Il aura raison, le malheureux Gérard: les descriptions de Nodier sont ce qu'il y a de plus beau et de plus vrai dans le genre, malgré leur vague écossais. Personne ne savait reproduire avec plus de grâce et plus de bonheur que l'auteur de Jean Sbogar, les sentiments qu'éveille en nous la vue d'un paysage. Hélas! c'est tout ou presque tout ce qu'il y a de «couleur locale» dans son roman[165]; car, si Nodier a su voir et décrire la nature, s'il a réussi ses décors, il a été beaucoup moins heureux avec les héros. Il ne comprenait ni la langue ni le caractère national du peuple au milieu duquel il avait vécu pendant neuf mois. Sbogar, ce brigand élégant et sentimental, n'est pas plus «illyrien» que ne l'est Charles Moor de Schiller. C'est un fantoche littéraire, qui n'est pas même vraisemblable, et, pour le peindre, Nodier n'avait pas besoin d'aller à Laybach.
Du reste, en admettant que les Illyriens de Jean Sbogar soient inférieurs à ceux de la Guzla, il serait injuste d'en blâmer Nodier, car il ne paraît pas avoir voulu ce que Mérimée fera plus tard. C'était un précurseur en bien des sens, comme l'a dit de lui Sainte-Beuve, mais il ne pouvait se vanter d'avoir introduit la «couleur locale» dans la littérature française. À peu de chose près, Walter Scott était resté lettre close pour cet avant-coureur du romantisme.
Il manquait trop à Nodier pour qu'il pût prendre rang parmi la nouvelle génération qu'il admirait paternellement. George Brandes a dit: «Nodier ne joua un rôle visible que dans le prologue de ce grand drame littéraire que fut le romantisme.» Ce qui est vrai surtout de l'auteur de Jean Sbogar, ce roman dont le thème est des plus romantiques, mais dont la forme ne fut pas assez moderne; ce qui explique aussi l'insuccès de ce livre[166].
§ 9
D'Illyrie encore Nodier rapporte Smarra, bizarre interprétation des bizarreries du cauchemar.
M. RENÉ DOUMIC, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1907, p. 928.
Son séjour de huit mois à Laybach, de trente jours à Trieste «dans une pension allemande», valut à Nodier la réputation de se connaître aux choses d'Illyrie, réputation qui persista jusqu'à sa mort.
Une fois rentré à Paris, l'ancien rédacteur du Télégraphe officiel de Laybach fait réimprimer au Journal des Débats, sous le titre prétentieux de Littérature slave, ses feuilletons illyriens[167]. Quelques mois plus tard, ses articles sont déclarés dignes de foi par le traducteur français d'un ouvrage scientifique sur l'Illyrie et la Dalmatie[168]. Encouragé par le succès, Nodier va les réimprimer plusieurs fois encore[169]!
Ensuite, il rédige, pour le Journal des Débats (1er février 1815), une prétendue étude critique sur les différents ouvrages relatifs à l'Illyrie, parus dernièrement en France et à l'étranger. Il oublie ce qu'il leur doit lui-même, les déprécie tous et déclare avec une belle impertinence que «ces itinéraires sont improvisés par des écrivains estimables mais mal dirigés qui avaient pris tout au plus quelques notes fugitives sur les usages dont ils méconnaissaient le plus souvent le véritable objet, au milieu d'un peuple dont ils ignoraient jusqu'à la langue (sic)».
Après cette sévère critique, quoi de plus naturel qu'une confiance universelle en l'érudition slavicisante de Nodier.
L'année suivante (1816), il en reçut le premier témoignage: on le chargea de composer l'article sur Fortis pour la Biographie universelle de Michaud. Cet article est conservé dans la dernière édition du même dictionnaire.
En 1820, L. Rincovedro (est-ce un pseudonyme?), dans un article sur les romances espagnoles,—où il blâme l'hispanisme fantaisiste des frères Hugo,—espère que M. Ch. Nodier va donner bientôt sa traduction de poésies nationales des Morlaques, «qui chantent encore le succès de Scander-Beg et les malheurs de Spalatin-Beg[170]». Quelques mois plus tard, les journaux annoncent comme un événement littéraire la prochaine publication d'un poème traduit de l'esclavon par M. Nodier. Les Annales de la littérature et des arts, qui se font l'écho de ce bruit, demandent à leur estimable collaborateur son manuscrit et en détachent une page «qui pourra donner une idée de l'ouvrage original et du mérite de la traduction[171]».
En 1836, quand on a besoin d'un article sur la «langue (sic) et la littérature illyrienne» pour le Dictionnaire de la conversation, c'est encore à M. Ch. Nodier, de l'Académie françoise, que l'on confie ce travail. Il envoie, naturellement, ses vieux feuilletons, qui auront du crédit même en 1856, quand on les réimprimera dans la seconde édition de ce répertoire.
Vers la même époque, l'érudit Depping, qui écrivait au Bulletin des sciences historiques rédigé par MM. Champollion, qui savait les langues slaves, et de plus avait composé, en 1813, un article sur la poésie ragusaine pour les Annales des Voyages de Malte-Brun, cite comme le meilleur spécimen de la poésie «morlaque»… Jean Sbogar de M. Ch. Nodier[172].
