Il y a des dragons, des fantassins, des Là sont des hommes indomptables, canons et des mortiers. «Venez à la Au cœur de fer, montagne, vous y verrez cinq cents Des rochers noirs et redoutables braves Monténégrins. Pour leurs canons, Comme les abords de l'enfer. il y a des précipices; pour leurs dragons, des rochers, et pour leurs Ils ont amené des canons fantassins, cinq cents bons fusils.» Et des houzards et des dragons. —Vous marchez tous, ô capitaines! Alors a dit leur capitaine: «Que chaque Vers le trépas; homme ajuste son fusil, que chaque Contemplez ces roches hautaines, homme tue un Monténégrin…» N'avancez pas!
«Écoutez l’écho de nos fusils, a dit le Car la montagne a des abîmes capitaine.» Mais avant qu’il se fût Pour vos canons; retourné, il est tombé mort et Les rocs détachés de leurs cimes vingt-cinq hommes avec lui. Les autres Iront broyer vos escadrons. ont pris la fuite, et jamais de leur vie ils n’osèrent regarder un bonnet Monténégro, Dieu te protège, rouge… Et tu seras libre à jamais, Comme la neige De tes sommets![778]
Ainsi le peu de «couleur» qu’il semble y avoir dans le livret de cet opéra est dû à la Guzla. Comme tout imitateur, l’auteur est allé à ce qu’il y avait de plus gros dans le livre de Mérimée; il a exagéré, pour produire plus d’effet, tout ce qu’aurait dû suspecter un lecteur avisé. Ce sont les histoires de vampires que le «doux Gérard» a empruntées de préférence à la Guzla; l’idée de ces montagnards quelque peu fanfarons, de ce barde chef de parti et guerrier redoutable.
De nos jours l’influence du recueil de Mérimée a continué de se faire sentir dans le même sens, et c’est toujours ce qu’il y a peut-être de plus contraire à l’esprit du peuple serbe qu’on a été tenté de croire le plus authentique. Dans son beau drame Pour la Couronne, François Coppée a imaginé un certain Ibrahim-Effendi, agent secret du sultan Mohammed II, qui voyage sous le déguisement d’un joueur de guzla serbe, et pour la circonstance porte le nom de Benko. Il se présente à la cour de Balkanie:
Qui donc à mes genoux courbe si bas la tête?
Quel est cet étranger?
Moins que rien. Un poète,
Ayant pour tout trésor sa guzla de sapin,
Prince, et qui vous demande un asile et du pain.
Tu nous diras, ce soir, les nouveaux airs.
Tu sais, ces chants roumains, ces légendes valaques
Qui font peur. Mauvais œil, sorcières, brucolaques[779]…
De même, très vraisemblablement c’est en songeant à Mérimée que
Victorien Sardou a fait figurer dans sa pièce Spiritisme un certain
Stoudza, «Serbe subtil et irrésistible», sorte d’enchanteur qui n’est
pas sans avoir bien des points communs avec ceux de la Guzla[780].
Ainsi, on ne saurait trop le redire, c’est par ce que le recueil de
Mérimée contenait de plus faux qu’il a paru le plus exact.
§ 5
Quelques écrivains mieux renseignés que ne l’étaient Gérard de Nerval, Théophile Gautier ou François Coppée par exemple, savaient parfaitement combien la Guzla différait de la poésie serbe authentique. Dès 1856, E. de Laboulaye écrivait: «La Guzla est un joli pastiche, une aimable débauche d’imagination; mais les Serbes de M. Mérimée ne sont pas tout à fait ceux de Vouk Stéphanovitch[781].»
En effet, il devenait de jour en jour moins difficile de s'initier à la poésie populaire serbo-croate, et ceux qui se laissèrent prendre au recueil de Mérimée en sont d'autant plus impardonnables: il eût été facile de ne pas tomber dans une telle erreur; les piesmas étaient assez connues en France: il eût suffi de consulter les collections qu'on en avait publiées, les excellents articles qu'on leur avait consacrés, pour éviter de se tromper aussi lourdement sur leur véritable caractère.
Les revues du temps en avaient donné de nombreux extraits[782]; de plus, Fauriel, le premier titulaire de la chaire de littérature étrangère à l'Université de Paris, avait fait pendant l'année 1831-32 un cours sur la poésie populaire serbe[783]. Peu de temps après, une femme de lettres qui ne manquait pas de talent, Mme Élise Voïart (la belle-mère de Mme Amable Tastu)[784], donna deux volumes des Chants populaires des Serviens, recueillis par Wuk Stephanowitsch Karadschitsch et traduits d'après Talvj (Paris, J.-A. Mercklein, 1834). L'ouvrage cependant n'eut aucun succès, bien que H. Fortoul lui eût consacré une notice bienveillante dans la Revue des Deux Mondes[785]. Lamartine qui, vers la même époque, fit son voyage en Orient, lut avec attention ce recueil, s'en documenta et, dans une édition postérieure, inséra dans son itinéraire plusieurs chants serbes de cette traduction, comme «commentaire» de ses notes.
Nos lecteurs, disait-il, nous sauront gré de leur faire connaître cette littérature héroïque. C'est une poésie équestre qui chante, le pistolet au poing et le pied sur l'étrier, l'amour et la guerre, le sang et la beauté, les vierges aux yeux noirs et les Turcs mordant la poussière. Son caractère est la grâce dans la force, et la volupté dans la mort. S'il me fallait trouver à ces chants une analogie ou une image, je les comparerais à ces sabres orientaux trempés à Damas, dont le fil coupe des têtes et dont la lame chatoie comme un miroir[786].
On peut ne pas trouver très exacte cette manière de caractériser les chants serbes, mais un fait est certain: Lamartine, quand il en eut besoin, s'adressa à une collection de poésies authentiques, et ne paraît pas avoir songé le moins du monde à Mérimée[787].
Six ans plus tard, la poésie serbe eut l'honneur d'un cours spécial au Collège de France, et ce fut le célèbre poète polonais Adam Mickiewicz qui en fut chargé. Nous nous occuperons ailleurs de ces leçons. Sans faire ici l'histoire de la chaire de slave au Collège de France, disons toutefois que tous ses titulaires ont fait une large place à la poésie serbe: Cyprien Robert, auteur d’un remarquable ouvrage sur les Slaves de Turquie: Alexandre Chodzko, auteur des Contes des paysans et des pâtres slaves; enfin le représentant actuel des études slaves en France, M. Louis Leger.
Quelques autres écrivains, non moins zélés, contribuèrent à faire connaître en France les piesmas. Une dame russe, la princesse Kolzoff-Massalsky, donna, sous le pseudonyme de «Mme Dora d’Istria», de nombreux articles à la Revue des Deux Mondes (1858-1873). Ces articles, il est vrai, témoignent plus de bonne volonté que de connaissance du sujet, mais on n’a qu’à se louer des excellentes traductions des poésies serbes faites par Auguste Dozon, ancien consul de France et professeur à l’École des langues orientales. Celui-ci avait passé une trentaine d’années parmi les Slaves du Sud; il connaissait à fond leurs idiomes, mœurs et caractère. Son ouvrage l’Épopée serbe (Ernest Leroux, 1888) est assurément la plus exacte traduction qui existe des chants serbes[788].
Le baron Adolphe d’Avril, qui a laissé une belle traduction de la Chanson de Roland en français moderne, ainsi que plusieurs intéressants travaux relatifs aux Slaves méridionaux, a fait en 1868 une excellente traduction des piesmas appartenant au cycle de la Bataille de Kossovo[789]. Moins rigoureux philologue que A. Dozon, le baron d’Avril a mis dans sa traduction plus de chaleur poétique que son prédécesseur. On ne peut lui faire qu’un reproche: il avait pratiqué trop longtemps la littérature française du moyen âge, et lorsqu'il voulut rendre en français la naïveté des piesmas serbes, il fut amené à leur donner un cachet qui n'était pas le leur. La poésie occidentale et catholique du moyen âge a déteint légèrement sur la poésie serbe, orientale et orthodoxe.
