Goethe:
Kaum ersah der Cadi dieses Schreiben,
Als er seine Suaten aile sammelt,
Und zum Wege nach der Braut sich rüstet,
Mit den Schleier, den sie heischte, tragend.
Nodier:
À peine la lettre est parvenue au Kadi, celui-ci réunit ses amis pour être témoins de cette fête. Ils viennent, et présentent à la fiancée, au nom de son nouvel époux, le long voile qu'elle a demandé.
Mérimée:
Quand le cadi eut lu cette blanche lettre, il rassembla les nobles svati. Les svati allèrent chercher la mariée.
Texte original:
Ustavise kogne iza dvora;
Svoju dizu ljepo darovala.
[On arrêta les chevaux devant le palais;
À ses enfants elle fait de beaux cadeaux.]
Fortis:
Stettersi fermi
Dinanzi alla magion tutti i cavalli;
Ed ella porse alla diletta prole
I doni suoi, scesa di sella.
Anonyme bernois:
Les chevaux s'arrêtent devant la porte, elle descend et offre des présens à ses enfans.
Goethe:
Und sie hielten vor der Lieben Thüre
Und den armen Kindern gab sie Gaben.
Nodier:
Les coursiers restent immobiles, pendant qu'elle va partager à sa famille chérie quelques bijoux ou quelques vêtements, derniers témoignages de sa tendresse.
Mérimée:
Les chevaux s'arrêtèrent près de la maison, et elle donna des cadeaux à ses enfants.
Il est un autre endroit de la Triste ballade où Mérimée rétablit le vrai sens, mal interprété par ses devanciers; M. Matić ne le cite pas, mais il nous paraît être l'un des plus importants. C'est à la fin même du poème, le dénouement tragique de l'histoire de la noble épouse.
Après avoir chanté la triste scène où la mère morlaque fait des cadeaux à ses enfants qu'elle abandonne, le guzlar termine par ces vers:
Kad to çula Asan-Aghiniza,
Bjelim liçem u zemgliu udarila;
Un pût-se-je s' dusciom raztavila
Od xalosti gledajuch sirota[722].
qui signifient: «Quand l'épouse d'Asan-Aga entendit cela,—de son visage blanc contre terre elle donna,—à l'instant rendit l'âme,—l'infortunée, de la douleur qu'elle eut à regarder [ses orphelins].» Fortis, jugeant que le naïf poète illyrien n'avait pas su tirer tout l'effet possible de cette pathétique situation, transforma la dernière et la plus importante ligne:
Udillo; e cadde
L'afflitta donna, col pallido volto
La terra percuotendo; e a un punto istesso
Del petto uscille l'anima dolente,
Gli orfani figli suoi partir veggendo[723].
Cette retouche arbitraire fut reproduite par tous ceux qui, ignorant la langue de l'original, façonnèrent leurs versions sur celle de l'écrivain italien. L'anonyme bernois (1778), comme son prédécesseur allemand (1776), ne soupçonna pas la main de Fortis dans cette calomnie du sentiment filial chez les enfants morlaques. Il traduisit: «Entendant ces paroles, cette affligée veuve pâlit et tombe par terre. Son âme quitte son corps au moment qu'elle voit partir ses enfans[724].» Goethe se trompa également:
Wie das hõrte die Gemahlin Asans,
Stürzt' sie bleich den Boden schütternd nieder,
Und die Seel' entfloh dem bangen Busen
Als sie ihre Kinder vor sich fliehn sah[725].
Nodier, dont la version paraît avoir été faite plutôt d'après celle de Berne que d'après Fortis, tombait lui aussi dans la même erreur à l'occasion du dénouement. Il terminait ainsi: «Elle prête l'oreille, son sang se glace, elle tombe, et sa tête, couverte d'une mortelle pâleur, va frapper la terre retentissante; au même instant, son cœur se brise et son âme s'envole sur les pas de ses enfants[726].»
Mérimée, lui, s'il ne rend pas tout ce qu'il y a dans le texte, se montre cependant le plus exact de tous les traducteurs: «La pauvre mère pâlit, sa tête frappa la terre et elle cessa de vivre aussitôt, de douleur de voir ses enfants orphelins[727].»
* * * * *
Ce soin si scrupuleux qu'apporte Mérimée à être plus sobre encore qu'un texte qui est la sobriété même, nous révèle un des traits de son caractère d'artiste: le désir de la précision. Il est heureux pour nous de pouvoir juger Mérimée sur une ballade où l'invention est nulle, car il n'en est que le traducteur; et où la forme est tout, car sa traduction se distingue des autres par des qualités véritablement personnelles qui nous révèlent l'homme. Mérimée a deux textes en main: une version italienne qu'il peut lire aisément, un texte original qu'avec un dictionnaire il est à peine capable de déchiffrer; et malgré toute l'aridité de ce travail c'est à l'original qu'il va, parce qu'il y sent des beautés plus naturelles que ne lui en offre la traduction fardée du savant abbé italien. Tout ce vernis «XVIIIe siècle» que Fortis a répandu sur la poésie, il en a la nausée: il se rend compte que la traduction du voyageur est «une belle infidèle» et que celui-ci s'y laisse deviner au moins autant qu'il nous fait entrevoir les mœurs et les caractères des héros de sa ballade; aussi, ce qu'il veut, c'est goûter le poème lui-même, dans sa saveur originelle, et malgré toute la difficulté d'une telle entreprise, sans se laisser rebuter, avec une patience digne d'un archéologue. Nous avons vu qu'il y est presque arrivé. Travail, souci de l'exactitude, une certaine réserve qui se défend les effusions du sentiment, sa traduction témoigne de tout cela. Dès lors, le croirons-nous, quand avec son flegme habituel il nous déclare avoir mis tout juste une quinzaine à composer la Guzla, «cette sottise»? D'autres, avant nous, ne s'y sont pas laissé prendre. L. Clément de Ris, en 1853, se méfiait déjà de cette superbe indifférence. «Pour faire ce recueil, disait-il, l'auteur a travaillé beaucoup plus qu'il n'affecte de le dire.» Et, «jusqu'à preuve évidente du contraire», il restait convaincu que «Monsieur Mérimée avait cédé au désir de paraître avoir mystifié le public[728]». C'est aussi notre avis, quand Maxime du Camp ne serait pas là pour nous assurer que Mérimée allait jusqu'à recopier seize fois de suite ses manuscrits en les corrigeant[729]. La Guzla ne nous paraît pas être une œuvre d'improvisation. Pour le fonds, nous l'avons vu, il n'y a rien de très original, rien de véritablement personnel; c'est comme une agglomération de souvenirs qu'on rencontre dans chacune des ballades. Qu'est-ce donc qui en ferait la valeur si ce n'était la forme? Cette forme qui fond et unit tant de matériaux épars en un tout qui a une vie propre. Mais cette forme elle-même n'existerait pas, sans ce secret instinct de metteur en scène qui pousse et conduit Mérimée, qui lui fait choisir ici cela, ailleurs une autre chose: enfin ce qu'il lui faut. Elle ne serait rien non plus, sans ce labeur long et continu vers cet idéal qu'il s'efforce d'atteindre. C'est ce qui nous fait dire que la Guzla n'est point une œuvre composée exclusivement pour s'amuser «à la campagne», «après avoir fumé un ou deux cigares», «en attendant que les dames descendent au salon». Elle nous semblerait bien plutôt avoir été écrite dans une bibliothèque, au milieu de livres qu'on peut consulter au besoin, quand le souvenir est par trop infidèle. La Guzla peut avoir été élaborée en quinze jours, elle n'a reçu sa forme définitive, croyons-nous, qu'après que Mérimée eût eu le temps de la revoir de très près. Nous ne nierons pas non plus qu'il n'y ait dans la Guzla une certaine tendance au lyrisme[730], mais à un lyrisme de pure forme, qui n'est en définitive qu'un «extrait des lectures» de l'écrivain. Mérimée a su faire vivre des personnages, mais on ne le retrouve pas, lui, en eux. Et c'est pourquoi nous ne nous étonnerons pas qu'il n'ait pas continué dans cette voie, parce qu'à vrai dire elle n'était pas la sienne; sa première pudeur de jeune écrivain qui n'osait donner sous son nom un tel recueil au public; son superbe dédain de quelques années plus tard, tout cela nous paraît fort naturel: il était déjà tel au moment où il écrivait sincèrement ces pages qu'il était nécessaire, sinon qu'il les désavoue, du moins qu'il les condamne un jour.