En 1840, un écrivain polonais de talent, Christian Ostrowski, croit devoir dédier à l'auteur de Smarra un article paru dans la Revue du Nord, sur le poète ragusain Givo Gungulié (Jean Gondola), dont le sympathique bibliothécaire de l'Arsenal avait doctoralement parlé à plusieurs reprises.
Vingt ans après la mort de Nodier, la Biographie universelle de Michaud rend hommage à ses «recherches intéressantes sur les productions littéraires de la Dalmatie, alors complètement ignorées»; recherches «dont quelques-unes portent l'empreinte profonde de ses conquêtes en ce genre[173]».
Aujourd'hui même, d'éminents académiciens croient sérieusement que c'était «d'Illyrie encore» que Nodier rapporta Smarra.
Et toutefois Nodier, qui a mystifié avec ses études illyriennes au moins autant de monde que Mérimée avec les siennes,—car après tout, s'il joua l'érudit, ce fut uniquement dans l'intention de railler la crédulité contemporaine,—Nodier, disons-nous, n'obtint jamais dans ce genre la célébrité de l'auteur de la Guzla, dont il était, comme on le verra, non seulement le prédécesseur, mais aussi en quelque sorte l'initiateur.
C'est ainsi qu'il publia, en 1821, un livre assez étrange: prétendue traduction de «l'esclavon», intitulé Smarra, ou les démons de la nuit, songes romantiques[174].
Dans la préface, il nous raconte que cet ouvrage, dont il «n'offrait que la traduction», est moderne et même récent. «On l'attribue généralement en Illyrie, dit-il, à un noble Ragusain qui a caché son nom sous celui de comte Maxime Odin, à la tête de plusieurs poèmes du même genre. Celui-ci, dont je dois la communication à l'amitié de M. le chevalier Fédorovich-Albinoni, n'était point imprimé lors de mon séjour dans ces provinces. Il l'a probablement été depuis.»
Il existait à cette époque un certain comte KREGLIANOVICH-Albinoni, auteur d'un mémoire sur la Dalmatie, que Nodier connaissait, puisqu'il en a parlé, en 1813, dans les numéros 15 et 16 du Télégraphe officiel de Laybach, et dans le Journal des Débats du 1er février 1815; mais un «chevalier FÉDOROVICH-Albinoni» n'a jamais existé pour la raison bien simple que le nom de Fédorovich n'est pas serbo-croate mais russe, tandis que la famille d'Albinoni était une famille italo-dalmate. Nodier a donc forgé un nom imaginaire, et lui a donné un air d'authenticité, en le modelant sur le nom qu'il avait cité plusieurs fois auparavant et dont personne ne pouvait mettre en doute l'existence.
Comme il l'avait prétendu en 1819, au Journal des Débats, au sujet du Vampire, nouvelle faussement attribuée à Byron, Nodier affirma de nouveau que smarra n'est que «le nom primitif du mauvais esprit auquel les anciens rapportaient le triste phénomène du cauchemar. Le même mot, disait-il, exprime encore la même idée dans la plupart des dialectes slaves, chez les peuples de la terre qui sont les plus sujets à cette affreuse maladie. Il y a peu de familles morlaques où quelqu'un n'en soit tourmenté[175]». Et après avoir donné cette explication qui a si bien l'air savante, il se met à broder dans son «poème esclavon» une étrange histoire sur un thème non moins étrange.
Il y a un moment où l'esprit suspendu dans le vague de ses pensées… Paix!… La nuit est tout à fait sur la terre. Vous n'entendez plus retentir sur le pavé sonore les pas du citadin qui regagne sa maison, ou l'ongle armé des mules qui arrivent au gîte du soir: le bruit du vent qui pleure ou siffle entre les ais mal joints de la croisée, voilà tout ce qui vous reste des impressions ordinaires de vos sens, et au bout de quelques instants, vous imaginez que ce murmure lui-même existe en vous. Il devient une voix de votre âme, l'écho d'une idée indéfinissable, mais fixe, qui se confond avec les premières perceptions du sommeil. Vous commencez cette vie nocturne qui se passe (ô prodige!…) dans des mondes toujours nouveaux, parmi d'innombrables créatures dont le grand Esprit a conçu la forme sans daigner l'accomplir, et qu'il s'est contenté de semer, volages et mystérieux fantômes, dans l'univers illimité des songes. Les Sylphes, tout étourdis du bruit de la veillée, descendent autour de vous en bourdonnant. Ils frappent du battement monotone de leurs ailes de phalènes vos yeux appesantis, et vous voyez longtemps flotter dans l'obscurité profonde la poussière transparente et bigarrée qui s'en échappe, comme un petit nuage lumineux au milieu d'un ciel éteint. Ils se pressent, ils s'embrassent, ils se confondent, impatients de renouer la conversation magique des nuits précédentes, et de se raconter des événements inouïs qui se présentent cependant à votre esprit sous l'aspect d'une réminiscence merveilleuse[176].
