir malgré les mers et les montagnes qui nous séparent et pour pouvoir donner en même temps une idée du luxe de la nation à l'égard de l'habillement de ses chefs. Le Morlaque, né généreux et hospitalier, ouvre sa pauvre cabane à l'étranger, fait son possible pour le bien servir et ne demandant jamais, refuse même souvent avec obstination les récompenses qu'on lui offre[474].

Une belle planche en taille douce représentant il Vaïvode Pervan di Coccorich accompagne le récit de Fortis. Mérimée suivit son exemple et inséra dans la Guzla une lithographie qui représente son poète imaginaire. À l'inverse de ce qu'il avait fait à propos de Clara Gazul, il joignit ce portrait à tous les exemplaires de l'édition originale.

Il est inutile de chercher sous les traits d'Hyacinthe Maglanovich la physionomie plus ou moins défigurée de Mérimée, comme l'ont voulu Ch. Asselineau et M. Leger[475], mais il est juste de dire que, sous le rapport de l'exactitude, ce portrait ne laisse rien à désirer. MM. Tourneux et Leger se demandent où Mérimée s'était procuré les documents nécessaires à la confection de cette lithographie. Nous nous posons à notre tour la même question. Le bonnet d'agneau noir, la ceinture large et multicolore, ornée d'un énorme couteau, ressemblent à ce qu'on voit sur la planche de Fortis, mais le reste, la guzla surtout et la position accroupie du vieux racleur qui n'en est pas moins authentique, ne peut avoir été dessinée que d'après un modèle. Nous avons examiné, sans succès, un grand nombre de relations de voyage, albums de costumes et autres publications antérieures à 1827, et il ne nous semble pas que le portrait d'Hyacinthe Maglanovich ait été copié sur aucune gravure.

Il nous paraît plus probable qu'il fut dessiné d'après nature par quelqu'un qui avait visité les provinces illyriennes et vu un joueur de guzla, par Fauriel, peut-être, qui avait passé, en 1824, quelques mois à Trieste (où les chanteurs serbes n'étaient pas plus rares que les chanteurs grecs, qu'il y cherchait alors) ou bien par Fulgence Fresnel, cousin de Mérimée, qui fournit à l'auteur certains «renseignements» sur l'Illyrie où il avait fait de nombreux voyages, si nous nous en rapportons à Eugène de Mirecourt[476] et à la Littérature française contemporaine de Bourquelot et Maury[477]. Grâce à M. Tourneux, nous savons maintenant que Mérimée n'obtint ce dessin qu'au moment où la Guzla s'imprimait déjà; il avait envoyé d'abord à son éditeur strasbourgeois, le 22 mars 1827, deux croquis de la guzla (qui sont, semble-t-il, de sa main, et que M. Tourneux a reproduits dans sa brochure Prosper Mérimée, comédienne espagnole et chanteur illyrien); plus tard, le portrait de Maglanovich prit définitivement place en tête du volume. Ni M. Tourneux, ni M. Félix Chambon n'ont su dire qui était le mystérieux artiste qui signa: A. Br.—M. Lucien Pinvert penche pour le nom de Mérimée lui-même[478]. Il est difficile de le prétendre ou de le nier, car le procédé de reproduction (la lithographie) n'est pas un de ceux qui respectent l'original.

Mais revenons à notre poète. Mérimée nous assure qu'Hyacinthe était un ivrogne incorrigible et qu'il ne pouvait jamais chanter sans avoir fait une copieuse libation d'eau-de-vie.

[Illustration: Hyacinthe Maglanovich.—Lithographie de F.G. Levrault.]

Suivant l'avis du voïvode, j'eus soin de le [Maglanovich] faire boire, et mes amis, qui étaient venus nous tenir compagnie sur le bruit de son arrivée, remplissaient son verre à chaque instant. Nous espérions que quand cette faim et cette soif si extraordinaires seraient apaisées, notre homme voudrait bien nous faire entendre quelques-uns de ses chants. Mais notre attente fut bien trompée. Tout d'un coup il se leva de table et se laissant tomber sur un tapis près du feu (nous étions en décembre), il s'endormit en moins de cinq minutes, sans qu'il y eût moyen de le réveiller.

Je fus plus heureux une autre fois: j'eus soin de le faire boire seulement assez pour l'animer, et alors il nous chanta plusieurs des ballades que l'on trouvera dans ce recueil.

Il me quitta d'une façon étrange: il demeurait depuis cinq jours chez moi, quand un matin il sortit, et je l'attendis inutilement jusqu'au soir. J'appris qu'il avait quitté Zara pour retourner chez lui[479].

N'en déplaise à M. Louis Leger qui veut que «l'ivrognerie soit très rare chez les Slaves méridionaux[480]». Mérimée ne se trompe nullement dans ce qu'il avance. Voici, en effet, les termes dans lesquels s'explique Karadjitch, sur le compte d'un célèbre guzlar, le vieux Miliya, qu'il avait eu occasion de fréquenter quelque temps:

Quelques jours après arriva le knèze[481], amenant Miliya. Mais quand je me fus mis en rapport avec ce dernier, ce fut pour moi un nouveau sujet de souci, et toute ma joie fit place d'abord à une triste déception. Non seulement Miliya, comme tous les chanteurs (qui ne sont que chanteurs), ne savait pas réciter, mais uniquement chanter, mais ceci même il ne le voulait pas faire à moins d'avoir de l'eau-de-vie devant lui. Or, à peine y avait-il goûté que, affaibli soit par l'âge, soit par l'effet de ses blessures (il avait eu jadis la tête hachée de coups de sabre dans une rixe avec un Turc de Kolachine), il s'embrouillait tellement qu'il devenait incapable de chanter avec tant soit peu d'ordre et de régularité. Miliya en savait beaucoup d'autres, mais il ne me fut pas donné de profiter de cette occasion unique. L'oisiveté et le travail que je lui imposais commençaient à peser au vieillard; de plus, il se trouva là de ces gens bien intentionnés, qui se font un plaisir de tout tourner en ridicule et de mystifier les autres à tout propos. Ces gens donc se mirent à lui dire: «Comment toi, un homme d'âge et de bon sens, es-tu devenu bête à ce point? Ne vois-tu pas que Vouk est un fainéant qui ne s'occupe que de piesmas et de futilités pareilles? Si tu l'écoutes, il te fera encore perdre ici tout l'automne; retourne donc chez toi et occupe-toi de tes affaires.» Miliya se laissa persuader, et il partit un beau jour en cachette de moi[482].

Il est vrai que ce récit ne fut publié en serbe que six ans après la Guzla; mais il est fort probable que les amis allemands de Karadjitch en avaient eu la primeur; de conversations en conversations, on s'était peu à peu figuré, dans la société littéraire européenne d'avant 1833, un type du guzlar analogue au vieux Miliya. La Revue encyclopédique ne parlait-elle pas déjà en 1826 d'un «rapsode serbe aveugle, nommé Philippe, qui improvisait des chants guerriers même de plusieurs centaines de vers[483]»? Il est aussi, surtout, possible que Fauriel, qui témoignait un intérêt tout particulier à la poésie serbe, ait signalé à Mérimée ces détails. Ne poussait-il pas son jeune ami à apprendre le serbe et à traduire les piesmas «d'après le même système qu'il avait appliqué aux chants grecs»?