«Je crois que vous seriez plus grand, mais un peu moins connu, si vous n'aviez pas publié la Jacquerie et la Guzla, fort inférieures à Clara Gazul. Mais comment diable auriez-vous deviné tout cela? Quant à la gloire, un ouvrage est un billet à la loterie… Écrivons donc beaucoup.»
STENDHAL À MÉRIMÉE, le 26 décembre 1829, à cinq heures du soir, sans bougie.
«La Guzla» en France.
§ 1. Publication du livre.—§ 2. Critiques du temps: la Réunion, le Moniteur, le Journal de Paris, le Globe, la Revue encyclopédique, la Gazette de France, le Journal des Savans. La réclame de l'éditeur.—§ 3. L'édition de 1842. Réimpressions postérieures.—§ 4. La Guzla l'Opéra-Comique.—§ 5. La poésie serbe en France après la Guzla.—§ 6. Un plagiat. Conclusion.
§1
Son recueil de ballades illyriques achevé, Mérimée se mit à la recherche d'un éditeur. Pour ne pas être démasqué, il ne s'adressa à aucun des libraires attitrés du romantisme et poussa la méfiance jusqu'à rester inconnu même de celui auprès duquel il finit par se réfugier. Un de ses amis, Joseph Lingay, se chargea de négocier l'affaire.
Nous savons peu de choses sur Joseph Lingay. C'était, semble-t-il, un original que «ce polémiste de petites feuilles de la Restauration, ce lauréat de concours académiques, ce fonctionnaire qui, sous le titre vague de secrétaire général de la présidence du conseil, minuta tant de discours ministériels[731] et même royaux (1830-1833), ce publiciste qui remplaça un moment Girardin à la direction de la Presse et que Balzac appelait le plus fécond journaliste de son époque, en lui envoyant une de ses lettres à Mme de Hanska, pour sa collection d'autographes[732]». Il mourut officier de la Légion d'honneur, le 21 décembre 1851, dans une grande misère à ce qu'il semble; il ne revit aujourd'hui que dans quelques pages de Francis Wey, enfouies elles-mêmes dans un recueil collectif de nouvelles[733], et par une trentaine de lignes dans la France littéraire de Quérard qui consacrent sa mémoire.
Ancien professeur de Mérimée, il était ami de Stendhal et, comme nous l'avons dit, c'est par lui qu'ils se connurent. On trouve dans la Correspondance de l'auteur de la Chartreuse de Parme plusieurs passages relatifs à Maisonnette,—sobriquet par lequel, nous dit la clef, cet incorrigible parrain désignait Joseph Lingay. «Je sens souvent en vous la manière de raisonner de Maisonnette, écrivait Beyle à Mérimée, id est une jolie phrase au lieu d'une raison, id est le manque d'avoir lu Montesquieu et de Tracy + Helvétius. Vous avez peur d'être long[724].» Il ne serait pas inutile, peut-être, de déterrer les écrits de l'ami à qui Mérimée, par sa manière de raisonner, ressemblait tant, mais ce serait un peu nous égarer. Remarquons seulement que Lingay devait avoir au moins quinze ans de plus que l'auteur de la Guzla, car, en 1814, il avait déjà publié un Éloge de Delille et critique de son genre et de son école, et, en 1816, une brochure De la monarchie avec la Charte[735].
Lingay trouva un éditeur pour la Guzla en la respectable maison F.-G. Levrault, imprimeur à Strasbourg, 32, rue des Juifs (cette maison existe toujours, mais à Nancy depuis 1871, et transformée en société anonyme Berger-Levrault et Cie). L'imprimerie avait alors une librairie à Paris, 81, rue de Laharpe, dirigée par M. Pitois, devenu plus tard M. Pitois-Levrault[736].
Ce fut dans cette succursale parisienne que les conditions de la publication furent arrêtées entre M. Pitois et Lingay, qui négociait «au nom de son ami». Elles étaient très simples: rien ne fut signé, «ni même consenti verbalement». Comme l'expliqua Lingay, quelques années plus tard, dans une lettre à F.-G. Levrault, que nous pourrons donner ailleurs in extenso grâce à l'extrême obligeance de M. Félix Chambon, «la réputation de M. Mérimée n'étant pas encore établie [à cette époque], et la nature des opérations de votre maison ne s'accordant pas avec le genre de cet ouvrage, il n'y eut rien de stipulé. Seulement, l'auteur vous laissa soin de publier une édition, sans rien recevoir, ni sans rien payer».
Ce précieux aveu, ignoré jusqu'à aujourd'hui, réfute une fois pour
toutes la fameuse légende d'après laquelle Mérimée aurait VENDU la
Guzla («à son libraire»), afin d'effectuer un voyage authentique en
Illyrie pour reconnaître s'il s'était trompé, etc.
M. Tourneux, de son côté, à l'occasion des recherches qu'il fit en 1887 en vue de sa plaquette Prosper Mérimée, comédienne espagnole et chanteur illyrien, étude citée plusieurs fois au cours de ce travail, avait obtenu du regretté M. O. Berger-Levrault communication du dossier de l'éditeur, relatif à l'impression de l'ouvrage, qui était en bonne voie au mois de mars 1827, comme l'atteste cette lettre de Lingay à l'imprimeur strasbourgeois:
Monsieur et honorable ami,
… Voici les premières épreuves de la Guzla. Vous recevrez successivement par le courrier du lendemain celles que vous voudrez bien m'expédier dorénavant. Le choix du format et du caractère me semble parfait. Je trouve seulement un peu grosses les capitales du haut des pages. Tout le reste est au mieux. Je vous remercie d'y destiner un beau papier et d'en recommander le tirage; l'ouvrage le mérite et il y a de l'avenir, beaucoup d'avenir dans l'auteur. Allez maintenant aussi vite que vous voudrez. Nous vous suivrons courrier par courrier. Il faudrait paraître pour mai, époque des provisions de campagne.
P.-S.—Les épreuves sont très bien lues. Nous admirons l'exactitude des noms propres. On n'est pas si exact à Paris.
2º P.-S.—Il me semble que sur la couverture imprimée une guzla ferait bien. J'en ai demandé le dessin exact. Pourrez-vous le faire clicher?
16 mars 1827.
Rue des Brodeurs, nº 4, au coin de la rue Plumet, faubourg
Saint-Germain[737].
Dans la lettre suivante (22 mars) il envoie deux nouvelles pièces et le double croquis de la guzla, «croquis, dit M. Tourneux en le reproduisant[738], que sa sécheresse et sa précision permettent de restituer sans hésiter à Mérimée». Ce ne fut là qu'un projet d'embellissement sans doute, parce qu'une guzla identique figure déjà sur le portrait d'Hyacinthe Maglanovich, qui sera adopté définitivement, et dont il n'est question, suivant M. Tourneux, que dans une troisième lettre, sans date celle-là. Comme nous l'avons déjà dit[739], ce dessin représente bien l'instrument serbo-croate: quoiqu'un peu trop long, il ne lui manque rien d'essentiel.
Pendant ce temps, l'exécution matérielle de l'ouvrage avançait, à Strasbourg; mais le livre ne put paraître en mai, «époque des provisions de campagne», comme le désirait l'auteur. Il ne sortit des presses que vers la fin de juillet et fut enregistré dans la Bibliographie de la France du 4 août 1827[740].
Au moment de la publication, le libraire, à ce qu'il semble, ne prit aucun soin de le faire remarquer au moyen des annonces payées qui étaient fort en pratique déjà en ce temps-là: nous eûmes beau feuilleter les collections poudreuses des journaux de l'époque: la maison F.-G. Levrault ne figure pas dans les courtes réclames entremêlées aux dernières nouvelles de la cour et à celles qu'on donnait sur la santé de M. Canning qui devait mourir quelques jours après la publication de la Guzla.
§ 2
Les critiques ne manquèrent pas; généralement la louange y domine, mais il s'y mêle ici et là, au moins dans quelques-unes, quelques pointes de facile raillerie.
Le mardi 7 août 1827, la Réunion, «journal de la littérature, des sciences, des arts, des tribunaux, des théâtres et des modes» (3e année, nº 208), consacra à la Guzla une colonne, c'est-à-dire le huitième de son numéro entier.