C'est pendant une nuit semblable que le jeune Lorenzo, endormi auprès de la belle Lisidis, dans une antique villa au bord du lac Majeur, a l'imagination hantée des rêves les plus bizarres: il se croit transporté en Thessalie; là, il écoute les discours d'un prétendu ami, Polémon, qui lui raconte qu'il est sans cesse poursuivi par les démons de la nuit et surtout par Smarra, roi des terreurs nocturnes. Le narrateur Lorenzo, qui se croit Lucius—Lucius de l'Âne d'Or—se rend ensuite à un repas voluptueux auquel assistent également Polémon et son esclave favorite, Myrrthé et les belles sorcières, Théis et Thélaïre. Les sépulcres s'ouvrent; des morts affamés sortent de leurs cercueils; ils déchirent les vêtements des cadavres, dévorent les cœurs et s'abreuvent de sang. L'affreux festin commence dans les vapeurs du vin et les caresses des enchanteresses; des fantômes s'y mêlent, froids reptiles, salamandres «aux longs bras, à la queue aplatie en rame», monstres sans couleur et sans forme, insectes invisibles comme la pluie. Tous s'endorment et, pendant leur sommeil, Smarra met à mort Polémon et Myrrthé; les Thessaliens accusent Lucius de les avoir tués. Sa tête tombe sous la main du bourreau et «mord le bois humecté de son sang fraîchement répandu»; les chauves-souris la caressent en lui chuchotant: «Prends des ailes!» Et voici que s'envole la tête de Lorenzo par je ne sais quels lambeaux de chair qui la soutiennent à peine… jusqu'au moment où la voix de la belle Lisidis réveille cette «victime d'une imagination exaltée, qui a transporté l'exercice de toutes ses facultés sur un ordre purement intellectuel d'idées», comme nous l'explique quelque part l'auteur.
En 1832, Nodier déclara que ce récit fantastique, n'était qu'un pastiche du premier livre de l'Âne d'Or, dans lequel, sauf quelques phrases de transition, tout appartient à Homère, à Théocrite, à Virgile, à Catulle, à Stace, à Lucien, à Dante, à Shakespeare, à Milton. «Mais, ajouta-t-il amèrement, le nom sauvage de l'Esclavonie prévint les littérateurs de ce temps (1821) contre tout ce qui pouvait arriver d'une contrée de barbares[177].»
Il avait raison dans une certaine mesure. En réalité, rien n'est moins «esclavon» que ces hallucinations littéraires que Mérimée, son successeur à l'Académie française, appellera un jour «le rêve d'un Scythe raconté par un poète de la Grèce». Quoi qu'en dise É. Montégut[178], Nodier, à coup sûr, n'a pu trouver une inspiration suffisante pour un conte de cette nature, ni dans le caractère national des «Esclavons», ni dans leur littérature, ni dans leurs traditions—qu'il ne connaissait pas, du reste—ni dans le caractère sauvage des paysages dalmates qu'il avait vus et qu'il avait décrits dans Jean Sbogar. Quant à l'assertion émise par lui: d'avoir fait dans Smarra un travail de compilateur, plaquant des passages de Théocrite, Virgile, Shakespeare, etc., sur un fond emprunté à Apulée, cette assertion, à notre avis, ne doit être acceptée que sous les plus expresses réserves. Nodier n'était-il pas l'auteur d'une brochure intitulée les Pensées de Shakespeare, dont un tiers appartient en effet au poète anglais, mais dont les deux autres ne sont dus qu'à la plume de leur prétendu traducteur français?
Dans quelle mesure Smarra fut-il un pastiche de l'Âne d'Or? C'est ce que nous ne pouvons décider, mais il nous semble que même au cas où l'on pourrait prouver qu'il y a imitation, la principale question n'est pas là. Peu importe, en effet, que la fantaisie de Nodier se trouve apparentée à la fiction antique alors que l'écrivain ne faisait après tout que satisfaire au goût de l'époque.
M. André Le Breton, dans sa remarquable étude sur Balzac, a déjà rattaché d'une façon péremptoire la nouvelle de Nodier à cette «école de cauchemar» ou «genre frénétique» qui florissait en France de 1820 à 1830[179]. Smarra était le descendant direct de la littérature d'épouvante inaugurée en Angleterre vers 1794 par Mrs. Anne Radcliffe (1764-1823)[180]; par M. G. Lewis (1775-1818), auteur du Moine (que Nodier cite en tête du chapitre VI de Jean Sbogar) et éditeur des Histoires terrifiantes, recueil de ballades anglaises et étrangères[181]; enfin, par l'Irlandais Ch. Robert Maturin (1782-1824), auteur de Melmoth le vagabond, bizarre écrivain dont Nodier traduisit, avec son ami Taylor, la tragédie de Bertram (1821)[182]. Malgré son caractère peu français, le «genre frénétique» obtint en France un succès fou et contribua, pour une part, au développement du roman réaliste. Balzac lui paya son tribut dans ses premiers romans: l'Héritière de Birague, le Centenaire ou les deux Beringheld, le Vicaire des Ardennes (tous les trois de 1822); exemple suivi par Victor Hugo dans Han d'Islande (1823) et Bug-Jargal (1825). Bien plus, ce fameux «grotesque» préconisé par Hugo dans la Préface de Cromwell n'était qu'une conséquence des années passées à cultiver le «genre frénétique[183]».
Ce genre convenait au goût maladif et passager de l'époque où le romantisme apparaissait à peine; en haine des dieux et des héros gréco-romains, froids et impassibles, on se noyait volontairement dans les ténèbres de la magie du vampirisme barbare[184].
Ce goût, qui devait s'accroître, puis se calmer, assura dès 1829 le grand succès des contes fantastiques de Hoffmann[185]; pour quelques-uns, même, l'attrait du «terrifiant» se doublait du plaisir de la mystification et c'est ainsi que la nouvelle «à faire peur» devint un genre fin et agréable par excellence. Nous n'avons pas besoin de dire que l'auteur de la Guzla y excella.