En 1893, le délicat poète nivernais Achille Millien nous a donné un petit volume des Chants populaires de la Grèce, de la Serbie et du Monténégro (A. Lemerre, éditeur). M. Millien ne connaît pas le serbe et ses versions ne sont en définitive que la mise en vers de celles de Mme Voïart, de Cyprien Robert et de A. Dozon; mais—nous avons déjà eu occasion de le dire—si la forme que le poète leur a donnée ne ressemble en rien aux formes habituelles des chants serbes, le fond est reproduit avec un rare bonheur. Sous le souffle vivifiant du poète, les traductions un peu froides de ses prédécesseurs ont retrouvé les grâces naïves qu'elles avaient perdues; elles ne se ressemblent plus à elles-mêmes que comme brillante fleur éclose au milieu des prés rappelle une plante desséchée dans un album.
* * * * *
Ainsi, sans prétendre que la poésie serbe ait jamais joui en France d'une immense popularité, on peut dire cependant qu'elle y était et qu'elle y est assez connue pour qu'on puisse facilement se mettre en garde contre des mystifications du genre de celle de Mérimée. On ne s'y trompe que si l'on veut bien s'y tromper[790].
§6
Les visiteurs de l'Exposition Universelle de 1900 ont pu voir dans une des vitrines du pavillon bosniaque un petit volume in-12, illustré, intitulé: Contes de la Bosnie. C'était un recueil-traduction des ballades populaires de cette charmante et petite contrée que le Traité de Berlin avait arrachée à l'Empire Ottoman et soumise à «l'occupation» austro-hongroise.
«Dans le plus beau pays du monde, déclarait dans sa préface l'auteur inconnu de cet ouvrage, sous le pseudonyme de «M. Colonna», entre la Slavonie, la Dalmatie et le Monténégro, un coin de pur Orient est resté intact qui dit la splendeur et la poésie du passé et le respect du progrès moderne pour toutes ces choses.
«C'est la Bosnie-Herzégovine, provinces turques jadis, aujourd'hui possessions austro-hongroises.
«Ce peuple heureux entre tous, dont on a respecté les croyances et les coutumes, et qui ne s'est aperçu du changement de maîtres qu'à la liberté soudain acquise (sic) et au bien-être toujours grandissant, n'a rien changé à ses traditions des âges lointains…
«Là, tout est tradition: histoire, chants populaires, récits
héroïques se racontent de père en fils en un langage d'une
singulière poésie et d'une délicatesse tendre, qui surprennent,
chez ce peuple un peu rude et si longtemps privé de culture…
«Les ballades qui suivent sont pleines de ces tendresses, elles sont simples, ces ballades, comme les êtres bons et sages qui me les ont contées cet hiver, au coin du feu, là-bas, dans leurs montagnes couvertes de neige[791].»
À franchement parler, c'est un pauvre livre que ces Contes de la Bosnie, comme du reste toute cette foule de publications officielles et semi-officielles que le gouvernement des «provinces occupées» répandait naguère à profusion—avant l'annexion définitive du pays—dans le but d'éclairer l'opinion publique européenne[792]. Du reste, que pouvions-nous espérer de mieux d'un étranger qui ignorait complètement la langue serbo-croate (ou «bosniaque» comme il l'appelait)[793], et qui n'avait visité que les «villages de Potemkine» de Bosnie, les resplendissantes Ilidjé, où le «train des journalistes» débarque de Budapest, deux fois par an, les représentants de la presse européenne, armés d'appareils photographiques et d'une plume alerte, dans une nature poétisée, décor idéal, où se trouvent entre les pittoresques minarets orientaux, les chutes d'eau argentées, les fermes subventionnées par le gouvernement, des hôtels confortables.
Examinons de près ces Contes de la Bosnie.
L'ouvrage est divisé en trois parties: Mœurs et coutumes—Ballades—Contes.
Dans la première: des lieux communs. Ce sont les superstitions, les vampires, le mauvais œil, les coutumes du mariage, les pobratimi; toutes choses évidemment racontées d'après les voyageurs allemands (à en juger d'après le sentimentalisme bourgeois et l'orthographe des noms propres); tout est embelli, fardé, sucré, une vraie Arcadie moderne; mais en même temps c'est toute une parodie de la vie «bosniaque».
Dans la troisième partie, l'auteur rapporte sept «contes populaires»,—dont la plupart sont authentiques,—qu'il traduit sur la traduction portugaise d'une traduction allemande[794], en un langage qui affecte un faux air de naïveté. Tout cela a pour nous peu d'intérêt.
* * * * *
La deuxième partie en offre davantage. Elle contient douze «ballades bosniaques». Il est difficile de reconnaître pour authentiques même celles qui ont un fond véritablement populaire. Dans la Belle Léposava par exemple, qui n'est autre chose que la Mort de Militch le porte-drapeau, l'auteur a tellement mutilé et fardé le texte, pour le faire plus naïf, qu'il l'a rendue méconnaissable.
D'autres sont purement et simplement fabriquées par l'auteur, dans la même forme soi-disant populaire; et nous ne saurions y voir autre chose qu'une espèce de travestissement ridicule.
Quatre de ces ballades prétendues populaires sont des paraphrases des ballades illyriques de Mérimée. «M. Colonna» a librement raconté, gâté plutôt, les pièces de la Guzla. Sans le reconnaître et sans citer Mérimée, il transforme: les Braves Heyduques en la Mort des Héros (pp. 145-149); Maxime et Zoé en le Secret de Lepa (pp. 123-128); la Vision de Thomas II, roi de Bosnie, devient la Vision de Thomas II, dernier roi de Bosnie (pp. 129-135); enfin, la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga devient la Triste Ballade tout court (pp. 115-121).
Il suffira de citer ici un exemple caractéristique: ce sont les deux Visions que nous choisirons.
_La Vision de Thomas II, Roi La Vision de Thomas II, dernier de Bosnie. roi de Bosnie_.