«Le perfectionnement graduel des beaux-arts en France, y disait-on, dans un siècle de force et de vie ne nous a pas rendus insensibles aux beautés simples et irrégulières des peuples moins avancés que nous. À côté de la noble et imposante musique de Moïse, nous aimons à répéter le chœur écossais de la Dame blanche, et les montagnards tyroliens ont charmé par leur simple mélodie les mêmes hommes qu'avaient ravi les chants passionnés de la Pasta. Après les Messéniennes de Casimir Delavigne et les Méditations de Lamartine, voilà qu'un chantre demi-sauvage, Hyacinthe Maglanovich, fils d'un cordonnier dalmate, enlevé par des Bohémiens qui lui apprennent leurs tours et le convertissent à l'islamisme à l'âge de huit ans, puis reconverti au christianisme par un moine catholique qui l'aide à voler l'aga turc son maître, vient à son tour captiver notre attention par les sons un peu aigus quelquefois de sa guzla ou guitare montée d'une seule corde de crin.
«Le recueil de ces chants a été traduit de l'illyrique en français par un Italien très familier avec les deux langues. Ce petit volume mérite d'être lu en entier. Nous nous contenterons d'en citer un chant qui paraît être des plus anciens et qui, comme les chants des montagnards grecs, s'est perpétué de bouche en bouche.»
Après quoi, l'auteur de cette anonyme notice cita le Morlaque à Venise en entier.
* * * * *
Six jours plus tard, le Moniteur donna un article sur la Guzla, signé «N.», qui semble être écrit par quelque ami de Mérimée, qui, sans vouloir cependant dévoiler le secret, se permit de faire une allusion assez claire à l'auteur du Théâtre de Clara Gazul.
«Aurait-on supposé, il y a moins de vingt-cinq ans, l'existence d'un écrivain assez hardi pour traduire des poésies illyriques, un libraire assez mauvais calculateur pour les publier, un journaliste assez téméraire pour en rendre compte avec quelque éloge? Y aurait-il eu assez de risées, de sifflets pour les punir? Concevez, si vous le pouvez, la belle colère des Laharpe, des Geoffroy! Grand Dieu! régaler de poésies dalmates, bosniaques et consorts, la nation du goût le plus pur, le plus classique, le plus sévère! Vouloir faire prononcer des noms barbares à déchirer la bouche! Y pensez-vous? Eh! qu'est-il besoin de productions étrangères, même des moins imparfaites? Qu'avons-nous à désirer? N'avons-nous pas nos chefs-d'œuvre et les productions de ceux qui tentent chaque jour de les imiter?
«Alors, le père Bouhours n'avait pas encore tout à fait tort. De la littérature anglaise, nous ne connaissions Shakespeare que par les parodies de Voltaire; l'on s'arrêtait à peu près à Pope et aux écrivains de la reine Anne. La littérature allemande, hors Gessner, nous était étrangère ou peu s'en faut. Quant aux nations moins civilisées, elles étaient tout à fait inconnues… Comment peut-on être Illyrien?
«Mme de Staël, dans son livre De l'Allemagne, a porté le premier coup à ces injustes et superbes dédains. Mais c'est de la grande ère nationale, de la Restauration, que date un changement, depuis successivement progressif, dans nos idées et nos doctrines. La révolution politique terminée, une révolution littéraire commence. Des rapports plus immédiats, par suite plus affectueux, s'établissent entre les peuples divers; l'on met en commun les trésors de l'intelligence; les théâtres étrangers sont traduits; mieux encore, nous étudions les idiomes de nos voisins: les préjugés littéraires s'évanouissent avec beaucoup d'autres. Toujours pénétrés d'une juste admiration pour les chefs-d'œuvre du siècle de Louis XIV et de Louis XV, nos écrivains les plus distingués n'ignorent cependant pas que le domaine des lettres est soumis, comme toutes choses, aux lois générales des variations humaines; ils s'aperçoivent qu'il est temps de se frayer une route nouvelle, que plus d'une voie mène au cœur et atteint le but de toute composition littéraire. Chénier disait des auteurs de mélodrames: «Qu'ils apprennent à écrire et nous sommes perdus.» Ce fut aussi le sentiment du célèbre critique Geoffroy, qui y mettait la condition de génie. Deux écrivains illustres, Byron et sir Walter Scott, ont surtout contribué à ce changement déjà si sensible, et qui chaque jour peut-être le deviendra davantage.
«Revenons à notre sujet, bien que ceci ne soit pas, à tout prendre, une digression.
«Dans un pays où tous les genres de connaissances sont cultivés avec un succès éclatant et une ardeur infatigable, en Allemagne, l'on s'occupe beaucoup actuellement, dit-on, des poésies nationales des Illyriens, des Dalmates et des Morlaques. N'en soyons pas surpris: richesse d'imagination, variété de tons, fleur exquise de poésie, tableaux fantastiques, terrifiants et bizarres, originalité; enfin, je ne sais pas quoi d'une simplicité naïve, biblique ou homérique, tels sont les attributs de ce petit volume.
«Les morceaux qu'il renferme ont été recueillis et traduits en français par un Italien qui a voyagé longtemps dans ces pays, dont il connaît parfaitement la langue. Autrefois il fut notre concitoyen; depuis, les événements politiques l'ayant forcé à quitter sa patrie, il est venu s'asseoir à nos foyers. Sa traduction est sans apprêts, ce qui nous garantit sa fidélité. L'on pourrait parfois signaler quelques étrangetés, quelques italianismes; mais nous n'en sommes pas à des pointilleries grammaticales. Le traducteur a trop de titres à notre reconnaissance, et d'ailleurs il ne prétend qu'au mérite de la correction et de l'exactitude.
«La guzla est une sorte de guitare à une corde dont les bardes morlaques se servent pour accompagner leurs ballades: souvent ces ballades ou romances sont improvisées; souvent aussi le poète s'interrompt au moment le plus intéressant, pour obtenir avec plus de facilité de ses auditeurs une légère rétribution. L'Italien anonyme fait connaître dans sa préface ces mœurs homériques (sic).
«Vient ensuite une notice sur Hyacinthe Maglanovich, célèbre joueur de guzla, que l'éditeur-traducteur a connu personnellement à Zara. Ce n'est point là un de nos poètes d'Académie ou de salon. Pour l'extérieur, voyez son portrait en tête du livre: les habitudes, les mœurs, l'en séparent bien plus complètement encore. Il y avait en Angleterre un certain M. Barrington, voleur de poches (pick-pocket) très expert, profession qu'il faut soigneusement distinguer de celle de voleur de grand chemin (highwayman), car on ne cumule pas en ce genre. Or donc, lorsque la police de Londres était informée de la présence de ce gentleman à un spectacle, une manière de commissaire, avant le lever du rideau ou dans l'entr'acte, apostrophait le public en ces termes: «Mesdames et Messieurs (nous dirions Messieurs et Mesdames), j'ai l'honneur de vous prévenir que M. Barrington est dans la salle.» De même je dirais à nos poètes, si jamais leur confrère en Apollon venait les visiter: «Attention, Messieurs, à vos montres et à vos tabatières.» Ce bon Maglanovich a contracté certaines habitudes que le code n'approuve pas et qui, parmi nous, pourraient peut-être le rendre justiciable d'un tribunal de police correctionnelle, voire même d'une cour d'assises; témoin l'aventure de la paire de pistolets dont le traducteur anonyme paya le plaisir de donner l'hospitalité à notre barde. J'allais oublier une autre de ces habitudes, celle de boire outre mesure. Vit-il encore? L'éditeur a négligé de nous en instruire.
«Les poésies dont se compose ce recueil sont d'auteurs, de temps et de genres divers. Ballades, romances, barcarolles, fragments détachés, petits poèmes complets, petits drames, vous y trouverez de tout cela. Plusieurs morceaux, et des plus remarquables, sont de Maglanovich, parmi lesquels se distinguent particulièrement la vision du parricide Thomas II, roi de Bosnie, pièce d'un effet terrifiant, et les Braves Heyduques, tableau qui a quelque analogie avec l'épisode d'Ugolin.
«Le genre terrible et surnaturel domine dans ces poésies. Elles nous font connaître les mœurs, les usages et surtout les superstitions des Dalmates, toutes choses si opposées à ce que l'on voit dans l'Europe civilisée C'est là que la tradition du vampirisme se conserve dans toute sa pureté. Nous avons renouvelé connaissance avec cette horrible superstition depuis l'histoire de lord Ruthwen, imprimée dans les Œuvres de Byron et qui est due à Polidori, médecin de ce poète célèbre. L'éditeur a consacré une notice au vampirisme; notice dans laquelle il cite trop longuement peut-être le livre de dom Calmet; toutefois, dans cette notice se trouve un fait étrange dont l'auteur fut témoin en 1816, et qui prouve jusqu'à quel point cette superstition, qui s'étend dans une grande partie de l'Europe et de l'Asie, a fasciné l'imagination des Morlaques. Le croira-t-on? Les lois de la Hongrie statuent sur le vampirisme; elles ordonnent ou du moins ordonnaient l'exhumation des individus signalés comme vampires et la destruction des cadavres avec des détails affreux et dégoûtants. Plusieurs de ces ballades ont trait au vampirisme, d'autres au mauvais œil, croyance fort répandue dans le Levant, en Dalmatie et en Russie. C'est le pouvoir qu'ont certaines personnes, souvent involontairement, de jeter un sort par leurs regards. L'individu fasciné meurt la plupart du temps de consomption. Dans ce pays vous seriez fort mal venu de dire à quelqu'un: «Ah! Monsieur, que vous avez bon visage!»