La fureur du «frénétique» était un des points les plus vulnérables de la nouvelle école; les adversaires du romantisme ne la pardonnaient pas facilement. Henri de Latouche, dans son poème burlesque des Classiques vengés, se moque agréablement de ce genre aux dépens de V. Hugo:
Dites que si, le soir, sous des porches gothiques,
L'Angelus réunit deux auteurs romantiques,
Le plus naïf des deux dit à l'autre innocent:
Monsieur a-t-il goûté l'eau des mers et le sang?
A-t-il pendu son frère? Et lorsque la victime
Rugissait palpitante au-dessus d'un abîme,
A-t-il, tranchant le nœud qui l'étreint sans retour,
Vu la corde fouetter au plafond de la tour[186]?
Cette satire est de 1825, Han d'Islande de 1823, Smarra de 1821; ce n'est donc pas sans raison qu'un autre ennemi de cette littérature macabre, accusa Nodier d'avoir inauguré la série[187].
Du reste, Smarra agit directement: Victor Hugo s'en souvint dans la
Ronde du Sabbat, qu'il dédia,—ce serait une preuve suffisante,—«à M.
Charles N.»:
Goules dont la lèvre
Jamais ne se sèvre
Du sang noir des morts!…
Psylles aux corps grêles
Aspioles frêles…
Volez oiseaux fauves,
Dont les ailes chauves,
Aux ciels des alcôves
Suspendent smarra[188].
En 1835, un certain M. Brisset, donna un conte poétique, le Mauvais œil, tradition dalmate, qui n'est autre chose qu'un Smarra plus farouche et plus lyrique encore; l'imitation y va quelquefois jusqu'au plagiat. (Urbain Canel, éditeur.) De même que, beaucoup plus tard, Théophile Gautier se rappela Nodier et sa nouvelle dans les «fantasmagories confusément effrayantes et vaguement horribles» et les «malaises causés par les visions nocturnes», dont est remplie sa Jettatura[189]. La ressemblance des sujets n'est pas accidentelle; en effet, à la page 89 de l'édition originale (Hetzel, 1837, in-16), Gautier parle du smarra qui, «offusqué, s'enfuit en agitant ses ailes membraneuses, lorsque le jour tire ses flèches dans la chambre, par l'interstice des rideaux». Pour prouver encore avec plus d'évidence que Nodier fut le guide de V. Hugo et de Gautier dans ces régions d'épouvanté, disons que ce mot de smarra, employé par ces derniers, ne figure dans aucun dictionnaire, pas même dans celui de Nodier. Par conséquent, ce vocable prétendu esclavon ne put être emprunté qu'au «comte Maxime Odin».
Comme nous avons eu occasion de le dire au cours de ce chapitre, cette «bizarre interprétation des bizarreries du cauchemar» n'a rien de commun avec les croyances illyriennes; elle ne fut pas composée en Illyrie et si le volume qui la contient ne renfermait pas d'autres poèmes, nous n'en parlerions que pour signaler la fausseté de cet état civil auquel on fait toujours crédit[190].
À Smarra succède une dissertation très ingénieuse, qui tend à prouver que le rhombus dont se servaient les magiciennes de l'antiquité, était ce jouet dernièrement renouvelé sous le nom de diabolo, jouet qui faisait fureur en 1821.
C'est après cette dissertation que vient la plus importante partie de l'ouvrage, du moins en ce qui nous concerne. Elle se compose de trois courts poèmes, également traduits de l'esclavon, affirmait Nodier avec plus de raison.
Le premier est un «poème de tradition morlaque», le Bey Spalatin, pièce inédite, disait le traducteur, «une de ces romances nationales qui ne sont conservées que par la mémoire des hommes».
En vingt-cinq pages de prose française, le poète y racontait la triste histoire du vieux bey Spalatin: l'enlèvement de sa petite-fille, la belle Iska, par le cruel Pervan, «chef de mille heyduques farouches», et la course désespérée du vieillard, les poursuivant jusqu'au château même de l'intrépide brigand.
Sa barbe descend en flocons argentés sur ses flancs robustes qu'embrasse une large courroie. Le hanzar est caché dans les vastes plis de sa ceinture de laine bigarrée. La guzla pend à son écharpe.
Il monte d'un pas ferme encore le sentier périlleux du rocher qu'il a vu pendant quatre-vingts ans sous les lois de sa tribu. Il s'arrête devant la palissade impénétrable des jardins de Zetim.
Là il détache la guzla mélodieuse, instrument majestueux du poète, et frappant d'une main hardie avec l'archet recourbé la corde où se lient les crins des fières cavales de Macarska, il commence à chanter.
Il chante les victoires du fameux bey Skender qui affranchit sa patrie de la terreur de l'ennemi; les douceurs du sol natal, les regrets amers de l'exil: et chaque refrain est accompagné d'un cri douloureux et perçant;
Car le chant de deuil du Morlaque ressemble à celui du grand aigle blanc qui plane on rond sur les grèves et tombe avec un gémissement aigu à la pointe la plus avancée du promontoire de Lissa,
Quand il voit la vague immense se rouler comme un long serpent sur l'onde épouvantée, se tourner en replis innombrables, s'arrondir, s'étendre, et soulever une tête écumante et terrible jusqu'au nid de ses petits.