Quant à la vanité de poète, autre trait du caractère de Maglanovich, elle est d'autant plus contestable que les poésies populaires serbes sont pour ainsi dire anonymes: on ne connaît même pas les auteurs des ballades les plus récentes: le véritable poète d'une piesma se défend toujours de l'être et prétend l'avoir apprise de la bouche d'un autre. Le guzlar n'est qu'un simple récitateur même quand il débite ses propres vers,—tant s’y efface sa personnalité,—moulés qu’ils sont dans les formes traditionnelles selon des procédés depuis longtemps établis; on lui trouverait tort d’en réclamer la propriété: le bon goût et une timidité de convention l’empêchent de s’en dire l’auteur aussi ouvertement que le fait le poète de Mérimée: «Celui qui a fait cette chanson était avec ses frères au rocher gris; il se nomme Guntzar Wossieratch[484].» Le guzlar sait que ses autres confrères modifieront son ébauche avant qu’elle prenne sa forme définitive; rien n’est plus faux que cette Improvisation d'Hyacinthe Maglanovich où l’on sentie cabotinage:

Étranger, que demandes-tu au vieux joueur de guzla? que veux-tu du vieux Maglanovich? Ne vois-tu pas ses moustaches blanches, ne vois-tu pas trembler ses mains desséchées? Comment pourrait-il, ce vieillard cassé, tirer un son de sa guzla, vieille comme lui?…

La guzla d’Hyacinthe Maglanovich est aussi vieille que lui; mais jamais elle ne se déshonorera en accompagnant un chant médiocre. Quand le vieux poète sera mort, qui osera prendre sa guzla et en tirer des sons? Non, l’on enterre un guerrier avec son sabre: Maglanovich reposera sous terre avec sa guzla sur sa poitrine[485].

La renommée d’un guzlar,—et son orgueil de poète aussi,—n’était jamais si grande que l’imaginait Mérimée, oubliant un peu trop qu’il avait dit que «la plupart sont des vieillards et fort pauvres, souvent en guenilles, qui courent les villes et les villages en chantant des romances». Si un guzlar était connu, il ne l’était pas par son talent de poète, mais par sa bonne mémoire et pour son répertoire choisi. Donc, pour le salut de la «couleur locale», le nom du soi-disant auteur des ballades de la Guzla ne devait pas figurer sur le recueil. Pour comble de malheurs, quelques biographes par trop zélés ont rendu à Mérimée le mauvais service de souligner avec trop d’enthousiasme la pittoresque figure de Maglanovich.

Mérimée fut trompé, soit,—et c’est le plus probable,—par Ch. Nodier qui donnait une grande importance à la personnalité de «l’Homère esclavon», soit par Fortis, qui parle une fois de Triboco, village qui était la patrie de «Pappizza, paysan improvisateur qui, né vers la fin du XVIIe siècle, est encore célèbre après sa mort, à cause de la quantité de ses poésies, qu’il chantait lui-même en s’accompagnant de la guzla, et dont il semble qu’on a perdu le souvenir[486]». À notre avis, les Chants populaires de la Grèce moderne de Fauriel ont largement contribué à pareille méprise. Dans son introduction, le savant ami de Mérimée avait longuement parlé des chanteurs grecs, des difficultés qu’on a pour se procurer leurs récits, etc. L’auteur de la Guzla nota soigneusement cela pour s’en servir dans la notice qu’il plaça en tête du volume. Mais c’est surtout dans les chants mêmes des Grecs qu’il trouva les formules naïvement orgueilleuses qu’il prodigua dans ses ballades illyriques. Celle-ci, par exemple, que nous tirons de Fauriel, semble appartenir à la Guzla: «Je m’arrête pour vous faire un récit [dont vous] serez bien émerveillés[487].» Ou bien une autre: «J’ai donc composé cette histoire: et je la joue sur ma lyre, pour mon divertissement:—car quiconque sait parler avec agrément et avec raison, peut faire qu’un cœur attristé reçoive des consolations. C’est Manuel de Seti, fils du Pappas Hiéronyme, Charciote, qui est l’auteur de toute cette histoire.» Ou bien, enfin, celle-ci: «Celui qui bien écoute, bien aussi raconte, s’il lui arrive de bien rappeler [les faits] dans sa tête. Et moi aussi j’ai écouté, et j’ai fait une Georgide, sur George Skatoverga de la plaine. Comme je ne sais point lire, pour ne point oublier cette histoire, j’en ai fait une chanson, afin d’en bien conserver le souvenir[488].»

Quant à la prétendue ruse du barde illyrique, qui aurait l’habitude de s’interrompre à l’endroit le plus intéressant de son récit, pour faire une quête, elle n’est mentionnée ni par Fortis et Nodier pour les Serbes, ni par Fauriel pour les Grecs modernes. Nous ne savons si le chanteur grec était capable de tant d’habileté, mais pour le guzlar serbo-croate naturellement simple et enthousiaste, nous pouvons dire que cette sommation pressante serait contraire à son caractère national. Aussi nous faut-il comprendre combien fut blessée la susceptibilité des critiques serbes de 1827; ils reprochèrent amèrement à l’auteur de la Guzla d’avoir calomnié par cette fausse assertion tout un peuple[489].

Pourtant, si Mérimée attribuait mal à propos cette ruse professionnelle, il ne l’avait pas inventée. Le jongleur français la connaissait bien avant lui et la pratiquait quelquefois:

     Huimès commence chançon à enforcier
     Que vous orrez, se donez un denier,

dit-on dans une chanson de geste citée par M. Léon Gautier[490]. Mérimée, qui avait pour amis, à l’époque où il composait la Guzla, un futur historien de la littérature française au moyen âge (J.-J. Ampère) et un futur historien de la poésie provençale (Claude Fauriel), n'avait que trop l'occasion de s'initier à la vie intime des anciens poètes ambulants. Nous savons, du reste, que Fauriel prodiguait les anecdotes, les traits saillants et pittoresques, et que ses amis moins savants, mais non moins littérateurs,—Stendhal surtout,—exploitaient volontiers cette mine vivante.