«L'éditeur consacre également une notice à cette superstition. Il donne les recettes en usage dans le pays pour détruire ce charme funeste, et cite à ce sujet plusieurs histoires bizarres.
«Bien que ces poésies ne soient pas toutes d'un égal mérite, il n'en est cependant aucune que la critique, même la plus sévère, voulût élaguer. Nous apprenons à connaître des mœurs qui offrent d'étranges contrastes. À côté de sentiments élevés, quelquefois sublimes, il en est de révoltants. Telle action racontée naïvement serait sévèrement punie par nos lois. Nos oreilles si chastes et si susceptibles se trouveront peut-être blessées de quelques expressions dont la rudesse native aura sans doute encore été adoucie par le traducteur. Je me dispenserai de toute analyse et de toute citation, ne voulant rien ôter au plaisir du lecteur. C'est une mine riche et féconde, pleine de charme, d'originalité, et qui, sans doute, donnera naissance à plus d'un mélodrame.
«Un seul morceau a déjà été publié par l'abbé Fortis (Voyage en Dalmatie). C'est l'histoire de l'épouse d'Asan-Aga, ballade pleine d'un intérêt touchant. Mais la traduction de l'abbé Fortis est libre; celle de notre Italien est, au contraire, littérale.
«Chaque morceau est accompagné de notes et d'explications fort utiles. L'éditeur cependant mérite le reproche de laisser ignorer dans quelles mesures ces poésies sont écrites. Il aurait pu très convenablement, ce semble, nous donner un travail philologique, que quelques personnes auraient trouvé à la fois intéressant et utile.
«Je ne doute pas que ce recueil ne soit accueilli avec autant d'empressement et de plaisir par le public, que les chants des Grecs modernes et la collection des romances espagnoles. Le lecteur goûtera cet intérêt, ce charme si vif qui s'attache aux poésies des peuples peu avancés encore dans la civilisation. J'ajouterai, pour terminer, que l'exécution typographique ne laisse rien à désirer[741].»
* * * * *
Un autre anonyme, sous la signature «T.», présenta la Guzla aux lecteurs du Journal de Paris[742]. «Savez-vous, chers lecteurs, demandait-il, ce que c'est que la guzla? Non sans doute, car moi-même, avant d'avoir entre les mains le petit volume dont je vais vous entretenir, j'aurais été fort embarrassé de répondre à cette question. Apprenez donc que la guzla est la lyre des Morlaques, des Croates, des Dalmates, de tous les peuples enfin qui habitent ces provinces illyriques qui firent un moment partie du grand empire, et qui en furent détachées avant que nous eussions eu le temps de faire connaissance avec ces Français improvisés. Cette lyre, il faut bien l'avouer, nous paraîtrait peu mélodieuse; c'est une espèce de guitare, etc. À la fin de chaque vers, le chanteur pousse un grand cri ou plutôt un hurlement semblable à celui d'un loup blessé.
«Il y a loin de là, sans doute, au violon de Lafont et aux accents de Mlle Cinti; mais si cette musique enragée faisait fuir tous nos dilettanti, les amis de la littérature peuvent mettre quelque intérêt à connaître les poésies auxquelles seront adaptés ces sauvages accords. Nous avons raffolé d'Ossian, de Byron; qui sait si Maglanovich n'obtiendra pas aussi chez nous quelque célébrité?
«Ce Maglanovich, l'Homère des contrées illyriques, est l'auteur des principales pièces contenues dans ce recueil. C'est bien le poète de la nature, car il n'a pas même appris à lire et à écrire. Tout son répertoire lyrique est dans sa tête, et son seul talent acquis est celui de jouer de la guzla. C'est en l'excitant à moitié que le traducteur de ce livre est parvenu à lui faire chanter et à fixer sur le papier quelques-unes de ses ballades; il lui en a même coûté quelque chose de plus, car Maglanovich ne se borne pas, comme nos trouvères, à recevoir les dons de ceux qui veulent entendre ses chants: il paraît qu'en quittant ses hôtes, il tient à emporter toujours quelque chose qui lui serve de souvenir. C'est ainsi que le traducteur anonyme, après l'avoir hébergé cinq jours, a vu disparaître un beau matin avec lui une paire de pistolets anglais. En revanche, lui-même, à son tour, a reçu plus tard chez Maglanovich l'hospitalité la plus distinguée. On serait fort heureux, dans nos pays civilisés, si l'on trouvait ainsi table ouverte chez tous les gens qui vous volent de manière ou d'autre.
«Ce Tyrtée des grandes routes a été lui-même quelque temps associé aux heyduques, espèce de bandits qui mènent dans ces provinces une vie vagabonde. Sa lyre, ou, pour mieux dire, sa guzla, a chanté leurs exploits; leur féroce et courageuse constance lui a inspiré, entre autres pièces, celle que je vais citer, et que le chantre d'Ugolin n'aurait pas, ce me semble, désavouée.»
* * * * *
Et après avoir cité la ballade des Braves Heyduques en entier, le critique continuait:
«Dans ce morceau, et dans plusieurs autres, le style du traducteur, qui se déclare Italien de naissance, m'a semblé bien approprié aux sujets.
«La superstition du vampirisme, connue chez nous par l'histoire du bon dom Calmet, des romans et des mélodrames, a fourni à Maglanovich et à ses confrères le sujet de plusieurs ballades qui ne manquent pas non plus d'imagination et d'énergie. D'autres ont pour sujet le mauvais œil, cette superstition de ces contrées, où l'on est persuadé que certaines personnes ont le pouvoir, parfois même involontaire, de faire périr de langueur ceux sur lesquels tombent leurs regards. Il est encore une autre espèce de fascination que l'on pourrait exercer innocemment, si l'on n'était bien averti. Dieu garde tout honnête particulier un peu complimenteur de son naturel, voyageant en Bosnie ou en Dalmatie, d'aller s'extasier sur la beauté ou la gentillesse d'un enfant! Le pauvre petit est dès lors réputé ensorcelé et le voyageur pourrait fort mal passer son temps. Heureusement il est un remède très facile à cette fascination; comme la lance d'Achille, la bouche du faiseur de compliments peut guérir le mal qu'elle a fait; il suffit pour cela qu'il veuille bien cracher à la figure de l'enfant, ce que je ne lui conseillerais pas de refuser. Si vous avez des enfants gâtés, envoyez-les en Bosnie.
«Tous les peuples sont tant soit peu gascons, et on serait fort surpris, je crois, si la modestie était allée se nicher dans des pays où chacun a l'habitude de vanter ses exploits, ne fût-ce que pour effrayer ses ennemis. On lira donc sans étonnement dans ce recueil une espèce de messénienne dalmate, où l'on verra que Napoléon ayant envoyé vingt mille soldats pour soumettre cinq cents Monténégrins, ces derniers leur ont tué vingt-cinq hommes, ce qui a tellement effrayé le reste «qu'ils ont pris la fuite, et jamais de leur vie n'ont osé regarder un bonnet rouge» (coiffure des Monténégrins). Quel dommage que sir Walter Scott n'ait pas eu connaissance de cette pièce justificative qui aurait merveilleusement figuré dans sa véridique histoire[743].
«Il ne faut pas croire, au surplus, que toutes ces poésies respirent le sang et le carnage. On y trouve de petites odes presque anacréontiques, telles que l'Amante de Dannisich, où une jeune fille passe la revue de ses trois amants, et même une espèce de chanson bouffonne, intitulée Jeannot. Ce pauvre garçon revenant chez lui, la nuit, par un cimetière, entend quelqu'un ronger. Persuadé que c'est un brucolaque (espèce de vampire qui mange dans son tombeau) et craignant d'être mangé lui-même, il se résout, pour éviter ce désagrément, à introduire dans son estomac, suivant une autre croyance du pays, un peu de la terre de la fosse; mais un chien, qui rongeait un os de mouton, croyant qu'on veut lui enlever sa proie, saute à la jambe de Jeannot, et le prétendu vampire le mord de manière à le convaincre qu'il n'est pas un fantôme. J'avouerai que la gaîté de nos chansonniers du Caveau est d'un meilleur ton, même quand ils nous régalent de Caron et de sa barque fatale; mais il n'y faut pas regarder de si près, vu le pays et avec un vaudeville croate.»