Ainsi chante le divin vieillard devant le château du terrible «chef de mille heyduques farouches». Aucun de ses ennemis ne comprend la vieille chanson; seule, sa petite-fille captive saisit les paroles tristes du morlaque; elle court et se précipite vers la «palissade impénétrable des jardins de Zetim». Le vieux bey laisse tomber sa guzla, il dégage de sa ceinture multicolore son hanzar redoutable et, à travers les barres de fer, tue sa petite-fille et se laisse, à son tour, tuer par ses ennemis pour sauver sa tribu menacée. «Et, ajoute le poète, l'histoire du bey Spalatin, de sa petite-fille morte et de sa tribu délivrée, est la plus belle qui ait été jamais chantée sur la guzla.»
Nous ne savons s'il est besoin de dire que cette «romance nationale morlaque» est une pure invention de Nodier; car, il faut le reconnaître, la «couleur locale» du Bey Spalatin est sensiblement supérieure à celle de Jean Sbogar. En effet, son héros n'est plus ce bandit-gentleman au menton glabre, musicien, peintre, polyglotte, qui mène une double vie dans la haute société vénitienne et sur les chemins malfamés dalmates. Si nous ne retrouvons pas dans le Bey Spalatin les heyduques authentiques de la ballade serbo-croate: ces brigands vulgaires qui sont sympathiques au chanteur national parce qu'ils sont amis du pauvre, bons chrétiens et ardents patriotes; si nous n'y rencontrons pas davantage les heyduques fantaisistes de Mérimée: gaillards moustachus, durs et féroces,—nous avons en revanche des hommes qui leur ressemblent par cette soif instinctive de carnage et de vengeance qui subsiste même sous le vague et le pompeux qui les enveloppe, sous l'air «divin» et «majestueux» que leur donne Nodier. Tel est ce vieux chef aux cheveux blancs, avec sa «ceinture de laine bigarrée», tel encore ce «cruel Pervan, chef de mille heyduques farouches».
Comme l'avait fait auparavant la comtesse de Rosenberg, comme le fera plus tard Mérimée, Nodier se documente: il emprunte au Voyage de Fortis des noms géographiques, comme Pago, Zuonigrad, Zemonico, Novigradi, Lissa, Castelli, Zeni, Zermagna, Kotar, des mots serbo-croates, comme guzla, hanzar, vukodlack, osvela, pismé, drugh, drushiza, zapis, opancke, kalpack[191]; il copie ces mots soigneusement et les incruste çà et là dans son texte. Le nom du «chef» Pervan est également dû à Fortis, tandis que le vieux bey est baptisé d'une façon plus originale: il reçoit le nom du comte Spalatin, président du tribunal de Laybach à l'époque où Nodier résidait dans cette ville[192]! Chose des plus piquantes, Mérimée, qui s'inspira du Bey Spalatin pour une de ses ballades, et qui crut peut-être à son authenticité, jugea le nom de Spalatin si bien «illyrique» qu'il l'introduisit dans la Guzla[193].
Le Bey Spalatin est accompagné de notes explicatives: sèches, brèves, sans prétentions littéraires. Traitant des questions d'étymologie slave, Nodier y étale avec impertinence sa prétendue érudition, et se moque agréablement de l'ignorance du lecteur. Tout cela rappelle singulièrement les notes de la Guzla; du reste, nous aurons l'occasion d'en parler plus longuement ailleurs.
Le second poème «esclavon» qui se trouve dans Smarra, nous le connaissons déjà: c'est la Femme d'Asan, la Xalostna Piesanza plemenite Asan-Aghinize. En 1813, Nodier avait fait une analyse de cette pièce dans le Télégraphe illyrien et avait traduit quelques passages en «pentamètres blancs»; cette fois, la version est en prose, très libre, très poétisée, faite non pas sur l'original «esclavon», comme le prétend Nodier et comme le croient le baron d'Avril et M. Pétrovitch[194], mais sur les traductions italienne de Fortis et française de l'anonyme bernois.
C'était donc un poème authentique serbo-croate, et on peut dire qu'il conserve l'empreinte de l'original malgré tous les changements que Nodier lui a fait subir. La Femme d'Asan a d'autant plus d'importance pour nous que ce fut elle qui, dans la version de Nodier, signala à Mérimée le Voyage en Dalmatie. L'auteur de la Guzla le reconnut du reste, quelques années plus tard, dans sa lettre au Russe Sobolevsky («Nodier qui avait déterré Fortis…»), mais il se garda bien de le dire au public français, dans sa préface à l'édition Charpentier in-18[195].
Le troisième morceau «esclavon» qui se trouve dans Smarra, est la Luciole, «idylle de Giorgi», courte poésie, non des meilleures, du poète ragusain Ignace Gjorgjić (1675-1737), que Nodier une fois déjà avait traduite, en 1813, dans le Télégraphe illyrien[196]. Cette production purement littéraire du lyrique dalmate n'a aucun rapport avec la poésie nationale du peuple serbo-croate, mais Nodier l'inséra dans son livre, pour la simple raison qu'elle était une des rares poésies «esclavonnes» qu'il pouvait lire. En effet, la Luciole a été traduite en italien par le docteur Stulli, imprimée par F.-M. Appendini dans ses Notices sur Raguse, et c'est d'après cette traduction italienne que Nodier établit la sienne[197].