D'autres sources, moins importantes celles-là, servirent à la Notice sur Hyacinthe Maglanovich. Ainsi, tout au début, Mérimée raconte que son poète fut enlevé à l'âge de huit ans «par les Tchinguéneh ou bohémiens» et que «ces gens le menèrent en Bosnie», le «convertirent sans peine à l'islamisme qu'ils professent pour la plupart» et que «un ayan ou maire de Livno le tira de leurs mains et le prit à son service». Il faut rapprocher ces détails du Voyage en Bosnie par Amédée Chaumette-Desfossés (Paris, 1812), où l'on parle de «Tchinguènèh (Bohémiens), gens les plus misérables et les plus dégoûtants», qui «professent, en apparence, le musulmanisme», mais «sont tellement méprisés qu'il leur est défendu d'entrer dans les mosquées[491]», et où l'on explique longuement quel est le rôle d'un ayan[492]. À cet ouvrage est dû aussi, semble-t-il, le nom même de Maglanovich, dérivé probablement de Maglay (Maglaï), ville de Bosnie, dont il est parlé à plusieurs reprises[493]. Il est douteux que Mérimée ait connu le mot serbo-croate magla (qui veut dire le brouillard), le seul autre auxiliaire possible pour fabriquer le nom de Maglanovich. En effet, on ne le trouve dans aucun des ouvrages consultés par Mérimée à l'occasion de ses ballades.—M. Leger croit que l'auteur de la Guzla n'ignorait pas la signification de magla et qu'il en voulut former le nom de son héros, afin de lui faire signifier: Fils du brouillard [ou plutôt Desbrouillards], parce que, «vers 1830, la poésie ossianique était encore fort à la mode et les brouillards d'Ecosse charmaient encore les imaginations[494]».—Il serait bon d'ajouter que les Slaves du Sud ne connaissent pas ce nom. De même, ils donnent très rarement à leurs enfants le prénom presque exclusivement monastique d'Hyacinthe.

Mérimée enfin utilisa encore un ouvrage français, le Voyage pittoresque de l'Istrie et de Dalmatie rédigé d'après l'itinéraire de L.F. Cassas, par Joseph Lavallée (Paris, 1802); dans le récit du mariage de Maglanovich (arrangé à l'aide d'un chapitre de Fortis sur les enlèvements et les mariages chez les Morlaques[495]), il baptise le beau-père de son héros du nom de Zlarinovich et donne au rival du poète celui d'Uglian. Aucun de ces deux noms n'est authentique: Zlarine désigne une localité; Uglian, une île de l'Adriatique, plus connue sous la dénomination italienne d'Isola Grossa[496].

§ 3

MÉRIMÉE COMMENTATEUR

«Dans le commentateur imaginaire, Mérimée fait le portrait de l'antiquaire naïf, de l'érudit ignorant et dénué de critique. Ce type, il le pressentait à merveille; plus tard sa profession lui permit de l'étudier à fond; il y est revenu à plusieurs reprises, jamais avec plus de bonheur que dans la Guzla»,—a très justement remarqué M. Filon[497].

Non seulement Mérimée est le traducteur de son poète, mais il en est encore le commentateur sans prétention. Quand il avait collectionné ces ballades, il s'imaginait être le «seul Français qui pût trouver quelque intérêt à ces poèmes sans art, production d'un peuple sauvage». Ses amis lui ont persuadé qu'elles seraient agréables au public; peu jaloux de son trésor, il a bien voulu les lui faire connaître et les lui expliquer. À tout cela, il n'a pas beaucoup de mérite: grand amateur de voyages, sans occupations bien importantes, il a pu parcourir le pays qu'il habitait et, au hasard de ses découvertes, rassembler quelques fragments assez curieux d'anciennes poésies. Comme il a affaire à des coutumes parfois fort différentes de celles des autres pays, il fournira toutes les explications qu'il pourra donner pour faciliter la lecture de ces poèmes; il dira ses conjectures, ce qu'on lui a rapporté, sans jamais rien affirmer dont il ne soit sûr. Il emploie volontiers des formules assez vagues: on dit que… il est vraisemblable… c'est sans doute… etc. Pourquoi rechercher à toute occasion la certitude; ces ballades valent-elles la peine qu'on se livre à un véritable travail d'exégèse; pour lui il n'est qu'un simple amateur, qui n'approfondit pas les choses d'aussi près; toute explication lui semble bonne pourvu qu'elle permette d'interpréter et de comprendre son texte; il collectionne des ballades comme un autre des bibelots, sans y attacher trop d'importance; il est folkloriste amateur; il aime mieux des probabilités douteuses, où se complaît son imagination un peu paresseuse, que des certitudes qui lui seraient une peine et un travail. Aussi le lecteur ne saurait-il exiger de lui que ce dont il s'est contenté lui-même. Et voici Mérimée à couvert des critiques avisées que des lecteurs mieux renseignés pourraient faire de sa science. Ce lui fut une habileté de se dire étranger à la fois au pays qu'il voulait faire connaître et à celui auquel il présentait son recueil. Mais s'il se posa dans sa préface comme un antiquaire «naïf et dénué de sens critique», dans la pratique il suivit le plus souvent les leçons d'un maître excellent, vrai savant celui-là, nous voulons dire Fauriel. Il lui devait déjà le goût de la poésie primitive; il lui dut aussi de composer un livre dont l'esprit et la manière se rapprochent très sensiblement de ce que l'on trouve dans les Chants populaires de la Grèce moderne. Pour tromper complètement son lecteur, il emprunte à Fauriel la façon de présenter ses remarques.

C'est ainsi qu'il va jusqu'à déclarer très sérieusement qu'ici manque une stance[498] à un poème qu'il a lui-même composé tout entier, parce que, à l'occasion d'une poésie grecque authentique, Fauriel avait signalé qu'il manquait à cette chanson quelques vers de la fin[499]. Ailleurs il dira: «Il est évident que cette intéressante ballade ne nous est pas parvenue dans son intégrité[500].»

Fauriel regrette-t-il de n'avoir pu trouver sur un certain sujet qu'une assez mauvaise chanson, incomplète d'ailleurs: «Je n'ai pu me procurer sur Androutzos que la seule chanson suivante, et encore n'est-elle pas complète et le sujet en est-il assez vague[501]?» Mérimée lui aussi a son fragment de ballade qui ne vaut pas grand'chose et qui «ne se recommande que par la belle description d'un vampire[502]».

Comme Fauriel, Mérimée fait ses trouvailles qu'il signale comme autant de joyaux de la collection et sur lesquelles il attire tout particulièrement l'attention:

FAURIEL: MÉRIMÉE:

Dans les assemblées champêtres, qui se Je dirais seulement quelques Ce joli vers… je l'ai retrouvé dans J'ignore à quelle époque eut une longue pièce sur la prise de lieu l'action qui a fourni le Constantinople, composée à l'époque de sujet de ce petit poème, et le l'événement; et là même, il a l'air joueur de guzla qui me l'a d'être tiré de quelque chanson récité ne put me donner d'autres populaire plus ancienne. (Chants informations, si ce n'est qu'il grecs, tome II, p. 186.) le tenait de son père, et que c'était une ballade fort ancienne. (La Guzla, page 132.)

Ce morceau, fort ancien, et revêtu d'une forme dramatique que l'on rencontre rarement dans les poésies illyriques, passe pour un modèle de style parmi les joueurs de guzla morlaques. (Page 165.)

Ce passage est remarquable par sa simplicité et sa concision énergique. (Page 89.)