* * * * *
Les mêmes jours, le Globe publiait une série de poésies serbes, traduites en prose par Mme Louise Sw.-Belloc: la Fondation de Scutari, Bataille de Kossovo, la Tête de Lazar retrouvée, les Frères, le Mariage de Haïkouna, etc.[744] On se rappelle que Mme Belloc avait annoncé un volume de piesmas, quelques semaines seulement avant l'apparition de la Guzla[745]; devancée par cet anonyme Italien qui envoyait de Strasbourg un recueil tout fait, elle communiqua son manuscrit à la rédaction du journal romantique[746]. Mais, chose des plus louables, elle ne se contenta pas de cela; elle écrivit une notice dans la Revue encyclopédique et vanta l'ouvrage de son concurrent. «Il a donné, dit-elle, dans une introduction et dans des notes, des souvenirs pleins d'intérêt, et qui ont d'autant plus de charme qu'il ne s'y mêle pas la moindre prétention… Ces chants ont un caractère très original, et dont on ne peut guère donner l'idée. Moins nobles, moins austères que les chants grecs, ils sont peut-être plus spirituels et plus vifs[747].»
Trois semaines plus tard, un critique qui signait «B.», [Brifaut] présenta la Guzla aux lecteurs de la Gazette de France.
«Qu'est-ce que la guzla? Qu'est-ce que Hyacinthe Maglanovich? A-t-on jamais ouï parler du bey de Veliko, du bey de Moïna, de Constantin Yacoubovich et des deux grands guerriers Lepa et Tchernyegor?
Wurtz! ah! quel nom, grand Dieu! quel Hector que ce Wurtz!
«Voilà ce que ne manqueront pas de dire les hommes aux molles habitudes, les sybarites de l'euphonie, pour qui le concours d'une gutturale et d'une dentale est comme un caillou tranchant sous les pieds d'une petite maîtresse. Il faudra bien qu'ils s'aguerrissent. Les temps sont accomplis. Ne voyez-vous pas que les vieilles mythologies tombent en ruines, et avec elles les vieilles délicatesses, les vieilles admirations et les vieilles règles? Nous sommes las des yeux de bœuf de Junon, des talonnières du fils de Maïa, de l'aigle de Jupiter. La jeune Hébé nous semble quelque peu surannée, et la ceinture même de Vénus n'a pas conservé ses couleurs. Or, ce sont les prêtres de ces folles divinités qui ont imaginé les entraves qui nous gênent; c'est à eux que nous devons toutes ces susceptibilités de l'oreille et de l'esprit, qui font de l'art d'écrire le plus complexe et le plus difficile de tous les arts. Laissons aux esclaves ce code de l'arbitraire. Frayons-nous un passage dans quelque monde mystérieux, et encore infréquenté du moins, s'il n'est pas nouveau. Demandons aux Scandinaves, aux Croates, aux Illyriens mêmes des modèles. C'est une matière encore vierge, et que le rabot des pédants n'a pas encore effleurée. Il y a plus de véritable poésie dans le balai des sorcières que dans le thyrse des bacchantes; et l'imagination se plaît davantage dans un monde peuplé de vampires, de brucolaques, de fascinateurs à double prunelle, qu'au milieu de ces faunes et de ces dryades dont les danses lascives et les séculaires amours ont fatigué notre enfance. Le goût n'approuvera peut-être point cette défection. Mais nous jugeons le goût à son tour; et puisqu'il n'est dans son origine qu'une convention, dans sa pratique qu'une habitude, il n'y a pour le détrôner qu'à convenir entre nous qu'il a menti, et à penser et sentir en conséquence. Ainsi le tétracorde fera place à la guzla, et la gloire de l'aveugle de Smyrne s'éclipsera devant celle du buveur de Zuonigrad. Mais quittons la plaisanterie.
«Si l'on se représente la nature comme l'œuvre d'un être intelligent lui-même, on sera forcé d'adopter l'idée d'un archétype, c'est-à-dire d'une pensée antérieure, ne fût-ce que d'une antériorité logique à la création des êtres. Car, à moins de nous détacher de nous-mêmes, il nous est impossible de concevoir une œuvre quelconque autrement que comme l'exécution d'un dessein; et lorsque l'homme aura pu se figurer la simultanéité parfaite de la conception et de l'œuvre, la nature de son esprit ne sera plus la même; ce ne sera plus l'homme. Nous sommes faits de manière à ne pouvoir comprendre autrement le beau que par la préexistence du type, et il faut que les partisans de la doctrine contraire ou n'aient pas porté sur eux-mêmes un regard assez attentif, ou se servent des mêmes mots pour exprimer les choses différentes.
«Il s'ensuit que, dans l'ordre naturel de nos idées, le grand ouvrier dut avoir sous les yeux un archétype sur lequel s'est modelée cette nature qu'il a laissé tomber de ses mains. Le philosophe prouve la nécessité de cet archétype; il est donné au peintre et au poète de se figurer l'archétype même; et c'est ainsi que la nature qui est l'objet des arts se nomme la belle nature, nature épurée, nature primordiale, nature typique; mieux que l'œuvre, la pensée du créateur. Si l'on adopte ces principes, et il serait difficile de les combattre avec quelque avantage, on sera forcé d'accuser la nouvelle école, d'un grand attentat contre la dignité de l'esprit humain; car, puisque c'est du sentiment du beau que la règle est née, peut-on affranchir l'esprit humain de la règle, sans le dégrader?»
Malgré toute son érudition philosophique ce fougueux défenseur de la vieille antiquité classique ne nous convainc qu'à demi; malgré sa brillante démonstration de la nécessité de l'archétype, malgré sa foi si ferme en l'excellence des règles, nous ne pouvons nous persuader qu'il soit plus beau et plus conforme à l'archétype d'appeler les héros d'une tragédie, d'un drame ou d'un roman de noms grecs et latins plutôt que de noms serbes, croates ou illyriens.
Dans la suite, on voit bien que le critique ne s'entendait guère en matière de poésie primitive; il jugeait la Guzla comme une production littéraire et considérait la façon dont elle fut présentée comme la chose la plus naturelle du monde. «Le petit recueil, disait-il, que nous annonçons, est peut-être une gageure: les AUTEURS l'ont gagnée, s'ils n'ont voulu que faire preuve de talent. Il en faut beaucoup pour FABRIQUER un livre si bien empreint des couleurs locales, que les naturels mêmes du pays y seraient trompés; c'est comme une histoire vivante de ces peuples à peu près inconnus qui forment la chaîne entre le grec et l'allemand. La Guzla vous fera connaître les mœurs, les costumes, les traditions, les superstitions de ces peuples, aussi bien qu'aurait pu faire un long séjour parmi eux. Sous ce rapport, le livre est à la fois amusant et instructif, et l'auteur ou les auteurs auraient arboré l'utile dulci, que nous ne les chicanerions point sur l'épigraphe. Nous nous montrerions plus sévères s'ils avaient eu le projet de nous offrir pour modèles ces produits ou ces imitations d'une muse barbare, et que la Guzla fût un nouveau brandon lancé contre les monuments immortels du goût.
«On parle d'amour dans ces poésies; mais quel amour! je ne trouve ni suavité dans ses épanchements, ni tendresse dans ses douleurs, ni délicatesse dans ses dépits. C'est l'amour des sauvages, sensuel jusqu'à la débauche ou furieux jusqu'à la cruauté. Ou plutôt amour, ambition, vengeance, tout présente un même aspect, tout porte un même caractère; on dirait d'une seule passion. Il n'y a que deux états en effet pour l'âme du sauvage, le repos, qui est de l'apathie; le mouvement, qui est de la fureur ou de la terreur.
«Nous excepterons pourtant deux petites pièces: l'Impromptu du vieux Morlaque et le Morlaque à Venise. Il règne dans la seconde une mélancolie douce et vraiment poétique, et qui décèle un grand fonds de raison. L'autre est une imitation assez gracieuse de la Galatée de Théocrite:
Nerine Galatea, thymo mihi dulcior Hyblæ Candidior cycnis, hedera formosior alba, etc.