Cette poésie de la Luciole, quoique d'une authenticité indiscutable, ne paraît pas offrir d'intérêt pour nous.
Nous avons déjà dit que Smarra était connu avant sa publication; les Annales de la littérature et des arts en avaient même inséré un extrait «qui pourrait donner une idée de l'ouvrage original et du mérite de la traduction», et le public lettré attendait avec impatience le reste du «poème». Le critique littéraire de la Minerve, M. La Beaumelle, l'un des traducteurs de la fameuse collection des drames étrangers que Ladvocat publiait à cette époque, fut pourtant moins crédule que les autres, et ne laissa pas passer sans remarque l'annonce faite par les Annales et par son propre collègue de la Minerve, L. Rincovedro[198]. Il exprima sa grande admiration pour l'Esclavonie, mais il engagea Nodier, «pour l'intérêt des lettres», à joindre à son ouvrage des textes originaux[199].
Cette invitation n'embarrassa pas l'auteur de Jean Sbogar. Après avoir reproduit les quatre premiers vers serbo-croates de la Femme d'Asan, il expliqua ainsi, dans une note spéciale, les difficultés qu'aurait rencontrées une publication intégrale du poème «esclavon»:
Un homme de lettres distingué, disait-il, qui a bien voulu prendre quelque intérêt à mes travaux sur la littérature slave, a témoigné dans un journal le désir que je joignisse à quelques-unes de mes traductions le texte original du poète. Il n'a pas observé que la langue slave possède plusieurs articulations que nous ne pouvons exprimer par aucun signe de notre alphabet, et dont quelques-unes sont extrêmement multipliées dans l'usage; de sorte qu'il serait impossible de reproduire ce texte autrement que par des approximations imparfaites, pour ne pas dire barbares, à moins qu'on ne se servît de l'écriture propre de l'idiome, qui serait illisible pour le très grand nombre des lecteurs. On jugera toutefois de cette langue et de cette écriture par la planche où j'ai représenté le premier quatrain de la Complainte de la noble épouse: 1° avec nos caractères, d'après Fortis qui convient qu'il n'a pas pu se dispenser de s'éloigner un peu de la prononciation, et qui s'en est beaucoup plus éloigné qu'il ne le dit ou qu'il ne le croit; 2° en lettres glagolitiques ou géronimiennes des livres de liturgie; 3° en cyrilliaque ancien; 4° en cursive cyrilliaque moderne, comme elle est encore usitée par les Morlaques, et qui se rapproche beaucoup de la cursive usuelle des Russes[200].
Cette planche était simplement une reproduction de celle qu'avait donnée
Fortis dans son Voyage!
M. La Beaumelle se contenta de cette réponse. Il comprit la chose jusqu'à un certain point, loua Smarra, mais l'attribua de suite à son véritable auteur. Quant à l'autre «romance nationale», il fut complètement dupe.
Vient ensuite, disait-il, le chant de Spalatin-Bey qui est bien certainement d'origine ancienne… Le noble et courageux Spalatin est un des plus beaux caractères qu'ait tracés la poésie. Le récit a dans son ensemble toute la simplicité; dans son expression, toute la fierté des temps anciens. C'est une saga islandaise, un chant d'Ossian, une romance des vieux Espagnols, et, quelquefois même, une rapsodie d'Homère[201].
Quelques «journaux libéraux», que nous n'avons pas réussi à découvrir, avaient cru à l'authenticité de l'ouvrage entier, et la Gazette de France se moqua d'eux cruellement. À son tour, sa bonne foi fut surprise quant au Bey Spalatin dont elle loua la simplicité naturelle[202].
Dans les Annales, un rédacteur qui signait «M.D.V.»—ou plutôt une rédactrice, car ces initiales cachaient Marceline Desbordes-Valmore—eut la hardiesse de dire avec bienveillance «que, peut-être, Smarra n'était point une traduction de l'esclavon, mais qu'il n'en était pas de même des poésies morlaques traduites en français par M. Nodier».
On lit avec le plus vif intérêt le Bey Spalatin, disait-elle, et surtout la Femme d'Asan, dont la touchante histoire pourrait fournir le sujet d'un ouvrage dramatique. Peut-être y a-t-il eu un peu de coquetterie de la part de M. Nodier à placer sous les yeux des lecteurs des chefs-d'œuvre des poésies morlaques, pour prouver que ses propres inspirations égalent ou surpassent celles des poètes esclavons: coquetterie bien permise, et dont, en vérité, je suis bien loin de faire l'objet d'un reproche[203].
Malgré l'affabilité de ce critique, le volume n'eut aucun succès de librairie, et l'éditeur Ponthieu dut vendre l'édition au poids. Smarra ne fut réimprimé qu'une seule fois, en 1832, par Renduel, dans les Œuvres Complètes de l'écrivain[204].
Le droit d'auteur ayant expiré en 1894, plusieurs ouvrages de Nodier reparurent en librairie vers cette date: Smarra n'obtint pas les honneurs d'une nouvelle édition[205].
Mais s'il ne fut pas lu du grand public, il eut, par contre, un lecteur remarquable en Mérimée; et le jour où le jeune auteur du Théâtre de Clara Gazul aura envie de visiter les pays inconnus des «touristes anglais»: c'est dans l'Illyrie de Charles Nodier que ce gentleman à l'humeur vagabonde désirera aller éprouver des impressions nouvelles.