Le Roi Thomas se promène dans sa Dans la montagne de Proloque le chambre; il se promène à grands pas, tonnerre gronde sinistre, tandis que ses soldats dorment couchés effrayant comme la charge des sur leurs armes; mais lui il ne peut cent canons de Venise… Le ciel dormir, car les infidèles assiègent sa est noir comme les plus noirs ville, et Mahomet veut envoyer sa tête abîmes du mont Kumara… Les à la grande mosquée de Constantinople. torrents sont gonflés de toutes les larmes de la Bosnie et de 2 tous les sanglots des mères… Le roi Thomas II ne peut dormir; Et souvent il se penche en dehors de la il marche à grands pas dans la fenêtre pour écouter s'il n'entend salle d'armes, ses yeux brûlés point quelque bruit; mais la chouette par la fièvre ne savent plus seule pleure au-dessus de son palais, pleurer, sa tête lourde comme parce qu'elle prévoit que bientôt elle vingt massues est penchée sur sa sera obligée de chercher une autre poitrine, sa tête que Mahomet, demeure pour ses petits. qui assiège la ville, a juré d'envoyer à la grande mosquée de 3 Constantinople…
Ce n'est point la chouette qui cause ce II bruit étrange; ce n'est point la lune qui éclaire ainsi les vitraux de Le roi Thomas marche à grands l'église de Kloutch; mais dans l'église pas tandis que ses guerriers de Kloutch résonnent les tambours et sommeillent sur leurs les trompettes, et les torches allumées manteaux… Parfois il s'arrête ont changé la nuit en un jour éclatant. et prête l'oreille, mais le vent, qui s'engouffre par les 4 meurtrières, lui apporte de telles plaintes, que, livide, il Et autour du grand Roi Thomas dorment se recule, et de nouveau marche, ses fidèles serviteurs, et nulle autre marche!… Il se souvient… et oreille que la sienne n'a entendu ce un frisson d'angoisse le fait bruit effrayant; seul il sort de sa trembler comme la mora fait chambre, son sabre à la main, car il a trembler les grands chênes de la vu que le ciel lui envoyait un montagne… Par une nuit lugubre avertissement de l'avenir. comme cette nuit de tempête, lui, Étienne Thomas, et son 5 frère, Radivoï, n'ont-ils pas assassiné leur père: le roi D'une main ferme il a ouvert la porte Thomas Ier?… Le peuple, de l'église; mais quand il vit ce qui ignorant le crime, a mis sur son était dans le chœur, son courage fut front taché de sang la couronne sur le point de l'abandonner: il a pris royale… et Radivoï, jaloux, de sa main gauche une amulette d'une s'est vengé… Il a révélé vertu éprouvée, et plus tranquille l'abomination commise, puis alors, il entra dans la grande église s'est réfugié auprès de Mahomet de Kloutch. II qui le protège en le méprisant[795]… Thomas veut 6 expier son forfait… il couche sur la cendre… porte le Et la vision qu'il y vit est bien cilice… mais toujours le étrange: le pavé de l'église était fantôme de Thomas Ier, la nuit, jonché de morts et le sang coulait secoue sa robe sanglante sur la comme les torrens qui descendent, en tête du fils parricide. automne, dans les vallées du Prologh, et pour avancer dans l'église, il était III obligé d'enjamber des cadavres et de s'enfoncer dans le sang jusqu'à la L'évêque de Madrussa[796], légat cheville. du pape, a ordonné au roi, comme expiation, de faire la guerre 7 aux Turcs, et c'est pourquoi la ville est assiégée et les Et ces cadavres étaient ceux de ses murailles de Kloutch tellement fidèles serviteurs, et ce sang était le criblées de boulets qu'elles sang des chrétiens. Une sueur froide ressemblent à un rayon de coulait le long de son dos et ses dents miel… car Thomas est moins s'entrechoquaient d'horreur. Au milieu fort que les infidèles… du chœur, il vit des Turcs et des Tartares armés avec les Bogou-mili, Il pense à toutes ces choses, ces renégats! l'infortuné qui veille seul au milieu de ses soldats 8 endormis… Il pense! et soudain son visage devient plus pâle Et près de l'autel profané était encore… le bruit étrange qu'il Mahomet au mauvais œil, et son sabre vient d'entendre n'est plus était rougi jusqu'à la garde; devant celui du tonnerre, et la grande lui était Thomas Ier, qui fléchissait lueur qui illumine les vitraux le genou et qui présentait sa couronne de l'église de Kloutch ne vient humblement à l'ennemi de la chrétienté. pas des éclairs… Des torches sont allumées et les vieux murs 9 tressaillent d'épouvante et s'écroulent lentement aux À genoux aussi était le traître accents de l'infernale musique Radivoï, un turban sur la tête; des guerriers du Prophète… d'une main il tenait la corde dont il étrangla son père, et de l'autre il IV prenait la robe du vicaire de Satan, et il l'approchait de ses lèvres pour la Le grand roi jette à ses fidèles baiser, ainsi que fait un esclave qui qui dorment, la main crispée sur vient d'être bâtonné. leurs sabres, un long regard navré… aucun ne s'éveille… 10 Thomas seul a perçu l'effroyable écho… Il se redresse… il Et Mahomet daigna sourire, et il prit serre la garde en pierreries de la couronne, puis il la brisa sous ses sa vaillante épée, et, brave, il pieds, et il dit: «Radivoï, je te donne sort de la forteresse, se dirige ma Bosnie à gouverner, et je veux que vers l'église, fait le signe de ces chiens te nomment leur Beglierbey.» la croix, et ouvre la lourde Et Radivoï se prosterna et il baisa la porte… Ô roi, que vois-tu de terre inondée de sang. si horrible que ta main tremble et cherche l'amulette 11 protectrice?… que vois-tu de si effrayant que tes yeux Et Mahomet appela son visir: «Visir, s'agrandissent comme deux que l'on donne un caftan à Radivoï. Le cavernes en flammes?… Thomas caftan qu'il portera sera plus précieux est brave… il rentre… oh! ce que le brocard de Venise; car c'est de qu'il voit! des cadavres la peau de Thomas écorché que son frère amoncelés jusqu'au chœur de va se revêtir.» Et le visir répondit: l'église de Kloutch… des «Entendre c'est obéir.» ruisseaux de sang semblables aux ruisseaux qui, en automne, 12 descendent dans la vallée de Kumara… Et le bon Roi Thomas sentit les mains des mécréans déchirer ses habits, et V leurs ataghans fendaient sa peau, et de leurs doigts et de leurs dents ils Le roi avance… Ces cadavres tiraient cette peau, et ainsi ils la sont ceux des soldats de lui ôtèrent jusqu'aux ongles des pieds, Bosnie… ce sang est celui de et de cette peau Radivoï se revêtit de ses héros!… Mahomet II le avec joie. regarde venir… Mahomet avec du sang jusqu'au front… son 13 mauvais œil est fixe sur lui… et sa main s'appuie à l'autel Alors Thomas s'écria: «Tu es juste, mon profané… Agenouillé à ses Dieu! tu punis un fils parricide; de pieds est Radivoï l'infâme, qui mon corps dispose à ton gré; mais de la corde avec laquelle il daigne prendre pitié de mon âme, ô étrangla son père, s'est fait divin Jésus!» À ce nom, l'église a une ceinture… tremblé; les fantômes s'évanouirent et les flambeaux s'éteignirent tout d'un «Radivoï, s'écrie le Sultan, je coup. te donne ma Bosnie, et pour manteau royal, le caftan le plus 14 précieux que mon vizir aura choisi… ce caftan, je veux Avez-vous vu une étoile brillante qu'on le taille dans la peau de parcourir le ciel d'un vol rapide et Thomas II…» Alors les Tartares éclairer la terre au loin? Bientôt ce approchent, déchirent les brillant météore disparaît dans la vêtements du roi, puis, de leurs nuit, et les ténèbres reviennent plus ongles et de leurs dents, ils sombres qu'auparavant: telle disparut l'écorchent jusqu'aux la vision de Thomas. chevilles… L'infortuné voit le tyran jeter cette peau à son 15 frère qui s'en revêt avec un sourire de triomphe… À tâtons il regagna la porte de l'église; l'air était pur et la lune VI dorait les toits d'alentour. Tout était calme, et le roi aurait pu croire que Le roi Thomas se réveille… Il la paix régnait encore à Kloutch, quand marche à grands pas tandis que une bombe lancée par le mécréant vint ses guerriers dorment sur leurs tomber devant lui et donna le signal de manteaux… Il sait que sa l'assaut. vision est un rêve… un mauvais rêve, tel que lui en donne sans cesse le fantôme de son père qui l'a maudit… Et cependant, qui sait?… Il regarde au dehors, l'orage ne gronde plus dans la montagne de Proloque… le ciel est plein d'étoiles… les torrents ont fait silence… Oh! si Dieu touché de son remords avait fait grâce!… Et Thomas joint les mains, et des larmes douces coulent de ses yeux brûlés par la fièvre… Mais soudain son visage devient plus pâle… Un grand bruit a fait tressaillir la montagne, et la forteresse, et l'église de Kloutch… Et tous les siens, tous ses braves soldats fidèles se sont levés, prêts à la bataille!… La vision était une pitié du ciel pour que le roi se prépare!… Les boulets criblent les murailles comme un gâteau de miel… Mahomet II et Radivoï enfoncent la porte de l'église de Kloutch… Et tandis que le Sultan, las d'avoir tué tant de héros, s'appuie à l'autel profané, le traître se prosterne et baise la robe trempée de sang.
Ce volume médiocre et peu original a échoué sur les quais de Paris, où les mériméistes pourront aisément se le procurer pour la modique somme de vingt centimes[797].
* * * * *
Telle fut la destinée de la Guzla en France. La ballade n'a pas joué dans l'évolution du romantisme français le rôle qu'elle avait eu dans les autres pays. Elle s'est inspirée de tout sauf des légendes nationales, et par cela même elle était destinée à n'avoir qu'un succès éphémère. Tant qu'on s'intéressa en France à ces fantaisies de l'imagination, la ballade fut en honneur. Ce fut une affaire de mode ou de snobisme; on goûtait les ballades étrangères ou tout ce qui en avait l'air; puis on se lassa de ces pays de chimères; on voulut connaître les peuples eux-mêmes, sans les voir à travers le prisme de l'imagination; on découvrit même la poésie nationale et populaire française; on fut capable d'apprécier les trouvailles que l'on fit, mais non de redonner à ces poésies, qu'on exhumait de la tombe, une vie qu'elles semblaient avoir pour toujours perdue.