La neige du sommet du Prolog n'est pas plus blanche que n'est ta gorge. Un ciel sans nuage n'est pas plus bleu que ne sont tes yeux; l'or de ton collier est moins brillant que ne sont tes cheveux, et le duvet d'un jeune cygne n'est pas plus doux au toucher. Quand tu ouvres ta bouche, il me semble voir des amandes sans leur peau. Heureux ton mari! puisses-tu lui donner des fils qui te ressemblent!
Après avoir cité le Morlaque à Venise, le critique finit en disant: «Je répète mon assertion: si les auteurs ont prétendu nous initier aux usages et aux mœurs d'une contrée neuve encore pour nous, c'est une couronne qu'il faut leur décerner; car le succès est complet. S'ils n'ont voulu qu'insulter aux grands modèles, et mettre en problème les règles éternelles du beau, il faut les marquer d'un stigmate connu des ennemis de la civilisation; nigrum præfigere theta; car on doit de l'indulgence à la faiblesse qui s'égare; mais on ne doit que de l'animadversion au talent qui cherche à nous égarer[748].»
Le 29 septembre, le Globe, à son tour, fut dupe de Mérimée. «Il semble que la guzla des Slaves, y disait un critique anonyme, sera bientôt aussi célèbre que la harpe d'Ossian. Tandis que Madame Belloc nous traduit les poésies serviennes, voici qu'un Italien pour qui la France est devenue une seconde patrie nous donne quelques échantillons des pismés ou chants illyriens. Qui sait si bientôt nous ne posséderons pas l'Osmanide, ce poème épique des Dalmates, aussi célèbre chez eux qu'il est inconnu parmi nous, et qui n'existe encore que dans la bouche des rhapsodes et dans les quelques manuscrits infiniment rares? Le recueil que nous annonçons n'est pas, comme on pourrait le croire d'après le titre, un choix de poésies illyriques; l'éditeur n'a pu communiquer au public que ce qu'il possédait, c'est-à-dire une trentaine de morceaux; mais ce recueil n'en est pas moins fort précieux et fort remarquable[749].»
Puis le critique cita la ballade des Pobratimi «en attendant qu'on puisse mieux faire connaître l'ouvrage entier». Il est étonnant qu'il ne s'aperçût pas d'une note, dans laquelle l'éditeur du recueil supposait que cette chanson avait fourni à l'auteur du Théâtre de Clara Gazul l'idée de l'Amour africain[750]. Il est très probable que cette notice a été écrite par quelqu'un qui fréquentait Nodier, car on y trouve la même erreur au sujet de l'Osmanide qu'avait commise l'aimable bibliothécaire dans son article du Télégraphe illyrien[751]. Comme nous le disions ailleurs, ce fut sans doute à l'Arsenal que V. Hugo dévoila la supercherie, et cela peu après le 29 septembre 1827, car la «suite» promise par l'enthousiaste critique du Globe ne parut jamais[752].
Néanmoins, le livre de Mérimée continuait à mystifier la presse, et même la plus respectable. Le Journal des Savans, dans son numéro de septembre 1827, assura que les pièces de la Guzla «sont des ballades populaires, empreintes d'anciennes croyances superstitieuses et dans lesquelles se rencontrent aussi des traits ingénieux ou poétiques[753]». Dix-sept mois plus tard, le même journal crut devoir présenter encore une fois l'ouvrage: «Ce volume s'ouvre par une préface du traducteur… Cette préface est suivie d'une Notice sur Maglanovich, auteur de plusieurs des pièces contenues dans ce recueil. Né à Zuonigrad et fils d'un cordonnier, il vivoit encore en 1817 et avoit environ soixante ans. Ses romances et celles de quelques autres Slaves ne sont pas dépourvues de tout intérêt: elles paroissent traduites avec soin; mais l'importance excessive qu'on attacheroit à de pareilles productions ne contribueroit point à la meilleure direction des études littéraires[754].»
Nous raconterons dans le prochain chapitre comment le Bulletin des sciences historiques rédigé par MM. Champollion, qui ne voulut dire un seul mot de la Guzla quand elle parut en français, consacra une longue notice à la traduction allemande de M. Gerhard.
Bien que le livre de Mérimée eût obtenu ainsi un assez joli succès auprès des critiques, le succès de librairie fut presque nul. Au mois de décembre, six mois après la publication, l'éditeur augmenta, nous ne savons pourquoi, le prix du volume, qui fut porté de 4 francs à 5 francs. Ce fut alors seulement qu'il songea à faire de la réclame. Il donna au Journal des Débats, en même temps qu'au Constitutionnel et au Courrier français, le communiqué suivant:
ou
Choix de Poésies illyriques,
recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l'Herzégowine.
Un vol. grand in-18, cartonné. Prix, 5 francs.
Hyacinthe Maglanovich, joueur de guzla et poète illyrien, est peu connu hors de son pays; mais l'élégant traducteur ou imitateur de ses chants poétiques assure l'avoir rencontré dans ses voyages, et donne sur sa personne des détails trop positifs pour qu'on puisse, sans témérité, regarder son récit comme une simple fiction. Quoi qu'il en soit, on peut affirmer, sans crainte de se voir contredit, qu'après avoir lu quelques-unes des ballades ou barcarolles du barde illyrien, telles que l'Aubépine de Veliko, la Belle Hélène ou le Vampire, soit l'Amant en bouteille ou Hadagny, il ne se trouvera personne qui n'accorde volontiers à la muse d'Hyacinthe Maglanovich une originalité fort remarquable, un intérêt vif et soutenu, et des inspirations fortes, souvent gracieuses et toujours poétiques. Cela posé, que le traducteur soit Français, comme on serait porté à le croire, ou qu'il soit Italien, si l'on s'en rapporte à la préface, nous ne chercherons point le mot de cette énigme, bien qu'il ne nous fallût peut-être pas remonter très haut pour le trouver. Bornons-nous à dire qu'il serait difficile de tirer un meilleur parti qu'il ne l'a fait des poésies du joueur de guzla, et qu'il a su les traduire en notre langue, non seulement avec goût, mais en leur donnant un plus vif intérêt, par des notes fort curieuses sur les mœurs peu connues des Morlaques et peuples voisins, témoin celle sur le vampirisme, si fort en vogue il y a quelques années.
Le volume contenant ces poésies est imprimé en fort beaux caractères, sur papier vélin, et cartonné à la Bradel. En tête se trouve un joli portrait lithographié d'Hyacinthe Maglanovich, jouant de la guzla. Il peut prendre rang parmi les livres agréables qu'on est dans l'usage d'offrir pour étrennes.
Il se vend à Paris, chez F.-G. Levrault, rue de la Harpe, nº 81; et même maison, à Strasbourg[755].
Cette annonce contient un témoignage précieux: c'est que l'imprimeur strasbourgeois reconnaît qu'il ne faut pas peut-être remonter très haut pour trouver l'élégant traducteur ou imitateur de ces chants poétiques». Elle est donc inexacte cette légende qui veut que la personne de l'auteur de la Guzla fût mystérieuse même pour le libraire jusqu'au jour où l'avertissement de l'édition de 1842 vint la lui révéler.
§ 3
Mérimée paraît avoir été fort mécontent de l'insuccès du livre; il lui a toujours gardé rancune. Quatre ans après la publication de la Guzla, il écrivit à un ami, dont nous ignorons le nom, la lettre que voici:
Le 16 juillet 1831.
Je voudrais bien avoir votre avis sur la proposition suivante: Fournier m'offre 1.500 pour mon manuscrit [de Mosaïque?] qu'il publierait d'abord in-12, puis trois mois après in-8° en volume avec la Guzla qui serait réimprimée ad hoc. Quant aux termes de payement, nous ne nous sommes pas expliqués.
Je n'aime guère la réimpression de la Guzla, qui est une drogue et une vieillerie, il serait un peu ignoble de faire de cela un volume in-8°. Dites-moi ce qu'il faut répondre. Je serais particulièrement charmé d'avoir 1.000 francs tout de suite, proposition qui paraîtrait fort exorbitante à notre ami libraire. Quid dicis?
Tout à vous,
Prosper MÉRIMÉE[756].
Fournier, sans doute, fut peu disposé, à ce moment-là, à risquer mille francs pour la seconde édition d'un livre dont la première était loin d'être épuisée. Deux ans s'écoulèrent avant que Joseph Lingay s'adressa à F.-G. Levrault avec la lettre suivante qui démontre que les négociations n'avaient pas encore abouti:
du
Paris, le 2 avril 1833.