Cette jolie chanson, très populaire Cette chanson est, dit-on, dans la Grèce entière, etc. populaire dans le Monténégro; (Idem, p. 125.) c'est à Narenta que je l'ai entendue pour la première fois. (Page 243.)

Ainsi Mérimée sut jouer admirablement l'un et l'autre rôle: ici accuser la modestie du simple amateur, et là laisser accroire que son Italien, traducteur et commentateur, possède en ces matières une autorité indiscutable. Il y en a dans son livre pour tout le monde: pour les sceptiques, les réserves toutes naturelles que doit faire un étranger qui traite d'un pareil sujet; pour ceux tout disposés à croire à l'authenticité de ses soi-disant ballades illyriques, la belle assurance d'un homme qui s'entend aux choses qu'il dit. À la fois caricature et portrait: portrait de l'érudit amateur et caricature ou parodie du vrai savant, tel nous paraît être le commentateur de la Guzla[503].

§ 4

«L'AUBÉPINE DE VELIKO»: UNE INSPIRATION CHINOISE

Il paraît que l'Aubépine de Veliko, qui est la première ballade du recueil, fut aussi composée la première. Elle marque une sorte de transition entre Smarra et le reste de la Guzla.

Le sujet de l'Aubépine de Veliko ressemble beaucoup à celui du Bey Spalatin de Nodier, bien que le fond de cette ballade soit emprunté à un autre ouvrage: l'Orphelin de la maison de Tchao, drame chinois dont nous parlerons tout à l'heure.

Comme son prédécesseur, Mérimée raconte une vendetta illyrienne: la lutte longue et acharnée du vieux bey Jean Veliko avec ses «ennemis de l'Est».

Le bey de Nodier a eu vingt-quatre fils, tous tués dans les combats avec le «cruel Pervan»; celui de Mérimée en avait douze: «cinq sont morts au gué d'Obravo; cinq sont morts dans la plaine de Rebrovje». Jean Veliko avait un fils qu'il chérissait entre tous; ses ennemis l'ont enlevé,—tout comme Pervan enleva la belle Iska;—ils l'ont enfermé «dans une prison dont ils ont muré la porte». Il lui reste un fils, Alexis, «trop jeune pour la guerre», le dernier descendant des Veliko; c'est avec cet enfant qu'il fuit devant Nikola Jagnievo, Joseph Spalatin et Fédor Aslar; il passe la rivière Mresvizza et se réfugie chez son ami George Estivanich. Et George Estivanich le reçoit sous sa protection; il mange le pain et le sel avec le bey Jean Veliko, et «nomme Jean le fils que sa femme lui a donné».

Or, Nicolas Jagnievo, et Joseph Spalatin, et Fédor Aslar se sont réunis à Kremen. Ils ont bien mangé et bu de l'eau-de-vie de prunes et ils ont dit tous ensemble: «Que Jean Veliko meure avec son fils Alexis!» Le lendemain de la Pentecôte, ils descendent de la montagne avec leurs heyduques en armes. Ils passent la Mresvizza et s'arrêtent devant la maison de George Estivanich.

«Que venez-vous faire, beys de l'est? que venez-vous faire dans le pays de George Estivanich? Allez-vous à Segna complimenter le nouveau podestat?»

     —«Nous n'allons pas à Segna, fils d'Étienne, a répondu Nicolas
     Jagnievo; mais nous cherchons Jean Veliko et son fils. Vingt
     chevaux turcs, si tu nous les livres.»

     —«Je ne te livrerai pas Jean Veliko pour tous les chevaux turcs
     que tu possèdes. Il est mon hôte et mon ami. Mon fils unique porte
     son nom.»

     Alors a dit Joseph Spalatin: «Livre-nous Jean Veliko, ou tu feras
     couler du sang. Nous sommes venus de l'est sur des chevaux de
     bataille, avec des armes chargées.»

     —«Je ne te livrerai pas Jean Veliko, et, s'il te faut du sang, sur
     cette montagne là-bas j'ai cent vingt cavaliers qui descendront au
     premier coup de mon sifflet d'argent.»

     Alors Fédor Aslar, sans dire mot, lui a fendu la tête d'un coup de
     sabre; et ils sont venus à la maison de George Estivanich, où était
     sa femme, qui avait vu cela.

     —«Sauve-toi, fils d'Alexis! sauve-toi, fils de Jean! les beys de
     l'est ont tué mon mari; ils vous tueront aussi» Ainsi a parlé
     Thérèse Gelin.

     Mais le vieux bey a dit: «Je suis trop vieux pour courir.» Il lui a
     dit: «Sauve Alexis, c'est le dernier de son nom!» Et Thérèse Gelin
     a dit: «Oui, je le sauverai.»

     Les beys de l'est ont vu Jean Veliko. «À mort!» ont-ils crié: leurs
     balles ont volé toutes à la fois, et leurs sabres tranchants ont
     coupé ses cheveux gris.

     —«Thérèse Gelin, ce garçon est-il le fils de Jean?» Mais elle
     répondit: «Vous ne verserez pas le sang d'un innocent.» Alors ils
     ont tous crié: «C'est le fils de Jean Veliko!»

     Joseph Spalatin voulait l'emmener avec lui, mais Fédor Aslar lui
     perça le cœur de son ataghan, et il tua le fils de George
     Estivanich, croyant tuer Alexis Veliko.

Dix ans après, devenu un chasseur robuste et adroit, Alexis Veliko demande à Thérèse Gelin: «Maman, pourquoi ces robes sanglantes suspendues à la muraille.»

-«C'est la robe de ton père, Jean Veliko, qui n'est pas encore vengé; c'est la robe de Jean Estivanich, qui n'est pas vengé, parce qu'il n'a pas laissé de fils.»

     Le chasseur est devenu triste; il ne boit plus d'eau-de-vie de
     prunes; mais il achète de la poudre à Segna: il rassemble des
     heyduques et des cavaliers.

     Le lendemain de la Pentecôte, il a passé la Mresvizza, et il a vu
     le lac noir où il n'y a pas de poisson: il a surpris les trois beys
     de l'est, tandis qu'ils étaient à table.

     —«Seigneurs! seigneurs! voici venir des cavaliers et des heyduques
     armés; leurs chevaux sont luisants; ils viennent de passer à gué la
     Mresvizza: c'est Alexis Veliko.»

     —«Tu mens, tu mens, vieux racleur de guzla. Alexis Veliko est
     mort: je l'ai percé de mon poignard.» Mais Alexis est entré et a
     crié: «Je suis Alexis, fils de Jean!»

     Une balle a tué Nicolas Jagnievo; une balle a tué Joseph Spalatin;
     mais il a coupé la main droite à Fédor Aslar, et lui a coupé la
     tête ensuite.

     —«Enlevez, enlevez ces robes sanglantes. Les beys de l'est sont
     morts. Jean et George sont vengés. L'aubépine de Veliko a refleuri;
     sa tige ne périra pas!»