Et ces mêmes raisons nous permettent de comprendre pourquoi le succès de la Guzla fut plus durable à l'étranger: c'est que dans ces pays on s'intéressa davantage et plus longtemps à ces essais de résurrection parce qu'ils avaient véritablement un but, et un but national. Même un recueil de faux folklore pouvait donc y jouir d'une faveur plus grande qu'il n'en aurait jamais pu obtenir en France.
«La Guzla» en Allemagne.
1. La traduction de Wilhelm Gerhard. Ranke et la Guzla. Otto von Pirch. Siegfried Kapper. La critique de M. Depping.—§ 2. Goethe et la Guzla.
§ 1
Au mois de mai 1827, M. Berger, le beau-frère de M. Levrault, imprimeur à Strasbourg, fit à Leipzig, pendant la foire de Pâques, connaissance d'un Allemand aimable, riche, lettré, M. Wilhelm Gerhard, ancien marchand de toiles.
M. Gerhard était un personnage intéressant. Ami de Goethe, il composait de longues odes à propos de chaque anniversaire du grand poète qui l'avait reçu dans son intimité; il lui dédiait humblement ses livres, traduisait pour lui des poésies populaires de tous les pays, qui devaient subir un triage cruel avant de voir le jour dans la revue du Maître: Art et Antiquité.
Retiré des affaires, M. Gerhard avait mis ses talents au service de la littérature. Il traduisit en allemand des chants serbes, grecs modernes, espagnols, écossais; il fit paraître deux gros volumes de ses propres poésies, élégamment imprimés en jolis caractères sur lourd papier de bibliophile, qui garde toujours, quatre-vingts ans après la publication, sa blancheur de neige.
Plus tard, il écrivit quelques scènes de théâtre que des amateurs jouèrent dans des salons bourgeois; satisfait de ses succès littéraires, il s'adonna à la peinture et à la sculpture, étudia les sciences naturelles, collectionna des fossiles, composa des dissertations sur quelques questions d'économie politique. Avant de mourir, en 1858, le brave vieil homme commença à prendre des leçons de solfège[798].
Tel était «M. Gerhard, conseiller et docteur quelque part en Allemagne», dont parle l'auteur de la Guzla dans sa seconde préface; le «juge compétent» que citent tous les biographes de Mérimée,—Taine l'appelle «savant allemand[799]»,—«l'autorité allemande» selon l'expression de l'illustre critique qu'est M. George Saintsbury[800]!
En réalité, M. Gerhard ne fut jamais ni un docteur, ni une «autorité»; les dictionnaires biographiques de sa patrie sont pleins d'ingratitude pour une vie aussi laborieuse; ils ne croient même pas devoir mentionner son nom.
Ce fut M. Gerhard qui donna la version allemande de la Guzla. Pendant l'impression même du livre, les bonnes feuilles lui avaient été communiquées par son nouvel ami M. Berger[801], et M. Gerhard lui écrivait en les lui renvoyant à son hôtel (22 mai 1827): «Les feuilles intitulées la Guzla ont beaucoup d'intérêt pour moi. Mon Serbe qui part demain pour la Serbie regrette de ne pouvoir faire votre connaissance. J'ai grande envie de traduire les chansons en vers allemands. Les rythmes serbes me sont connus[802].»
«Le Serbe» dont il parle était le poète Sima Miloutinovitch, qui traduisait pour lui les piesmas en prose allemande,—car cet homme qui était une «authorité» en fait de littérature serbe, ne croyait même pas devoir connaître cette langue. Dès 1826, il préparait ainsi son recueil de poésies populaires serbes traduites en vers allemands avec le secours du pauvre diable de Miloutinovitch auquel il payait galamment «en thé et en cigares» le temps perdu et les services rendus[803].
Son livre devait paraître dans le courant de l'été 1827[804], mais il ne parut pas avant décembre, car, les feuilles de la Guzla une fois reçues, M. Gerhard se mit à traduire les ballades de Mérimée, afin de «compléter» son recueil. Le 5 juillet 1827, il écrivait, en français, à l'éditeur de la collection strasbourgeoise la lettre que voici:
Monsieur, j'ai eu l'honneur de faire la connaissance de M. Berger à la foire de Pâques. Il m'a communiqué quelques feuilles des chansons morlaques que vous fûtes sur le point de publier sous le titre: La Gouzla (sic) parce qu'il avait appris par Goethe que je viens de traduire une collection des chansons semblables de Serbie. Il m'a encouragé de traduire encore ceux que vous publiez et de dire quelques mots sur votre ouvrage dans les feuilles publiques et d'écrire à Goethe qu'il en parle dans son journal: Kunst und Alterthum dans lequel il vient de dire bien des choses flatteuses sur les miennes. J'ai fini la traduction des pièces contenues dans les feuilles communiquées qui vont jusqu'au commencement de l'histoire de Maxime et Zoé [pp. 1-108], et je vous prie, Monsieur, de m'envoyer au plus tôt possible par la voie de la diligence le reste des feuilles qui composent le petit ouvrage, ou, s'il n'était pas encore fixé, au moins celles qui sont parues depuis ce temps-là, pour me mettre à même de finir ma traduction allemande qui est faite en rythmes serbiens au lieu de la prose et comme on les chante dans leur pays. Je désire beaucoup de recevoir ces feuilles au plus tôt possible et avant de perdre l'envie et le goût pour ces poésies-là (sic), et je me flatte que vous accomplirez mes désirs, comme M. Berger m'assurait que vous auriez la bonté de faire.
J'ai l'honneur d'être, avec estime,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Sans doute, il obtint ces feuilles avant d'avoir «perdu le goût et J'envie» de les traduire, car quatre mois après l'apparition de la Guzla, le livre de M. Gerhard était prêt[806]; il parut à la fin de l'année 1827[807] sous le titre de Wila, serbische Volkslieder und Heldenmãrchen, deux gros volumes in-8º, formant la troisième et quatrième partie des Poésies de M. W. Gerhard[808].
Aux pages 89-188 du second volume sont traduites les ballades de la Guzla, excepté la dernière, la seule authentique, la Triste ballade de la noble épouse d'Asan-Aga. Dans la préface, le traducteur motivait cette absence: «Comment oserais-je, dit-il, venir après un tel Maître que Goethe et traduire de nouveau en allemand ce chant divin[809]!»
En traduisant avec Miloutinovitch les véritables chants serbes, Gerhard s'était assimilé une foule d'expressions: des épithètes homériques, des répétitions fréquentes, enfin, certains autres procédés de l'improvisateur serbe. Il avait appris chez les traducteurs qui l'avaient précédé, particulièrement chez Mlle von Jakob, à manier «le vers de l'original», c'est-à-dire l'octosyllabe des courtes pièces lyriques et surtout le mètre des piesmas héroïques, décasyllabe sans rime composé de cinq trochées, divisé par une césure après le deuxième trochée ou quatrième pied. Donc, s'il ignorait, le malheureux, bien des choses sur la poésie serbe, il avait, naturellement, droit de se croire expert en «rythmes serbiens» et pouvait penser se connaître aux signes extérieurs de cette poésie, qui font complètement défaut dans la prose de Mérimée. Du reste, c'est ce qu'il nous dit dans sa modeste préface[810].
Ainsi, il ne s'est pas vanté dans sa traduction d'avoir «découvert le mètre original sous la prose française», comme le veut Mérimée et comme on ne le répète que trop. Il a simplement fait bénéficier les poèmes du recueil de la pratique qu'il avait acquise en traduisant les véritables chants serbes. On pourra le voir dans cette ballade, dont nous avons déjà cité l'original.
Tief in einer Hõhl' auf spitzen Kieseln
Liegt der tapfre Rãuber Kristitsch Mladen,
An des Rãubers Kristitsch Mladen Seite
Seine Frau, die schõne Katherine,
Ihm zu Füssen beyde wackre Sõhne.
Schon drey Tage sind sie in der Hõhle,
Haben schon drey Tage nichts gegessen;
Denn es hüten draussen ihre Feinde,
Alle Pässe rings im Waldgebirge,
Und wenn sie das Haupt erheben wollen,
Sind auf sie gerichtet hundert Flinten.