Monsieur,
Il y a huit à dix ans (sic) que j'eus l'honneur de me trouver en rapport avec M. Pitois, pour proposer à votre maison l'acquisition d'un manuscrit de M. Mérimée, ayant pour titre la Guzla.
La réputation de M. Mérimée n'étant pas encore établie, comme aujourd'hui, et la nature des opérations de votre maison ne s'accordant pas avec le genre de cet ouvrage, il n'y eut rien de stipulé. Seulement, l'auteur vous laissa soin de publier une édition, sans rien recevoir, ni sans rien payer.
Aujourd'hui, M. Fournier, libraire-imprimeur, qui a déjà fait une édition complète du Théâtre de Clara Gazul (du même auteur), demande à M. Mérimée le droit de réunir en deux volumes tous les morceaux qu'il a successivement publiés dans la Revue de Paris, et il désire y joindre les compositions que renferme le volume de la Guzla.
Quoique aucune condition n'ait été écrite, ni même consentie verbalement, entre M. Mérimée et M. Pitois, ni par moi, au nom de mon ami, sur la propriété de ce recueil, M. Mérimée croit se devoir à lui-même, ainsi qu'à votre maison, de ne pas accorder cette dernière autorisation, avant de vous en faire part. L'ouvrage ayant été publié à vos frais, il désire avoir la certitude que vous n'éprouverez pas de dommage de cette publication, mêlée à celle d'autres compositions qu'il cède à M. Fournier. Nous sommes donc empressés de vous communiquer ces offres, et nous vous serons obligés de nous faire part de vos sentiments à cet égard.
Vous apprécierez, Monsieur, les motifs qui ont dicté cette démarche; ils vous prouveront combien nous avons gardé, mon ami et moi, bon souvenir des rapports que nous avons eus, un moment, avec M. Pitois et avec votre honorable maison.
Agréez, Monsieur, les assurances de mes sentiments les plus dévoués.
J. LINGAY, allée Marbeuf, nº 19, aux Champs-Élysées[758].
Nous ne savons pas quelle réponse donna l'éditeur strasbourgeois, mais il en donna une, car, au dos de la lettre de Lingay, il inscrivit: Répondu le 11 avril 1833. Nous sommes tentés de croire que cette réponse fut défavorable: trois mois plus tard, les morceaux de la Revue de Paris, dont parlait l'ami de Mérimée, reparurent seuls, sous le titre de Mosaïque. Ainsi l'idée d'une nouvelle édition de la Guzla échoua, du moins pour l'instant.
Parmi ces pièces se trouvent, en effet, trois «ballades illyriennes»: le Fusil enchanté, le Ban de Croatie et l'Heyduque mourant[759]. D'autres poèmes du même genre reposaient, paraît-il, dans les tiroirs de Mérimée. Vers 1832, il écrivait à Mlle Dacquin: «Rassurez-vous pour vos lettres. Tout ce qui se trouve d'écrit dans ma chambre sera brûlé après ma mort; mais pour vous faire enrager je vous laisserai par testament une suite manuscrite de la Guzla qui vous a tant fait rire[760].»
«La suite» dont il est question resta inédite et périt, sans nul doute, dans l'incendie de 1871. La deuxième édition de la Guzla, qui parut quelques années après cette lettre, ne contient que deux ballades inédites: la Jeune fille en enfer et Milosch Kobilitch. La première (que M. Lucien Pinvert a tout récemment publiée comme un fragment inédit bien qu'elle eût été réimprimée treize fois)[761] était une traduction du grec moderne, tandis que la seconde était une ballade authentique serbo-croate: il est donc fort improbable que Mérimée ait désigné par le nom de «suite manuscrite» ces deux morceaux qui n'étaient pas de lui.
Il ne rentre pas dans le cadre de la présente étude de nous occuper longuement de la deuxième édition de la Guzla, mais il est nécessaire de dire quelques mots de Milosch Kobilitch. Nous avons déjà vu que ce poème avait pour auteur un religieux dalmate, André Kačić-Miošić et qu'il en existe deux traductions, l'une en italien, par Fortis, l'autre en allemand, par Herder[762]. Il est utile de remarquer—M. Matić l'a définitivement établi—que la version de Mérimée n'a aucun rapport avec ces deux traductions; elle procède directement de l'original. Faite par un indigène—Mérimée n'en était que l'éditeur,—elle est de beaucoup supérieure en exactitude à celles de Fortis et de Herder[763].
Dans une note qui accompagnait cette pièce, Mérimée déclarait en être redevable «à l'obligeance de feu M. le comte de Sorgo, qui avait trouvé l'original serbe dans un manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal à Paris»; il ajoutait que son traducteur (i. e. M. de Sorgo) croyait ce poème écrit par un contemporain de l'événement qui en forme le sujet (1389)[764].
M. Jean Skerlitch a signalé le premier que la ballade de Mérimée n'est autre chose que la traduction d'un poème imprimé de Kačić[765]; il croit qu'il y eut comme une sorte de mystification de la part du comte de Sorgo,—ou plutôt Sorcočević,—à présenter Milosch Kobilitch comme une œuvre du XIVe siècle, tandis qu'elle datait en réalité seulement du XVIIIe. Accepter cette thèse, c'est dire que le rusé Ragusain a voulu se venger des railleries que Mérimée avait faites aux dépens de ses compatriotes, en lui faisant croire que le poème qu'il lui présentait avait véritablement une très ancienne origine. Mais il n'en est rien; le comte de Sorgo eut moins d'esprit que ne le pense M. Skerlitch. Le manuscrit de l'Arsenal, dont le savant professeur de Belgrade suspectait l'existence, existe toujours[766]. En 1882, M. Th. Vetter, croyant faire une importante découverte, l'a publié dans l'Archiv für slavische Philologie[767] et, pendant vingt-deux ans, personne parmi les érudits slavicisants ne s'aperçut que ce chant était une vulgaire transcription de l'une des piesmas les plus populaires de Kačić[768]. Nos contemporains les plus avisés s'y sont eux-mêmes trompés; qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le comte de Sorgo s'y soit trompé lui aussi en 1840? Il n'était pas un érudit, le sens critique lui faisait complètement défaut, témoins ses brochures sur la langue et la littérature «slovinique[769]»; c'était donc une erreur qu'il pouvait tout naturellement commettre, de croire que Milosch Kobilitch avait été composé par un contemporain de ce héros.
À en juger d'après la minutieuse exactitude avec laquelle la traduction de la Guzla rend l'original serbo-croate[770], il ne semble guère que Mérimée ait apporté de très importantes retouches à la version qui lui avait été fournie par M. de Sorgo. En revanche, les notes dont il a fait accompagner son texte, paraissent être toutes de sa main.
* * * * *
Cette nouvelle édition vit le jour chez Charpentier en 1842, avec une préface datée de 1840, préface dont il est à peine besoin de parler. Cette fois, la Guzla eut la bonne fortune d'être jointe à la Chronique du règne de Charles IX et à la Double méprise. Le premier de ces deux ouvrages étant l'un des écrits les plus populaires de Mérimée, il est très naturel que, en si bonne compagnie, la Guzla ait eu de nombreuses réimpressions. En 1847 déjà, on lançait la troisième édition; la quatrième, parue en 1853, fut stéréotypée et eut dix tirages: 1853, 1856, 1858, 1860, 1865, 1869, 1873, 1874, 1877 et un sans date, évidemment le dernier, car les planches témoignent de beaucoup d'usure[771].
L'année 1881 fut d'une grande importance dans l'histoire de la Guzla. Par un contrat passé le 5 février 1881 entre M. Charpentier et M. Calmann-Lévy, on échangea quelques œuvres de Théophile Gautier, propriété du second, contre quelques œuvres de Mérimée, propriété du premier[772].
La maison Calmann-Lévy devenue ainsi l'éditeur de la Chronique de Charles IX et de la Guzla, coupa en deux le volume de M. Charpentier. La Guzla, republiée en 1885 avec la Double méprise seulement, forme un volume à part, comme le fait la Chronique de Charles IX. Après cette malheureuse séparation, les ballades illyriques n'obtinrent qu'une seule édition pendant vingt-cinq ans. Elle parut en 1885. Nous regrettons d'avoir à le dire, c'est la plus mauvaise de toutes. Sans compter les nombreuses fautes d'impression, une nouvelle disposition typographique, des plus arbitraires, a fait changer la place des Notes de Mérimée. Comme dans les Chants grecs de Fauriel, ces notes étaient données en appendices, après chacun des poèmes. Dans l'édition de 1885, on les a mises au bas des pages. De même, on découpa en mille morceaux les stances régulières du texte primitif; au lieu de la belle ordonnance de strophes qui succèdent les unes aux autres, au lieu d'alinéas pleins et serrés d'à peu près égale longueur, c'est un texte haché et déchiqueté qu'on présenta au public, au mépris des intentions de l'auteur. Tout le mouvement que Mérimée avait su mettre dans l'agencement de ses phrases disparaît de la sorte; l'effet est plus dramatique peut-être, mais plus grossier et moins lyrique.