Ceux qui connaissent l'Orphelin de la Chine remarqueront que l'histoire du jeune Alexis rappelle singulièrement l'histoire du jeune prince dans la tragédie de Voltaire. En effet, après avoir emprunté à Nodier l'idée, point de départ, de sa ballade, à l'abbé Fortis quelques détails sur le sentiment de la vengeance chez les «Morlaques», Mérimée eut recours à un drame chinois pour l'intrigue; nous voulons dire la traduction du drame: Tchao-Chi-Cou-Ell ou le petit Orphelin de la maison de Tchao que le père Du Halde avait insérée dans sa Description de la Chine (1735) et qui fut la source principale de la tragédie de Voltaire[504]. Dans cette pièce, il s'agit de sauver de la mort un jeune orphelin, rejeton d'une illustre famille; l'ouvrage entier, féroce jusqu'à la barbarie, éclate en dévouements tout aussi sauvages. Le roi Ling-Kong a deux ministres préférés: Tchao-Tun, ministre des choses civiles, et Ton-an-Kou, ministre des choses militaires. Ce dernier est l'ennemi mortel de l'autre, et il parvient à faire massacrer toute la famille de Tchao-Tun, excepté sa femme qui est enceinte. Deux amis sont restés à cette femme, malgré ses malheurs, Tching-Ing et Kong-Sun-Tchou-Kiéou. Ils se décident à sauver l'héritier de Tchao-Tun. Tching-Ing a un fils; il le fait passer pour le fils de Tchao auprès des autorités chinoises devant lesquelles il accuse son ami Kong-Sun-Tchou-Kiéou d'avoir dérobé cet ennemi public aux recherches de la justice: Kong-Sun-Tchou-Kiéou est tué avec le fils de Tching-Ing, qui passe pour l'héritier de Tchao, et ainsi le véritable héritier est sauvé. Sauvé au prix de tant de sacrifices, l'orphelin grandit, parvient à reprendre l'autorité, se fait reconnaître et venge alors son père en même temps que l'infortuné Kong-Sun-Tchou-Kiéou, qui s'est dévoué pour lui.

En 1755, Voltaire emprunta à ce drame le sujet de sa tragédie l'Orphelin de la Chine; mais il a affaibli, par le mélange d'une intrigue amoureuse, une histoire pleine de sauvagerie tragique. C'est aussi une conception philosophique qui, dans l'Orphelin de la Chine, annihile la bonne volonté exotique de Voltaire[505]. Gengis-Khan veut assurer son trône par la mort du dernier survivant de la dynastie qui régnait avant lui. C'est un enfant confié à un mandarin, Zam-Ti, qui, pour le sauver, est prêt à livrer son propre fils au tyran à la place du jeune prince. Idamé, l'épouse du mandarin, pour sauver son enfant, dénonce à Gengis-Khan la substitution. Le Tartare avait autrefois aimé Idamé et son ancienne passion se rallume à la vue de cette femme. Il veut l'enlever au mandarin et l'épouser; mais Idamé, aussi fidèle épouse que mère tendre, propose à son mari de se tuer avec elle. Gengis-Khan les surprend au milieu de cette scène pathétique. Charmé de leur vertu, il fait grâce de la vie au jeune prince et prend le mandarin pour conseiller[506].

Ainsi dans l'adaptation que Voltaire a donnée de ce drame plein d'atrocités et de sublimes dévouements, tout finit comme dans la comédie, par un heureux dénouement. Gengis-Khan se laisse séduire au charme de la vertu et sent s'amollir la férocité de son cœur. La tendresse de la mère, la fidélité de l'épouse sont des sujets très édifiants, bien dignes de la comédie larmoyante ou du drame bourgeois; tous ces gens-là commencent à devenir bons, excessivement bons; trop bons pour qu'on puisse supposer un instant que Mérimée n'a connu le drame chinois que par l'intermédiaire de Voltaire. Il s'est inspiré directement de la traduction publiée par Du Halde. Le critique de la Foreign Quarterly Review[507], qui a signalé le premier la dette de Mérimée, ne s'est pas trompé; il déclare que la mère illyrienne atteint à un degré d'héroïsme très supérieur celui de l'Idamé de Voltaire; ce qui veut dire que son sacrifice lui coûte beaucoup moins, parce qu'il lui paraît beaucoup plus naturel. Est-ce là du véritable héroïsme? nous sommes tentés de croire que c'est à la fois plus de fanatisme et de sauvagerie. Au reste il n'y a qu'une seule passion exprimée dans la ballade de Mérimée: le désir de la vengeance, et ce n'est pas sur ce sentiment que Voltaire a édifié sa tragédie. Mérimée, d'autre part, qui s'intéressait aux Grecs de Fauriel, aux Illyriens de Nodier, aux Morlaques de Fortis, a pu éprouver le même intérêt pour les Chinois de Du Halde. De l'original, il a su retrouver la sauvage énergie, la soif inassouvie de la vengeance longtemps désirée. Dans cette courte pièce on reconnaît déjà la manière de Carmen ou de Matéo Falcone, les actes nous révèlent la passion qui agite les cœurs.

Ce drame chinois, pour le faire illyrien, Mérimée s'adresse à Fortis; grâce aux renseignements qu'il trouve dans le Voyage, il répand sur son poème une couleur toute superficielle, il est vrai, mais qui ne nous en transporte pas moins dans un autre monde: monde de fantaisie, Illyrie peu différente de celle de Nodier, mais qui se transformera plus tard en une Illyrie plus originale sinon plus véritable. C'est chez Fortis qu'il trouve le détail de la chemise ensanglantée:

Si les amitiés des Morlaques, non corrompus, sont constantes et sacrées, leurs inimitiés ne sont pas moins durables et presque indélébiles. Elles passent de père en fils, et les mères n'oublient jamais d'inculquer, déjà aux enfants de bas âge, le devoir de venger un père tué, et de leur montrer souvent, à cet effet, la chemise ensanglantée, ou les armes du mort. La passion de la vengeance s'est si fort identifiée avec la nature de ce peuple, que toutes les exhortations du monde ne pourraient pas la déraciner[508].

Dans une note—car les notes ont une grande importance: ce sont elles qui nous révèlent d'une façon plus précise où Mérimée puise sa science—il emprunte, à peu de chose près, le texte même de Fortis:

FORTIS: MÉRIMÉE:

Ce peuple se sert d'un proverbe La vengeance passe pour un familier, qui n'est que trop accrédité: devoir sacré chez les Morlaques. Ko ne se osveti, onse ne posveti, qui Leur proverbe favori est ne se venge pas, ne se sanctifie pas. celui-ci: Qui ne se venge pas Il est remarquable que dans la langue ne se sanctifie pas. En illyrienne, osveta signifie également illyrique, cela fait une espèce vengeance et sanctification. de calembour: Ko ne se osveti onse ne posveti. Osveta, en illyrique, signifie vengeance et sanctification[509].

Ici Mérimée suit si fidèlement le Voyage, qu'il reproduit deux fautes typographiques. En réalité, il faut lire: Ko se ne osveti, on se ne posveti.