Schwarz sind ihre Zungen und gesohwollen
Von dem Durste, den sie leiden müssen,
Denn sie haben nichts als faules Wasser,
Das in einem Felsenloch sich sammelt.
Dennoch waget Keiner eine Klage,
Fürchtend Kristitsch Mladen zu missfallen.
Als drey Tage hingeschwunden waren,
Rief voll Schmerz die schöne Katherine:
«Eurer mag die Jungfrau sich erbarmen,
Und euch an verhassten Feinden rächen!»
Tief aufseufzend ist sie drauf verschieden.
Kristitsch Mladen schaute trocknen Auges,
Schaute trocknen Auges auf den Leichnam,
Doch die Söhne wischten ab die Thränen,
Wenn der Vater weg die Blicke wandte.
Ist nun auch der vierte Tag gekommen,
Und das faule Wasser in dem Felsen
Hat die Sonne vollends aufgetrocknet.
Aber Kristitsch, ältester Sohn des Mladen,
Ist hierauf in Raserei verfallen;
Aus der Scheide zieht er seinen Handschar,
Schaut der Mutter Leichnam an mit Blicken
Wie der Wolf, wenn er ein Lamm betrachtet.
Grausen fühlte drob sein jüngster Bruder,
Der Alexa, und er zog den Handschar,
Und durchschnitt den Arm sich mit dem Stable:
«Trink von meinem Blute, Bruder Kristitsch,
Und begehe ja nicht solch Verbrechen!
Wenn wir erst den Hungertod erlitten,
Kehren wir, der Feinde Blut zu trinken.»
Sprang der Mladen jetzt auf seine Füsse:
«Auf, ihr Kinder! besser eine Kugel,
Als die Höltenangst des Hungertodes!»
Alle Dreye sind herabgestiegen,
Wie die Wölfe die vor Hunger wüthen.
Jeglicher hat zehn der Feind' erschlagen,
Zehn der Kugeln in die Brust empfangen.
Feinde hieben ihnen ab die Köpfe;
Aber wie sie im Triumph sie trugen,
Wagten sie sie kaum noch anzuschauen,
Also fürchteten sie Kristitsch Mladen
Und des Kristitsch Mladen wackre Söhne[811].
On remarque dans cette traduction, d'abord, le décasyllabe, «vers de l'original», dans lequel M. Gerhard avait déjà traduit la plus grande partie des ballades authentiques serbes qui composent la Wila, comme on le verra d'après l'exemple suivant:
Lieber Gott, dir werde Dank für Alles!
Welch ein Mann war Delibascha Marko
Und wie siehet heut' er aus im Kerker
In der Asakburg verdammten Kerker[812]!
Ensuite, on y trouve le procédé très usité par les guzlars, procédé que Mérimée ne paraît pas avoir connu et que M. Auguste Dozon à su si bien conserver dans sa traduction des chants serbes en prose française, à savoir la répétition très fréquente de mots, d'expressions, quelquefois de vers entiers:
Mes fils, mes faucons… ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les receleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné et laissé nos richesses; ne trahissez point les jeunes tavernières chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette[813].
Quand on improvise, comme le guzlar serbe, et quand on a besoin de dix syllabes, ce moyen est des plus avantageux. M. Gerhard le connaissait et le pratiquait en traduisant les chants du recueil de Karadjitch. Voici quelques exemples:
Möchtest du auch gleich das Ross erzürnen, Möchtest gleich den scharfen Säbel ziehen?
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Schauet in das Amselfeld hinunter, Schaut hinunter auf das Heer der Türken.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Schlägt sie mit der flachen Hand den Türken, Schlägt ihn heftig auf die rechte Wange, Auf die Wang' und redet zu ihm also[814].
Avant qu'il se mît à traduire la Guzla, la palinlogie était donc familière à M. Gerhard; en traduisant les ballades de Mérimée, il l'appliqua chaque fois que la fidélité qu'il gardait à son texte le lui permit. On en trouve des preuves dans ces vers des Braves Heyduques:
…Liegt der tapfre Räuber Kristitsch Mladen,
An des Räubers Kristitsch Mladen Seite…
ce qui correspond à la phrase suivante de Mérimée: «[Dans une caverne], couché [sur des cailloux aigus], est un brave heyduque, Christich Mladin. À côté de lui [est sa femme, etc.]»
Voici encore quelques exemples tirés de cette ballade seulement:
Schon drey Tage sind sie in der Höhle, Haben schon drey Tage nichts gegessen.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Kristitsch Mladen schaute trocknen Auges, Schaute trocknen Auges auf den Leichnam…
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Also fürchteten sie Kristitsch Mladen
Und des Kristitsch Mladen wackre Söhne.
Ces répétitions, on le remarquera, font complètement défaut dans l'original français.
On y remarquera encore une chose: «Un brave heyduque, Christich Mladin» est rendu par «der tapfre Räuber Kristitsch Mladen». En effet, tous les héros de la ballade serbe sont personnages connus—ou du moins supposés tels;—c'est leur faire injure que de mettre devant leur nom l'article indéfini.—Enfin, au vers:
Sprang der Mladen jetzt auf seine Füsse
on trouve une expression tout à fait serbe, dont il n'y a pas l'équivalent chez Mérimée,—il dit simplement: «Mladin s'est levé.» Sauter sur ses pieds et sauter sur ses pieds légers est une des expressions favorites du chanteur serbe, et M. Gerhard la connaissait bien. En voici quelques exemples tirés du premier volume de la Wila:
Und sie sprangen auf die leichten Füsse.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Springt die Jung' auf ihre leichten Füsse.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sprang der Komnen auf die leichten Füsse[815].
Ainsi il illyrisait davantage la «couleur locale» de la Guzla; mais sans le faire toujours avec le même bonheur. Il changeait des noms: Jean devenait Iwan; fils d'Alexis: Alexewitsch; George Estivanich: Gjuro Stewanitsch; fils de Jean: Iwanowitsch; Hélène: Jellena; Théodore Khonopka: Todor Knopka; saint Eusèbe: der heilige Sawa[816]!
Comme le guzlar, M. Gerhard employait très fréquemment le vocatif serbe au lieu du nominatif—licence poétique qui fournit une syllabe de plus quand on en a besoin. D'où:
Hyazinth Maglanowitschu singt es,
Aus der Veste Swonigrad gebürtig,
Der geschickteste der Guszlespieler[817].
Même il allait plus loin, et sous sa main le prêtre de Mérimée devenait un pope[818].
Mais c'était tout, ou à peu près tout ce qu'il pouvait devoir à ce que M. Karl Braun appelle «une rare connaissance du sujet[819]». Plus nombreuses sont les preuves qui n'en témoignent aucune: et d'abord cette prétention de traduire «en vers de l'original». Nous avons déjà dit que les piesmas héroïques serbes sont presque toutes en décasyllabes et que les piesmas lyriques n'ont pas de forme fixe. Nous avons dit également qu'il est impossible d'établir aucune distinction entre ces deux genres dans le recueil de Mérimée. Or, M. Gerhard traduisit dix-neuf pièces de la Guzla en décasyllabes, mais il mit le reste en mètres différents, qui ne sont pas toujours les «rythmes serbiens, comme on les chante dans leur pays», et dont le choix fut complètement arbitraire et plutôt hardi. On trouve même des vers rimés dans cette traduction:
Der Himmel ist hell, das Meer ist blau,
Es wehen die Lüftchen so sanft und lau,
Der Mond erhebet sich wolkenleer,
Nicht zauset der Sturm die Segel mehr[820].
La poésie populaire serbe ne connaît pas la rime.
Avant de devenir la victime de Mérimée, ce brave homme avait déjà été celle de la fantaisie extraordinaire du poète Miloutinovitch dont nous parlions tout à l'heure. Plusieurs des poésies qu'il s'était fait traduire avaient été composées par Miloutinovitch lui-même et ne sont nullement «populaires» en Serbie. Dans ses Notes, M. Gerhard nous raconte parfois des choses vraiment surprenantes. Sous l'influence de cet aventurier, il établit gravement tout un nouveau système d'études mythologiques et étymologiques, grâce auquel l'Europe se rendra enfin compte du rôle important qu'avaient joué les Serbes dans l'histoire ancienne. En effet, tous les dieux gréco-romains ne portent-ils pas des noms serbes que des scribes ignorants ont corrompus? Morlaque veut-il dire autre chose que «celui qui supporte facilement la mer[821]?» Et le brave Allemand n'oublia pas de nous apprendre qu'il y a des Gerhard en Serbie et qu'ils y portent le nom de Djero[822]!