La ballade populaire avant «la Guzla».
No attempt was made to produce false antique ballads until the true
antiques had again risen in public esteem.
H. B. WHEATLEY, Introduction à l'édition critique des «Reliques»
de Percy, Londres, 1891.
§ 1. Définition de la ballade.—§ 2. La ballade populaire en Angleterre: pastiches de Macpherson; Reliques de Percy.—§ 3. La ballade populaire en Allemagne: Herder.—§ 4. La ballade populaire en France: précurseurs du folklorisme; Ossian en France; l'influence anglaise; Mme de Staël; le Romancero; Chants populaires de la Grèce moderne de Claude Fauriel et leur influence; les romantiques et la poésie populaire.—§ 5. La ballade serbo-croate; Narodné srpské Piesmé de Vouk St. Karadjitch; succès européen de ce recueil.—§ 6. Les mystificateurs littéraires.
La ballade populaire, qui a joué un rôle si mémorable dans le mouvement romantique de la plupart des littératures européennes, et particulièrement dans le mouvement romantique des littératures germaniques et slaves, n'a eu, relativement, que peu de succès auprès des romantiques français. En effet, la Guzla, dont on ne peut pas dire, malgré toutes les sympathies possibles, qu'elle est un livre universellement connu, tient cependant une place d'honneur parmi les quelques ouvrages de troisième ou de cinquième ordre, qui représentent en France, antérieurement à 1840, un genre auquel on devait ailleurs, en Angleterre et en Allemagne par exemple, de véritables révolutions et renaissances poétiques. Aussi est-il très naturel de constater que la ballade populaire ne suscite pas chez l'historien des lettres françaises cet intérêt obligatoire que lui réserve l'historien des lettres anglaises ou allemandes: on peut, en effet, en France ne pas lui faire une place à part dans l'histoire de la littérature.
Cela tient à des causes fort nombreuses et fort diverses qui n'ont pas encore été suffisamment précisées par ceux mêmes qui se sont occupés du romantisme comparé[206].
Nous n'avons ni l'intention, ni la force, d'entreprendre une étude détaillée sur ce sujet; toutefois,—c'est une nécessité de celui que nous traitons,—il nous en faut faire ici une esquisse sommaire.
Nous croyons, en effet, devoir indiquer quelle fut, jusqu'à _la Guzla, _la filiation internationale du mouvement folklorique, sans souligner cependant toutes les différences de caractère qui lui furent imprimées par chacun des pays où il a passé. Parti d'Angleterre, où se trouve l'origine de ce mouvement, passant par l'Allemagne, nous arrêtant plus longuement en France, au moment où son influence commence à s'y faire sentir, c'est-à-dire au moment où Mérimée s'y enrôle, nous continuerons par quelques considérations générales sur l'état de la littérature folklorique française à la veille de la bataille romantique; pour terminer, enfin, par une excursion indispensable en Serbie, où les érudits slavicisants découvrent à la même époque la ballade nationale et populaire.
§ 1
Aujourd'hui le nom de ballade sert à désigner deux sortes de poèmes tout à fait différents; la première est «soumise à des règles rigoureusement précises», la seconde «flottante, indéterminée, difficile à définir et à caractériser, qui tend à devenir en tout pays synonyme de _chansons populaires, _dans la mesure où ce mot lui-même désigne, comme on l'entend bien, les chansons légendaires, et non pas les couplets qui s'échappent du tréteau de nos cafés-concerts, pour se répandre à travers les rues des grandes villes[207]».
Nous n'aurons pas à nous occuper du premier genre, celui de la _ballade classique comme en avaient composé Froissart, Eustache Deschamps, Christine de Pisanc, Alain Chartier, Charles d'Orléans, Villon ou Marot. Il n'a, du reste, presque aucun rapport avec le second, si ce n'est la même étymologie (ballar, _danser, sauter). Rappelons seulement que la ballade classique est morte depuis le XVIe siècle, malgré quelques tentatives pour la remettre en honneur, faites au XVIIe siècle par La Fontaine et Mme Deshoulières, de nos jours par Théodore de Banville, Albert Glatigny, François Coppée et M. Jean Richepin[208]; résurrections passagères et artificielles.
Quant à la _ballade romantique, _remarquons que, dans le sens de «chanson populaire», le nom de ballade était inconnu en France jusqu'au commencement du XIXe siècle, et que ce fut tout d'abord Millevoye, puis Victor Hugo qui le firent connaître. En effet, il figure pour la première fois, paraît-il, dans la traduction française du Spectateur d'Addison (1718). Il se trouve aussi dans l'Idée de la poésie anglaise de l'abbé Yart (1749-1759). Mais c'étaient de rares exceptions, et Diderot ne parle dans l'Encyclopédie que de la ballade d'Eustache Deschamps et de celle de Marot; Mme de Staël, de son côté, donne toujours aux ballades allemandes le nom de «romances». En 1842 seulement le Dictionnaire de l'Académie accepta cette nouvelle signification du mot:
«BALLADE, s.f. Il se dit dans la littérature anglaise et la littérature allemande d'un récit en vers disposé par stances régulières. Cette dénomination s'introduit même dans la littérature française, où elle tend à remplacer l'ancienne acception du mot Romance.»
Nous distinguons deux sortes de ballades romantiques: la ballade populaire et la ballade littéraire.