Les noms de personne, s'ils ne sont tous authentiques, ont un certain cachet d'exotisme. Le nom de Fédor est russe et non pas serbe; Spalatin est emprunté à Nodier; Estivanich, Aslar, Gelin, n'existent pas; Veliko veut dire grand et Mérimée a dû l'apprendre sur la carte où ce nom figure très souvent; les noms de lieux sont exacts et c'est sans doute d'après une carte géographique que Mérimée indique les divers itinéraires suivis par ses héros.

Que manque-t-il à ce poème pour être sinon véritablement illyrien du moins un pastiche de la poésie illyrienne? Indépendamment d'un peu plus d'exactitude dans le détail, il lui faudrait encore se rapprocher davantage par son inspiration des sources de la poésie populaire serbo-croate. Un poème qui a pour sujet la haine de deux familles ou de plusieurs chefs, est de tous les peuples comme de tous les pays, mais si le chanteur serbe avait traité cette histoire, il lui aurait assurément donné une plus large allure épique et il y aurait mis plus de naïf enthousiasme que ne l'ont les courtes scènes serrées de Mérimée.

§ 5

«VOYAGE EN BOSNIE»—«CHANTS GRECS»

Dans sa lettre au Russe Sobolevsky, Mérimée indique, comme une des sources où il a puisé «la couleur locale tant vantée» de la Guzla, «une petite brochure d'un consul de France à Banialouka», dont il avait oublié le titre. Dans sa préface à la seconde édition de son livre, il cite «une assez bonne statistique des anciennes provinces illyriennes, rédigée, croit-il, par un chef de bureau du Ministère des Affaires étrangères».

En 1901, M. Jean Skerlitch a identifié cet ouvrage[510]. C'est un volume intitulé: Voyage en Bosnie dans les années 1807 et 1808, par M. Amédée Chaumette-Desfossés, consul de France en Prusse; ci-devant chancelier du consulat général de Bosnie, etc., etc.[511] Imprimé à Paris chez Didot en 1812, ce livre ne fut pas mis dans le commerce; sa couverture porte: Berlin, 1812. Dix ans plus tard, l'auteur fit tirer un nouveau titre et réimprima la dernière page (155) au bas de laquelle fut inscrite la mention: Imprimerie de Jules Didot, l'aîné, imprimeur du roi. C'est sans doute cette édition que Mérimée a connue, car c'est la seule où il est dit que M. Desfossés était «ancien rédacteur au département des Affaires étrangères», et «autrefois, chancelier du consulat général de Bosnie». Il faut remarquer que ce consulat était à Travnik et non pas à Banialouka, comme le dit Mérimée.

Chaumette-Desfossés était excellent observateur et son travail sur la Bosnie abonde en documents de premier ordre, relatifs à la géographie, au commerce, aux institutions et aux coutumes de cette contrée, alors province turque. À l'époque de son séjour à Travnik, le consulat général de France dans cette ville jouait un rôle politique très important et le futur auteur du Voyage en Bosnie dut prendre de nombreuses informations sur le pays et les habitants. Il ne s'agissait rien moins que d'une occupation française de la Bosnie et de son incorporation dans les Provinces Illyriennes. Les grands seigneurs bosniaques—Slaves islamisés—voyaient de mauvais œil l'envoyé du «Grand Napoléon»; une mutuelle méfiance séparait les «Frantzousi» des gouvernants du pays et, pendant un certain temps, le consul n'osa sortir de sa maison; c'est pourquoi Chaumette-Desfossés n'emporta pas un très bon souvenir de Travnik; aussi quelques inévitables exagérations ne doivent-elles pas étonner dans son livre. Voici du reste la peinture qu'il fait des Bosniaques:

La chose qui frappe le plus l'Européen arrivant en Bosnie, c'est l'abord dur et les regards farouches des habitants de Bosna-Séray, de Travnik et des villes de confins. La situation de cette province, frontière des états de l'empereur d'Autriche et de ceux de Venise, avec lesquels elle était habituellement en guerre, avait rendu les Bosniaques très méfiants vis-à-vis de ceux qui se présentaient sur leur territoire. Tout étranger qui s'arrêtait plus de trois jours dans un endroit, sans en avoir la permission des autorités turques, était pendu comme espion; et, ce qui prouve l'inhospitalité des naturels, c'est que, quoique beaucoup d'entre eux soient intéressés dans le commerce des marchandises qu'ils tirent d'Allemagne ou de Dalmatie, aucun négociant de ces derniers pays n'a jamais osé s'établir chez eux. Le commerce d'échange se fait par des marchés, établis sur les frontières, à des jours fixés dans chaque semaine.

Au reste, cette férocité des habitants paraît moins extraordinaire à celui qui connaît leur manière de se nourrir. Leur régime se compose principalement de crudités, d'aliments salés et d'eau-de-vie: toutes choses très propres à exciter l'effervescence et l'âcreté du sang. Quand un Bosniaque se lève, il commence par boire un grand verre d'eau-de-vie de prunes sauvages (slibovitç). Un peu avant le dîner, il en boit au moins deux autres, en mangeant des pâtisseries. Pour étouffer la chaleur épouvantable que cette boisson lui donne à l'estomac, il dévore son potage à l'oignon et aux navets, coupés par petits morceaux, et sans pain; son ragoût horrible de viande de mouton fumée grossièrement (paçterma) et ses choux aigres. On sert ensuite une copieuse soupe aux haricots; et le repas finit par un renouvellement de boisson d'eau-de-vie. Tel est le dîner habituel dans la mauvaise saison. En été, les Bosniaques ne vivent presque que de melons d'eau, de concombres, etc., qu'ils mangent crus. C'est mettre de la cérémonie dans un festin que d'y servir un agneau rôti à la manière turque, c'est-à-dire tout entier, et farci de riz avec les intestins hachés. Les naturels boivent peu d'eau. Ils prétendent que sa crudité occasionne des coliques, donne des goitres et fait tomber les dents: ce qui peut être vrai pour les eaux de source. C'est apparemment pour obvier à ce mal qu'ils boivent tant d'eau-de-vie, qu'on peut regarder cette liqueur comme la principale boisson du pays, et que l'on accoutume un jeune homme à en user, comme ses pères, du moment qu'il atteint l'âge de puberté[512].

Évidemment, Chaumette-Desfossés exagérait. L'ivrognerie, sans doute, n'est pas rare chez les Serbo-Croates; elle n'est pas pour autant un vice général dont la nation tout entière se trouve profondément atteinte. Toutefois, les fiers cochons bosniaques[513] de Chaumette séduisirent Mérimée et il fit couler à pleins bords l'eau-de-vie de prunes dans la Guzla.