Six mois avant l'apparition de la Guzla, Goethe vantait à Eckermann le talent de Gerhard. Avec son indulgente bonhomie, il voyait en cet esprit simple et naïf un personnage propre à comprendre et à interpréter l'âme des primitifs. «Ce qui aide Gerhard, disait-il, c'est qu'il n'a pas une profession savante… S'il se borne toujours à mettre en vers de bonnes traditions, tout ce qu'il fera sera bon; mais les œuvres tout à fait originales exigent bien des choses et sont bien difficiles[823]!» Le vieux poète ne se trompait pas, dans un certain sens: quelques-unes des chansons de Gerhard, composées à la manière populaire, se chantent encore en Allemagne[824]; mais il ne pensait pas que Mérimée allait bientôt lui donner un démenti formel, prouvant que même la mise en vers de «bonnes traditions» n'est pas chose si facile et que l'on peut souvent s'y méprendre, surtout quand il s'agit de choisir ces «traditions».
* * * * *
La Wila eut un certain succès, tant en Allemagne qu'à l'étranger. Goethe la présenta au public dans sa revue Art et Antiquité en même temps qu'il parlait du recueil de Mérimée et de la traduction anglaise des chants serbes, par John Bowring[825]. Il ne s'occupa, il est vrai, que de la première partie du livre, c'est-à-dire des piesmas authentiques; mais d'autres critiques ne surent pas distinguer si nettement le vrai du faux; ils louèrent avec le même enthousiasme toutes les ballades sans exception. Ainsi par exemple l'Allgemeine Literatur-Zeitung se plut à faire une allusion spéciale aux ballades «du mauvais œil, de la flamme voltigeante, des nains-cavaliers et des vampires sanguinaires» (von bösen Blicken, wandelnden Flämmchen, reitenden Zwergen, blutsau-genden Vampyren[826]).
Un jeune professeur allemand, dont le nom devait rester célèbre, attaché à une école historique fameuse, Léopold Ranke, fut également l'une des nombreuses dupes de la Guzla, à notre sens la plus distinguée. Au moment où parut le livre de Mérimée, il préparait, en compagnie de Vouk Karadjitch, cette Histoire de la révolution serbe, d'après les documents et les communications serbes, que Niebuhr regarde comme la production historique la plus remarquable de son époque. «Il y a cinquante ans de cela, écrivait Ranke en 1878; j'habitais alors Vienne et j'entendais chaque jour mon inoubliable ami Vouk monter l'escalier—il avait une jambe de bois—pour venir me raconter l'histoire de son peuple[827].»
«Leur ouvrage» fut publié à Hambourg, en 1829[828]. C'était un exposé extrêmement clair et saisissant, quoique assez souvent partial, d'événements quasi contemporains. Dans une importante introduction, Ranke traçait un magistral tableau des mœurs du pays et du caractère national serbe. Il va sans dire qu'il utilisa dans ce but surtout les chants populaires, très connus en 1828. Il ne savait pas le serbe et dut se servir des traductions de Mlle von Jakob et de M. Gerhard, mais, bien qu'à cette époque Goethe eût déjà dévoilé la supercherie, le grand historien ne trouva aucune différence entre les pièces authentiques de la Wila et celles qui ne l'étaient pas; il cita même les Pobratimi de Mérimée comme une peinture véridique des mœurs serbes. «Dans les chants populaires de ce peuple, dit-il, on nous représente d'une façon très vivante la sainteté de la fraternité[829]. C'est un des traits des plus caractéristiques de la nation serbe que ce sentiment où sont réunis les contrastes les plus frappants et qui fait que les deux amis enfoncent leurs poignards dans la poitrine de la jeune fille turque qu'ils aiment tous deux, afin de ne pas se brouiller à cause d'elle. «(…diese Gesinnung, in der sich das Entgegengesetzte vereint,—in welcher etwa Bundesbrüder ihren Dolch zugleich in den Leib der Türkin senken, die beide lieben, um sich nicht ihrerhalb zu entzweien[830]…)» L'allusion à la ballade de Mérimée est assez claire.
Un officier prussien, Otto von Pirch, qui avait en 1829 visité la Serbie et qui publia l'année suivante une relation de ce voyage[831], est également parmi ceux qui se laissèrent prendre à la Guzla. Bien qu'il ignorât complètement la langue serbe, il crut avoir assez de compétence pour juger les différentes traductions étrangères des piesmas, et n'hésita pas à proclamer la meilleure celle de M. Gerhard[832]. Ce qu'il loua le plus chez lui, c'étaient les nombreuses notes si judicieuses qui accompagnaient la Wila; or, ces notes sont, on le sait, presque toutes empruntées à Mérimée.
Quatorze ans plus tard, un jeune poète de la Bohême allemande, qui se révélera un jour l'un des meilleurs connaisseurs de la vie sud-slave, Siegfried Kapper, prit au sérieux la traduction de Gerhard et s'en inspira. Le futur auteur de Lazar, der Serbencar, publia, en 1844, sous le titre des Slavische Melodien, un recueil d'imitations des chants et des contes populaires slaves; dans deux de ces poèmes l'on sent très nettement l'influence des ballades illyriques de Mérimée:
Also sprach der Wirth zu seinem Gaste:
«O Fremdling, sprich, so willst du weiter ziehn?
Vor wenig Tagen kamst du in's Gebirge,
Und irrtest scheu und einsam in den Klüften;
Wo Wölfe heulen, Wasserfälle rauschen,
Blutgierige Vampyre Nester bau'n.» U. s. w.
(Der Flüchtling in der Czernagora.)
«Was betrübt, o Marko, deine Seele,
Dass dein Auge also finster schauet?
Was bedrückt dein Herz, dass deine Stirne
So gefurcht und deine Wang' erblichen?
Hat der Hagel dir die Saat zerschlagen?
Glaubst du, dass ich wankend in der Liebe?
Oder saugt in mitternächt'ger Stunde
Ein Vampyr das Blut dir aus dem Herzen?»
«Hätte Hagel mir die Saat zerschlagen,
Brächt' ein nächstes Jahr wohl Doppelernten;
Wärst du wankend in der Liebe worden,
Neue Zeit brächt' wohl auch neue Liebe.
Aber ein Vampyr saugt mir am Herzen,
Nachts und Morgens, lange, lange Tage,
Seit Stavila ist zu Schutt geworden,
Seit an unsern Küsten fremde Kähne,
In den Bergen fremde Männer streifen.»
(Ein Vampyr[833].)
Mais on savait à cette époque en Allemagne que la Guzla était une
production apocryphe, et le traducteur stuttgartois des Œuvres de
Prosper Mérimée élimina de sa traduction cet ouvrage dont «un certain
M. Gerhard» avait déjà donné une version allemande[834].
La Wila ne passa pas inaperçue en France. Une année après sa publication, G.-B. Depping, cet érudit franco-allemand à qui l'on doit le Romancero castellaño (Leipzig, 1844) et l'édition de la Correspondance administrative de Louis XIV (Documents inédits de l'Histoire de France), la présenta au public dans le Bulletin des sciences historiques, antiquités, philologie, rédigé par MM. Champollion. Nous ne citerons de sa notice que quelques passages qui se rapportent aux ballades traduites de la Guzla.