D'après les renseignements qu'ont bien voulu nous donner MM. Calmann-Lévy, il ne semble pas que nous ayons bientôt une nouvelle édition de la Guzla, si ce n'est peut-être une édition de luxe, imprimée à un très petit nombre d'exemplaires d'un prix très élevé, livre que seuls pourront se procurer des bibliophiles privilégiés.
En 1920, les Œuvres de Mérimée tomberont dans le domaine public; il est probable que la Guzla aura alors plus d'une réimpression. Aussi nous espérons que ses futurs éditeurs sauront bien se garder du texte donné en 1885 parles typographes des IMPRIMERIES RÉUNIES, B., de Bourloton[773].
§ 4
Mérimée n'a pas eu de succès au théâtre. Les drames de Clara Gazul ne virent jamais la scène, un seul excepté, le Carrosse, qui fut sifflé à la Comédie-Française en 1852.
En revanche, ses saynètes espagnoles, ses admirables contes surtout, ont inspiré plus d'un écrivain dramatique de talent. Quelques-unes des pièces dont il est en quelque sorte le père spirituel, ont eu depuis un succès universel. Il suffit de nommer le Pré-aux-Clercs, Carmen, les Huguenots, la Périchole.
La Guzla n'échappa pas aux librettistes: elle servit de «source» aux Monténégrins, drame lyrique en trois actes, paroles d'Alboize et Gérard de Nerval, musique de M. Limnander, représenté pour la première fois à l'Opéra-Comique le 31 mars 1849. Elle ne fut, à vrai dire, ni l'unique, ni la plus importante inspiration de ce livret; l'intrigue en particulier n'a rien de commun avec l'ouvrage de Mérimée. Néanmoins, nous trouvons dans la «couleur locale» des Monténégrins plus d'une trace de la Guzla, et c'est là une raison suffisante pour que cette pièce nous intéresse.
Hector Berlioz a consacré aux Monténégrins un feuilleton des Débats, plein de sa verve habituelle (4 avril 1849). En vrai romantique qu'il était, il fit une peinture aussi brillante qu'inexacte de ce farouche pays. «L'action a lieu, dit-il, dans ces terribles montagnes des bords de l'Adriatique, où les hommes passent pour être sombres et durs comme les rochers qu'ils habitent, marchent toujours armés, exècrent tout ce qui est étranger, et s'entretuent pour s'entretenir la main quand personne ne vient des pays voisins leur fournir l'occasion d'exercer leur talent sur le poignard et la carabine.»—Gérard de Nerval avait visité la Dalmatie, quelques années auparavant, mais, comme Nodier, observateur superficiel, il n'avait été frappé que des paysages. Toute sa documentation est fantaisiste, plus encore que celle de Mérimée dans la Guzla. Théophile Gautier se trompait évidemment quand il écrivait au lendemain de la représentation ces lignes stupéfiantes:
Les Monténégrins pourraient, à l'appui de presque tous leurs détails, apporter des documents officiels et des attestations authentiques. Le poème, dont nous allons rendre compte, est non seulement vraisemblable, ce qui serait suffisant, mais il est vrai[774].
C'est un drame historique, ou soi-disant tel, auquel nous avons affaire. La scène se passe en 1807, à l'époque où les Français étaient maîtres des Provinces Illyriennes, à deux pas de la frontière monténégrine. Le chef des Monténégrins Andréas s'est vendu à la Russie, mais le peuple désire le protectorat de Napoléon. Un certain Ziska (ce nom n'est point monténégrin mais tchèque), poète improvisateur et joueur de guzla, s'est fait le chef du parti national. Sa fille adoptive, qui aime un jeune officier français, le capitaine Sergy, le seconde dans ses projets. La vie de cet officier est exposée aux plus grands dangers: il tombe entre les mains de ceux des Monténégrins qui sont hostiles à la France; étroitement surveillé, il passe une nuit dans un château démantelé qu'on appelle la Maladetta. Enfin, comme dans la Dame blanche, nous assistons à minuit à une scène de revenants, qui se déroule dans la grande salle du château; puis tout finit par s'arranger au mieux des intérêts de nos amoureux, au gré des Monténégrins et de l'honneur national français. Feux de Bengale, grandiose et touchante apothéose: «Les Français et les Monténégrins se tiennent embrassés, tandis que le canon ne cesse de gronder au loin.»
Indépendamment de tout ce merveilleux d'opéra-comique, de ces brûlantes et naïves amours qui sont de pure invention, il y a dans cette pièce de véritables hérésies au point de vue de l'histoire. En réalité, il n'y eut jamais au Monténégro de parti national pour désirer le protectorat d'aucun maître; on ne vit jamais de chef trahir son peuple ou vouloir le vendre à la Russie. Toute cette politique raffinée est un contresens. Ces braves montagnards résistèrent avec l'énergie du désespoir à l'envahisseur, simplement parce qu'ils sentaient leur indépendance menacée. C'est un Monténégro de fantaisie que celui de Gérard de Nerval; l'auteur ne doit à ce pays qu'un décor où il a pu laisser errer librement sa romantique imagination.
Les journaux du temps louèrent beaucoup la musique du Belge Limnander[775], mais le livret ne fut pas inséré dans les Œuvres complètes de Gérard de Nerval. La pièce obtint un succès si grand que, durant le carnaval de 1850, «les bouchers adoptaient pour le cortège du bœuf gras les costumes pittoresques des figurants et invitaient l'auteur à un banquet où il développa,—sans faire de prosélytes, on peut le croire,—ses théories végétariennes[776]».
Toute la «couleur» qu’il pouvait y avoir dans cette pièce était due, sans doute, plus au tailleur et aux décorateurs qu’à l’auteur lui-même. Nous avons vu déjà que le sujet est faux dans son ensemble; dans le détail cependant on rencontre ici et là quelques traits qui rappellent certaine «couleur», guère plus authentique, à laquelle nous sommes déjà accoutumés; en plus d’un endroit l’influence de Mérimée se fait sentir: c’est d’abord ce type de vieux chanteur qui, poète excellent, n’est plus simplement un vaillant heyduque comme Hyacinthe Maglanovich, mais un chef de parti, un héros de la liberté; c’est un Rouget de Lisle à sa manière.
Debout, c’est le moment!
Lève-toi, notre barde,
Improvise à l’instant ces magiques refrains,
Chant sublime
Qui ranime
Les cœurs monténégrins.
Et Ziska se lève et chante sur la guzla cet hymne aux accents guerriers:
Sur ces monts qui touchent le ciel
Dieu fit naître un peuple de braves,
Unis par un vœu fraternel,
Effroi des nations esclaves.
Gardons toujours cette âme noble et fière
Qui nous égale aux Romains, nos aïeux, (sic)
Car la croix sainte est sur notre bannière,
Et dans les cieux
Notre nom glorieux.
Une autre fois ce sont les femmes illyriennes qui chantent:
Aux accords de la guzla,
Chantons, ô! mes compagnes
La Romaïka,
C’est le chant de nos montagnes[777].
Un autre souvenir évident de Mérimée, c'est au premier acte une sorte de ballade sur les vampires:
Hélène était la dame
De ce lieu redouté
Elle vendit son âme
Pour garder sa beauté.
Le temps qui nous dévore
Lui laissa de longs jours.
Au bout d'un siècle encore
On l'adorait toujours.
Craignez, craignez Hélène,
La châtelaine,
Errante sur la tour,
C'est un vampire,
Qui vous attire
Avec des chants d'amour.
Enfin une preuve, décisive celle-là, que Gérard de Nerval s'est inspiré de Mérimée, c'est qu'il a mis en vers toute une pièce de la Guzla.
Les Monténégrins. Chant monténégrin.
Napoléon a dit: «Quels sont ces hommes C'est l'empereur Napoléon, qui osent me résister? Je veux qu'ils Un nouveau César, nous dit-on, viennent jeter à mes pieds leurs fusils Qui rassembla ses capitaines: et leurs ataghans ornés de nielles.» —Allez là-bas Soudain il a envoyé à la montagne vingt Jusqu'à ces montagnes hautaines mille soldats. N'hésitez pas!