Quant aux informations culinaires que donne l'auteur du Voyage en Bosnie, Mérimée n'oublia pas de les mettre à contribution à l'occasion de ses ballades; c'est ainsi qu'il parle plusieurs fois de «l'agneau cuit»; il explique même ce que c'est que ce mets, dans les notes qui accompagnent la Querelle de Lepa et de Tchernyegor: «Mot à mot, dit-il, du mouton fumé assaisonné avec des choux; c'est ce que les Illyriens nomment paçterma[514].» Mais c'étaient là des emprunts peu considérables. Ce qui est plus important, c'est que Mérimée trouve chez Chaumette-Desfossés cette idée de la férocité des Illyriens qu'il avait déjà introduite dans l'Aubépine de Veliko; de plus, le Voyage en Bosnie lui donne certains détails sur l'histoire de ce pays qu'il est heureux de pouvoir exploiter. Comme Fortis, mais moins que Fortis, nous le verrons, Chaumette-Desfossés fournit à Mérimée les renseignements qu'il insère dans ses longues notes, et quelquefois des motifs pour ses ballades[515].

VOYAGE EN BOSNIE: LA GUZLA:

[1460]… Peu après, Thomas fut Thomas Ier, roi de Bosnie, fut assassiné par ses deux fils naturels, assassiné secrètement, en 1460, Étienne et Radivoï. par ses deux fils Étienne et Radivoï. Le premier fut couronné Étienne, l'un des meurtriers, fut sous le nom de Étienne-Thomas couronné sous le nom d'Étienne Thomas II; c'est le héros de cette II, sans que son parricide fût connu. ballade. Radivoï, furieux de se Radivoï, se voyant exclu du trône, voir exclu du trône, révéla le révéla le crime du roi et le sien. crime d'Étienne et le sien, et Cette découverte, en rendant le roi alla ensuite chercher un asile odieux, ne l'empêcha pourtant pas de auprès de Mahomet. régner. Mais la fortune l'abandonna bientôt. L'évêque de Modrussa, légat L'évêque de Modrussa, légat du apostolique de la cour de Rome en pape en Bosnie, persuada à Bosnie, persuada à Thomas II qu'il Thomas II que le meilleur moyen devait cesser de payer aux Turcs le de se racheter de son parricide tribut qu'ils avaient imposé sur le était de faire la guerre aux royaume. Mahomet II, irrité, vint Turcs. fondre sur la Bosnie, à la tête d'une armée formidable. On prétend que, dans cette occasion, les hérétiques paterniens et les Grecs [lisez: Serbes orthodoxes], aigris depuis longtemps par les persécutions des Catholiques, ne firent aucune résistance. Quoi qu'il en soit, le royaume dévasté n'offrit bientôt que l'image d'un Elle fut fatale aux Chrétiens: désert. Le roi, contraint à se Mahomet ravagea le royaume et réfugier dans la forteresse de Kloutch, assiégea Thomas dans le château y fut assiégé par les Ottomans. Il de Kloutch en Croatie, où il était réduit à l'extrémité, lorsque s'était réfugié. Trouvant que la Mahomet lui offrit la paix, ainsi qu'à force ouverte ne le menait pas tous les grands, sous la condition de assez promptement à son but, le lui prêter serment de fidélité, et de sultan offrit à Thomas de lui lui payer l'ancien tribut. Ces offres accorder la paix, sous la avantageuses ne pouvaient être condition qu'il lui paierait rejetées. Thomas II, suivi des seulement l'ancien tribut. principaux de sa cour, se rendit au Thomas II, déjà réduit à camp de l'empereur ottoman. Arrivés là, l'extrémité, accepta ces on leur signifia que, pour première conditions et se rendit au camp preuve de sincérité, ils eussent à se des infidèles. Il fut aussitôt faire circoncire et à professer arrêté, et sur son refus de se l'islamisme. Tous ceux qui ne prirent faire circoncire son barbare pas ce parti, éprouvèrent une mort vainqueur le fit écorcher vif et cruelle. Le roi fut de ce nombre. On achever à coups de flèches. frémit d'horreur au récit de son supplice. Après avoir été écorché vif, on le lia à un pieu, où il servit de but aux flèches des Turcs. Par sa mort, les Ottomans, restés maîtres du royaume, y établirent un Bèylerbèy. Cette forme de gouvernement subsiste encore aujourd'hui.

Des informations qui lui étaient données, Mérimée a tiré la courte notice que nous avons mise en regard du texte de Chaumette-Desfossés. Sèche et brève, elle contient ce qu'il y a d'essentiel dans le récit du consul; elle est faite pour éclairer le lecteur sur les origines de ce drame sanglant et sur le drame lui-même dont Mérimée s'est proposé d'illustrer certaines phases; car, avec son extraordinaire puissance d'évocation, il a vu se dérouler l'horrible tragédie dans le palais de Thomas Ier; il a su se représenter les tourments affreux, les terreurs de l'âme du parricide; il a compris qu'un tel crime devait être expié d'épouvantable façon; la main de Dieu devait conduire la vengeance; mieux que cela, il a su donner la vie à ce roi meurtrier dont l'ambition ne recule pas devant le forfait le plus abominable et qui reste cependant bon chrétien.

Séduit par le pathétique de cette histoire, il l'a conçue un peu à la façon d'une épopée où le sang coule à flots, où les passions sont violentes, les crimes inouïs. Mais il avait l'haleine trop courte pour créer un poème d'une telle envergure; il s'est borné à en décrire quelques scènes, à peindre quelques tableaux. À ce Thomas II, roi de Bosnie, personnage absolument inconnu dans la tradition populaire, Mérimée consacre quatre ballades qui sont comme les fragments d'un grand poème: la Mort de Thomas II, la Vision de Thomas II, le Combat de Zenitza-Velika et le Cheval de Thomas II.

Dans ces ballades, suivant sa manière habituelle, il a mis en œuvre l'idée que lui avait suggérée Chaumette, en s'inspirant de récits ou de scènes analogues, trouvées çà et là au hasard de ses lectures. Dans la Vision de Thomas II, il ébauche sa nouvelle: la Vision de Charles XI, qui est, on le sait, fondée sur un récit du colonel Gustafson, roi détrôné de Suède[516]. Nous n'avons pu découvrir à quelle autre source que Chaumette l'auteur de la Guzla a puisé l'inspiration de la première et de la troisième ballade; aussi nous contenterons-nous de dire que le récit, dans la Mort de Thomas II[517], affecte un tel air de simplicité qu'il n'est pas impossible qu'il y ait là une influence directe des livres saints:

Alors les mécréants leur coupèrent la tête, et ils mirent la tête d'Étienne au bout d'une lance, et un Tartare la porta près de la muraille en criant: «Thomas! Thomas! voici la tête de ton fils. Comme nous avons fait à ton fils, ainsi te ferons-nous!» Et le Roi déchira sa robe et se coucha sur de la cendre, et il refusa de manger pendant trois jours…

Et les murailles de Kloutch étaient tellement criblées de boulets qu'elles ressemblaient à un rayon de miel, et nul n'osait lever la tête seulement pour regarder, tant ils lançaient de flèches et de boulets qui tuaient et blessaient les Chrétiens. Et les Grecs et ceux qui se faisaient appeler «agréables à Dieu» nous ont trahis, et ils se sont rendus à Mahomet

Pour ce qui est de la troisième, le Combat de Zenitza-Velika[518], c'est le combat fameux de un contre plusieurs, de dix contre cent; le combat qu'on trouve dans toutes les histoires et dans toutes les littératures; la Grèce a eu Léonidas et ses trois cents Spartiates, Rome les trois cents Fabius au Crémère; en France Roland à Roncevaux, l'Illyrie fantaisiste de Mérimée aura Radivoï et ses vingt cousins.