Depuis qu'un Servien, Wouk Stéphanovitch, disait-il, a fait paraître à Vienne un recueil des poésies populaires de sa nation, les Allemands se sont adonnés avec zèle à l'exploitation de cette mine inconnue, qui leur procurait la connaissance d'une littérature étrangère presque entièrement ignorée. Un M. Talvi (sic) prit dans le recueil servien un grand nombre de pièces pour les traduire en allemand; une Dlle Jacob (re-sic) en fit autant. M. Gerhard, à l'aide d'un poète servien qui a séjourné en Allemagne, Siméon Milutinovitch, a traduit ou imité une foule d'autres pièces du même recueil, qui avaient été négligées par ses devanciers… M. Gerhard a voulu compléter sa collection, en traduisant aussi l'ouvrage récemment publié à Paris sous le titre de la Guzla, ou choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégowine. Toutes ces pièces forment ensemble deux volumes…
En bon traducteur, M. Gerhard professe une grande admiration pour la poésie servienne; il la trouve plus près du genre anacréontique que la poésie des Grecs modernes… Ces poésies sont curieuses, d'abord parce qu'elles sont l'expression de l'esprit national et de l'imagination d'un peuple peu connu; en second lieu, parce qu'elles font continuellement allusion à des mœurs, des usages, des préjugés, etc., bien différents des nôtres. Par exemple, le morceau: la Fiancée vampire[835], nous retrace une superstition qui passe dans l'Est de l'Europe presque pour un article de foi…
Puis, après avoir parlé sur le caractère général des piesmas héroïques où «les brigands et les Turcs jouent un grand rôle», M. Depping ajoutait:
Un glossaire des termes et noms serviens employés dans ce recueil termine le second volume: l'auteur y a donné aussi quelques notes historiques sur les événements auxquels les romances font allusion; une partie de ces notes est tirée de celles qui accompagnent le recueil français de la Guzla[836].
Ainsi M. Gerhard ne contribua pas peu à faire connaître Mérimée et la Guzla même en France. Si celui-ci n'avait pu lire une critique de ses chants dans le respectable journal de MM. Champollion, il y en trouva une de la traduction, qui dut lui faire plaisir. Car il la lut très probablement; ses amis Fauriel et Ampère, très versés dans les sciences, recevaient certainement ce journal. S'il put se féliciter qu'à la suite du bon M. Gerhard d'autres encore allaient se tromper et qu'ainsi le succès de son livre dépasserait même ses prévisions, ne croyons pas cependant que «tous les amateurs de poésie populaire en France et en Europe s'y laissèrent prendre également», comme l'affirmait solennellement M. de Loménie dans son discours de réception à l'Académie Française. Nombreux furent ceux qui devinèrent la supercherie de Mérimée et cela sans aucune peine, parce qu'ils avaient eu tout simplement le mérite d'être mieux instruits des choses de ces pays qu'on ne l'était alors. (Kopitar, Jakob Grimm, Goethe, Mlle von Jakob, Schaffarik, etc.)
Mais pour en finir avec M. Gerhard, disons encore une fois qu'il n'était pas un érudit, ni un docteur, ni une autorité dans la matière; et que cette légende savamment accréditée par Mérimée, longtemps soutenue par la confiance que lui ont témoignée des critiques comme Taine, Brandes, Saintsbury, doit enfin s'évanouir.
§ 2
Goethe, qui avait toujours porté beaucoup d'intérêt aux choses de France, en manifesta tout particulièrement pendant la dernière période de sa longue vie. La littérature de son pays suivant une voie qu'il jugeait mauvaise, il préférait s'occuper soit de l'antiquité, soit de l'étranger et surtout de la France. La politique, la science et l'art français étaient alors sa grande préoccupation; mais ce qu'il suivait avec le plus d'attention et de sympathie, c'étaient les débuts de la nouvelle école littéraire, la lutte des romantiques de la Muse française et du Globe, avec les classiques de l'Académie. Personne à l'étranger ne connaissait mieux que le patriarche de Weimar le mouvement littéraire de la Restauration. Avec une joie sincère il voyait la France «se relever de ses ruines, se consoler de ses malheurs par la gloire des lettres et reconquérir dans le domaine de l'esprit la suprématie qu'elle avait perdue dans l'ordre politique[837]».
Le grand homme, on le sait, avait tort de «rester trop chez lui» et Sainte-Beuve a justement remarqué qu'il aurait eu une influence plus considérable en France s'il avait daigné y venir passer «six mois, en 1786». Mais si ce manque d'ambition personnelle retarda le succès du Faust, il ne paraît pas qu'il influa sensiblement sur l'Olympien. De tous côtés, d'aimables informateurs satisfaisaient sa curiosité universelle.
C'est ainsi qu'en 1826, les rédacteurs du Globe crurent devoir rendre hommage au vieux poète et lui envoyèrent la collection de leur journal. Goethe en eut beaucoup de plaisir. «Tous les soirs, écrivait-il au comte Reinhard (27 février 1826), je consacre quelques heures à la lecture des anciens numéros; je note, je souligne, j'extrais, je traduis. Cette lecture m'ouvre une curieuse perspective sur l'état de la littérature française, et, comme tout se tient, sur la vie et sur les mœurs de la France[838].»
Dès qu'il arrivait de Paris quelque visiteur, Goethe demandait des renseignements «sur les hommes d'État, les littérateurs et les poètes célèbres»: Chateaubriand, Guizot, Salvandy, Alfred de Vigny, Mérimée, Victor Hugo, Émile Deschamps. Si Lamartine n'est pas au nombre des favoris de l'auteur de Werther, Béranger en est l'un des premiers[839].
Goethe aimait à parler de la littérature française; il trouvait un jour qu'elle ne manque pas de «talents ordinaires» qui sont, d'après lui, «emprisonnés dans leur temps et se nourrissent des éléments qu'il renferme»; Eckermann osa poser une question:
—«Mais que dit Votre Excellence de Béranger et de l'auteur des pièces de Clara Gazul?»
—«Je les excepte, répondit Goethe, ce sont de grands talents qui ont leur base en eux-mêmes et qui se maintiennent indépendants de la manière de penser du jour[840].»
Au mois de mars 1827, A. de Humboldt, revenant de Weimar, apporte des présents pour Salvandy et Mérimée, probablement cette «médaille assez mauvaise» dont parle Gustave Planche[841]. À la même époque, Goethe conseille à son ami Zelter de lire le Théâtre de Clara Gazul[842]. Deux mois plus tard, il reçoit très cordialement Ampère et A. Stapfer, qui lui donnent mainte information sur les derniers événements littéraires. «Le 4 mai, rapporte Eckermann, grand dîner chez Goethe en l'honneur d'Ampère et de son ami Stapfer. La conversation a été vive, gaie, variée. Ampère a beaucoup parlé à Goethe de Mérimée, d'Alfred de Vigny et d'autres talents remarquables[843].» Quelques années plus tard, lorsque David d'Angers envoya à Goethe sa collection de médaillons, le bon Eckermann désirait surtout voir Mérimée. «La tête nous parut, dit-il, aussi énergique et aussi hardie que son talent, et Goethe y trouva quelque chose d'humoristique[844].»
On le sait, ce fut Goethe qui, à propos de la Guzla, dévoila la supercherie. Au mois de mars 1828, il publia dans sa revue Art et Antiquité la notice suivante:
Ouvrage qui frappe, dès le premier coup d'œil, et qui, si on l'examine d'un peu plus près, soulève une question mystérieuse.
C'est depuis peu seulement que les Français ont étudié avec goût et ardeur les différents genres poétiques de l'étranger, en leur accordant quelques droits dans l'empire du beau. C'est également depuis peu qu'ils se sont sentis portés à se servir, pour leurs œuvres, des formes étrangères. Aujourd'hui, nous assistons à la plus étrange nouveauté: ils prennent le masque des nations étrangères, et dans des œuvres supposées, ils s'amusent avec esprit à se moquer très agréablement de nous. Nous avons d'abord lu avec plaisir, avec admiration, le faux original, et, après avoir découvert la ruse, nous avons eu un second plaisir en reconnaissant l'habileté de talent qui a été déployée dans cette plaisanterie d'un esprit sérieux. On ne peut certes mieux prouver son goût pour les idées et les formes poétiques d'une nation qu'en cherchant à les reproduire par la traduction et l'imitation.