Dans la quatrième, le Cheval de Thomas II, Mérimée brode sur un thème des plus connus dans la poésie populaire de toutes les nations: l'attachement du cheval à son maître. Nous connaissons Xanthos le cheval d'Achille, le poulain Babiéca du Cid; le héros des chants serbes Marko Kraliévitch a son cheval Charatz; ne fallait-il pas que Thomas II eût son cheval aussi? Mérimée a appris que les chevaux parlent souvent, de Fauriel, dans les Chants grecs.

Vévros et son cheval. Le Cheval de Thomas II.

À Vardari, à Vardari,—dans la plaine «Pourquoi pleures-tu, mon beau de Vardari,—Vévros, las! était cheval blanc? pourquoi hennis-tu gisant;—et son cheval moreau lui dit: douloureusement? N'es-tu pas «Lève-toi, mon maître, et cheminons; harnaché assez richement à ton voilà notre compagnie qui s'en gré? n'as-tu pas des fers va.»—«Je ne puis cheminer, mon d'argent avec des clous d'or? moreau;—je vais mourir.—Viens creuse n'as-tu pas des sonnettes la terre avec tes pieds,—avec tes d'argent à ton cou? et ne fers d'argent; enlève-moi avec tes portes-tu pas le Roi de la dents,—et dans la terre fertile Bosnie?»—«Je pleure, jette-moi,—puis prends aussi mon mon maître, parce que l'infidèle mouchoir—et le porte à ma belle m'ôtera mes fers d'argent et mes amie,—pour qu'elle me pleure sonnettes d'argent. Et je en le voyant[519]…» hennis, mon maître, parce que avec la peau du Roi de Bosnie le mécréant doit me faire une selle[520].»

Que Mérimée ait songé à Fauriel quand il composa sa ballade, c'est chose sûre, car trente ans plus tard, parlant de la poésie albanaise, il va dire: «On notera que les sabres et les chevaux qui parlent sont fréquents dans les ballades des klephtes[521].»

Comme le cheval de Vévros, le cheval de Thomas II a des fers d'argent; il est vrai que tous les chevaux que chante la poésie populaire ont tous, ou à peu près tous, des fers d'argent, une parure recherchée[522]: ces nobles bêtes aiment le panache. Toutefois l'on peut dire que, guidé par Fauriel, Mérimée approche, autant que faire se pouvait, du véritable esprit de la poésie populaire en général et de la poésie populaire serbe en particulier. Voici, par exemple, le commencement d'une pièce intitulée la Mort de Marko Kraliévitch:

Marko Kraliévitch était parti de bonne heure, un dimanche; avant le lever du soleil, il était au pied du mont Ourvina. Tandis qu'il le gravissait, Charatz, sous lui, commença à chopper, à chopper et à verser des larmes. Cela causa à Marko un grand trouble: «Qu'est cela, Charatz? dit-il; qu'est-ce, mon bon cheval? Voilà cent cinquante années que nous sommes ensemble; jamais encore tu n'avais bronché, et voilà que tu commences à broncher et à verser des larmes! Dieu le sait, il n'arrivera rien de bon; il va y aller de quelque tête, soit de la tienne, ou de la mienne.» Marko ainsi discourait, quand la Vila s'écrie du milieu de la montagne, appelant Marko: «Mon frère, dit-elle, Marko Kraliévitch, sais-tu pourquoi ton cheval bronche? Charatz s'afflige sur son maître, car vous allez bientôt vous séparer.» Mais Marko répond à la Vila: «Blanche Vila, puisse ton gosier devenir muet! Comment pourrais-je me séparer de Charatz, quand j'ai parcouru la terre à ses côtés, que je l'ai visitée de l'orient à l'occident, et qu'il ne s'y trouve point un meilleur coursier ni un héros qui l'emporte sur moi? Je ne pense point quitter Charatz, tant que ma tête sera sur mes épaules.—Mon frère, reprend la blanche Vila, personne ne t'enlèvera Charatz; et pour toi, tu ne peux mourir, ni de la main d'un guerrier, ni sous les coups du sabre tranchant, de la massue ou de la lance de guerre; car tu ne crains sur la terre aucun guerrier. Mais tu dois mourir, Marko, de la main de Dieu, l'antique tueur[523].»

En tous pays la poésie populaire se ressemble; le cheval, compagnon inséparable des héros qu'elle chante, s'y retrouve loué pour les mêmes qualités et pour les mêmes services. Nous comprendrons donc que Mérimée traitant d'un pareil sujet ait atteint tout naturellement au ton de la vraie poésie populaire serbo-croate.

Qu'est-ce donc que fait la valeur littéraire de ces poèmes si les sujets n'en sont pas nouveaux? Hâtons-nous de le dire, c'est la manière dont ils sont traités. Sous les murs de la forteresse de Kloutch nous assistons à un véritable combat avec tous ses épisodes, tels qu'on peut les imaginer dans ces temps où l'on se battait presque corps à corps; ce père qui du haut des murailles voit la tête tranchée de son fils, promenée au bout d'une pique; ce mur tout «percé de boulets comme un rayon de miel»; la trahison; les injures que s'adressent les adversaires en présence: tout cela donne l'illusion de la réalité. Le récit est court et rapide; il nous fait passer d'émotions en émotions; trois scènes des plus dramatiques en quelques lignes: l'apparition saisissante du spectre, l'entrevue du roi avec Mahomet II, la mort du parricide; et il semble que rien n'y manque. Peut-on mettre plus de couleur et plus de vie dans ce bref exposé de la bataille de Zenitza-Velika:—«Quand les Dalmates ont vu nos étendards de soie jaune, ils ont relevé leurs moustaches, ils ont mis leurs bonnets sur l'oreille»… Gestes fanfarons avec lesquels leur lâcheté fera un singulier contraste; le scintillement des sabres, le hennissement des chevaux, la fuite précipitée des poltrons insolents; le serment de vaincre ou de mourir qui fait songer à la vieille garde, fout cela est noté avec une rare précision et une sobriété admirable.

Ce cheval avec ses fers d’argent et ses clous d’or, ses sonnettes d’argent qui parent son collier, éveille en nous l’idée de ces beaux chevaux arabes si fiers de leur parure. Quoi de plus dramatique que l’antithèse que fait la réponse de l’animal avec l’interrogation du maître: «Et je hennis, mon maître, parce qu’avec la peau du roi de Bosnie le mécréant doit me faire une selle.»