Dans le mot Guzla se cache le nom de Gazul; le nom de cette bohémienne espagnole masquée qui s'était récemment moquée de nous avec tant de grâce, nous donna l'idée de faire des recherches sur cet Hyacinthe Maglanovich, principal auteur de ces poésies dalmates, et nos recherches ont réussi. De tout temps, quand un ouvrage a obtenu un grand succès, on a cherché à attirer l'attention du public et à gagner ses louanges en rattachant un second ouvrage au premier, sous le titre de Suite, Deuxième partie, etc. Cette fraude pieuse, connue dans les arts, a aidé à former le goût; en effet, quel est l'amateur de médailles anciennes qui n'a pas de plaisir à rassembler la collection de fausses médailles, gravées par Jean Cavino? Ces imitations trompeuses ne lui donnent-elles pas un sentiment plus délicat de la beauté des monnaies originales?
M. Mérimée ne trouvera donc pas mauvais que nous le déclarions ici l'auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Guzla, et que nous cherchions même à connaître, pour notre plaisir, tous les enfants clandestins qu'il lui plaira de mettre ainsi au jour[845].
Ceux qui ont parlé de la Guzla,—et ils sont nombreux; on le verra dans la Bibliographie que nous plaçons à la fin du présent ouvrage—ont cru, avec raison, devoir tous dire un mot de la critique de Goethe. Et pourtant, il nous semble que la plupart d'entre eux l'ont mal interprétée; il reste toujours à mettre les choses au point. Maxime du Camp, par exemple, alla jusqu'à affirmer que le poète allemand s'était laissé prendre à la mystification[846]!
Gustave Planche, qui paraît avoir été le premier qui ait parlé de cette notice, déclara, en 1832, que Mérimée lui-même ayant envoyé un exemplaire de la Guzla à Goethe, celui-ci «se donna le plaisir de dévoiler ce qu'il savait parfaitement[847]». Quelques années plus tard, un Allemand, qui traduisit les œuvres de Mérimée,—et en omettant toutefois la Guzla,—assura à nouveau la même chose[848]. En 1875, Léo Joubert donne une nouvelle explication: «Goethe, quand il reçut la Guzla, ne devina pas tout d'abord de quelle main elle partait; il inclinait à regarder le recueil comme authentique. Ampère, alors à Weimar, et qui voyait tous les jours le grand poète allemand, se hâta de le détromper en lui révélant le nom du véritable auteur[849].» Ampère séjourna à Weimar pendant les mois d'avril et mai 1827; or, la Guzla ne parut que fin juillet: l'assertion de Léo Joubert est donc inexacte. Mais elle n'en est pas moins intéressante: Ampère, qui savait que l'impression de la Guzla touchait à sa fin, parla beaucoup de Mérimée à Goethe pendant le grand dîner du 4 mai 1827; sut-il garder un silence complet sur la dernière production de son ami? On serait tenté de croire qu'il commit une indiscrétion, si nous n'avions la preuve du contraire; nous en parlerons tout à l'heure.
Mérimée, il est vrai, envoya un exemplaire à Weimar. «Remerciements pour l'article de Goethe que vous avez pris la peine de traduire pour moi, écrivait-il à son ami Stapfer. S'il faut vous dire la vérité, il m'a paru un peu plus lourd que les morceaux de critique du Globe, ce qui n'est pas peu dire. Je n'en suis pas moins très reconnaissant de ce souvenir… Ce qui diminue son mérite à deviner l'auteur de la Guzla, c'est que je lui en ai adressé un exemplaire, avec signature et paraphe, par un Russe qui passait par Weimar. Il s'est donné les gants de la découverte afin de paraître plus malin[850].» Cet exemplaire, conservé à Weimar, porte la dédicace suivante que nous pouvons reproduire en fac-similé, grâce à l'extrême amabilité de la direction du Goethe-Nationalmuseum:
[Illustration: À son Excellence
Monsieur le Comte de Goethe
Hommage de l'auteur du théâtre de Clara Gazul
Paris août 27 1827 ]
Cette dédicace peut facilement induire en erreur; MM. Ludwig Geiger et Félix Chambon, qui l'ont publiée avant nous, l'ont mal interprétée à notre avis[851]. Elle est, en effet, datée du 27 août; or, dès le 25 juillet 1827, Goethe fait mention dans son Journal des «ballades apocryphes dalmates[852]». Assurément, il avait dû recevoir les bonnes feuilles de la Guzla, soit directement de Strasbourg, soit de Leipzig, d'où Wilhelm Gerhard lui envoyait souvent ses traductions[853]; le 5 juillet, celui-ci avait promis à F.-G. Levrault d'écrire à Goethe au sujet de l'ouvrage[854].
Du reste, il n'y a rien d'étonnant à ce que Goethe se soit aperçu de suite que ces poèmes diffèrent complètement des véritables chants serbes. Il connaissait beaucoup ces derniers et en avait longuement parlé à ses amis, ainsi que dans sa revue.
Mais s'il suspecta les ballades dalmates, il ne pensa pas un moment que Mérimée en pût être l'auteur, avant d'avoir reçu de lui l'exemplaire qui portait sa signature.
Nous ne savons ni qui était ce «Russe qui passait par Weimar» et qui remit à Goethe l'envoi de Mérimée, ni à quelle date il le fit. Le 10 octobre 1827, Goethe note dans son Journal: «Dans la soirée, lu la Guzla[855].» Les Russes qui ont visité Weimar entre le 27 août et le 10 octobre sont: le grand poète Joukovsky, le professeur Chichkoff et le prince Lioubomirsky. Le premier avait fait un séjour à Paris cette année-là, mais il en était déjà parti vers la fin de mai 1827[856].
Toutefois, comme la revue Art et Antiquité paraissait très irrégulièrement, Goethe ne parla de la Guzla que six mois après la publication de ce livre. Le 16 mars 1828, il dicta à Schuhardt sa notice sur les Chants populaires serbes; le lendemain celle sur la Guzla[857].
Car, il faut bien le dire, ce ne fut pas exclusivement par sympathie pour le jeune écrivain français que Goethe parla de la Guzla; il avait sur sa table plusieurs recueils de poésies serbes; il voulut dire de tous un mot en même temps. Dans le numéro où il démasqua Hyacinthe Maglanovich, il présenta au public la traduction anglaise que John Bowring avait faite de certains chants serbes (Servian Popular Poetry), ainsi que la traduction allemande de Gerhard.
Parlant de cette dernière, il ne dit pas un mot de toute la seconde partie de la Wila, sans doute pour ménager la susceptibilité de ce brave Gerhard qui s'était laissé si facilement mystifier. Mais, cela va sans dire, il se trouva obligé de dévoiler, dans une notice à part, le mystère qui enveloppait la Guzla, cet «ouvrage qui frappe, dès le premier coup d'œil».
Cette notice, il ne l'inséra pas tout entière comme il l'avait dictée; ce n'est qu'après sa mort qu'on en a publié une suite où il disait: «M. Mérimée est, en France, un de ces jeunes indépendants occupés à chercher une route qui soit vraiment la leur; la route qu'il suit pour son compte est une des plus attrayantes; ses œuvres n'ont rien d'exclusif et de déterminé; il ne cherche qu'à exercer et à perfectionner son beau talent enjoué, en l'appliquant à des sujets et à des genres poétiques de toute nature.» Quant à la Guzla, Goethe lui reprochait de n'être pas suffisamment un pastiche de la poésie serbe. «Le poète, dit-il, a laissé de côté, dans ses imitations, les modèles qui présentaient des tableaux sereins ou héroïques. Au lieu de peindre avec énergie cette vie rude, parfois cruelle, terrible même, il évoque les spectres, en vrai romantique; le lieu où il place ses scènes est déjà effrayant; le lecteur se voit la nuit, dans des églises, dans des cimetières, dans des carrefours, dans des huttes isolées, au milieu de roches, au fond d'abîmes; là se montrent souvent des cadavres récemment enterrés; le lecteur est entouré d'hallucinations menaçantes qui le glacent; des apparitions, et des flammes légères par des signes mystérieux veulent nous entraîner; ici nous voyons d'horribles vampires se livrer à leurs crimes, ailleurs c'est le mauvais œil qui exerce ses ravages, et l'œil à double prunelle inspire surtout une terreur profonde; en un mot, tous les sujets sont de l'espèce la plus repoussante.» Mais à la fin, il rendait justice à Mérimée: «Il n'a épargné, dit-il, aucune peine pour bien se familiariser avec ce monde; il a montré dans son travail une heureuse habileté, et s'est efforcé d'épuiser son sujet[858].»