1° Sous le nom de ballade populaire, nous entendons toute production poétique collective, spontanée et impersonnelle, appartenant au genre épique, épico-lyrique ou lyrique, transmise par la tradition orale et, quant à sa forme et à son sujet, plus ou moins commune à tous les peuples indo-européens[209].
2° La ballade littéraire romantique—dont nous ne nous occuperons pas, du reste—est simplement une interprétation voulue et personnelle de la ballade populaire: telle la Lénore de G.-A. Bürger, tels Tom O'Shanter de Robert Burns, la Fuite d'Adam Mickiewicz, la Tsarévna morte et les sept bogatyrs de Pouchkine, quelques-unes des ballades de Millevoye et de Victor Hugo, tels enfin, de nos jours, les poèmes de M. Jean Richepin (comme la Glu) et ceux de M. Anatole Le Braz.
De plus, on pourrait former un troisième groupe de ballades: les supercheries ou contrefaçons plus ou moins ingénieuses, arrangées spécialement dans le but de mystifier le public savant ou lettré. Nous parlerons ailleurs de ce genre de poèmes.
§ 2
Quoique les premiers collectionneurs de ballades populaires soient les littérateurs du Danemark et de l'Espagne[210], l'Angleterre est le pays qui a donné naissance au goût moderne pour cette poésie, comme nous avons eu occasion de le dire dans notre précédent chapitre.
Sous le règne d'Élisabeth, en effet, la ballade y jouissait déjà d'une grande faveur, et les drames de Shakespeare abondent en couplets tirés des chansons en vogue de son temps. Dans la Douzième nuit (acte II, scène 4), le Duc demande au Fou:
Eh camarade, arrive; dis-nous la chanson de l'autre nuit.—Écoute-la bien, Césario; elle est vieille et simple.—Les fileuses, les tricoteuses qui se chauffent au soleil,—les chastes filles qui tissent avec la navette d'os,—ont coutume de la chanter. C'est la candeur même,—elle respire l'innocence de l'amour—à la manière du bon vieux temps[211].
Et le Fou chante ces vers touchants: Viens, viens, ô mort!
Sir Philip Sidney n'était pas moins enthousiaste de ces vieux chants; voici ce qu'il dit d'un des plus anciens, la célèbre ballade de la Chasse dans les monts Cheviot: «Je n'ai jamais entendu le vieux chant de Perey et Douglas, sans avoir senti mon cœur plus ému que par le son de la trompette. Et pourtant qu'est-ce qui le fait entendre? Quelque ménétrier aveugle, dont la voix n'est pas moins rude que le style. Si dans ce mauvais accoutrement, souillé de la poussière et des toiles d'araignées de cette époque grossière, ce poème nous remue de la sorte, que ne ferait-il pas s'il était paré de l'éloquence magnifique d'un Pindare[212]?»
Mais ce goût ne dura pas longtemps, et vers le commencement du XVIIe siècle la ballade populaire tomba en discrédit. Il paraît que les ménétriers ou chanteurs ambulants répandaient un esprit de révolte en célébrant les exploits des outlaw de la frontière écossaise, car, en 1597, la reine Élisabeth rendit une ordonnance par laquelle les pauvres poètes furent assimilés à des «coquins, vagabonds et mendiants effrontés» et menacés des peines les plus sévères[213]. En Écosse, rapporte Chambers dans ses Annales domestiques, sous la régence de Jacques Morton (1572-1576), la peine de mort fut édictée contre quiconque composerait ou imprimerait des ballades[214].
L'époque austère de Cromwell fut également défavorable à la poésie populaire, qu'elle estimait un vain amusement propre aux âmes insouciantes.
Quant à la Restauration, elle fut trop frivole et trop hautaine pour s'intéresser aux chants du simple peuple. Les brillants écrivains classiques que produisit l'Angleterre de 1660 à 1740, ne crurent pas devoir s'occuper de la «poésie sauvage des âges grossiers, ce dernier reste de la barbarie». Il fallait une réaction contre la symétrie, l'élégance et l'équilibre pompeux de la littérature pseudo-classique; et cette réaction eut lieu au moment où ces qualités poussées jusqu'à l'exagération aboutissaient à une sécheresse et à une finesse artificielle révoltantes.
Dès le début du XVIIIe siècle, on commença à priser de nouveau la poésie populaire. Dans les fameux numéros 70, 74 et 80 du Spectateur, Addison, après avoir loué la simplicité agréable des vieilles ballades, en commentait deux: _la Chasse dans les monts Cheviot _et _les Enfants dans la forêt. _Bientôt l'on publia quelques recueils de ballades, dont le premier fut: A Collection of Old Ballads, corrected (sic) from the Best and most Ancient Copies Extant, with Introductions, Historical, Critical and Humorous (Londres, 1723-27, 3 vol.). On attribue cette collection à Ambrose Philips. En 1724, Allan Ramsay donna son Evergreen, being a Collection of Scots Poems wrote by the Ingenious before 1600 (Edimbourg, 2 vol.). Dans la préface de son livre il expliqua très nettement son intention: «J'ai remarqué, dit-il, que les plus judicieux des lecteurs se plaignent de notre littérature actuelle, disant qu'elle est pleine de délicatesses affectées et de raffinements étudiés, choses qu'ils échangeraient volontiers contre la vigueur de pensée naturelle et la simplicité de style, qui étaient dans l'habitude de nos aïeux. Je crois que cette collection ne recevra pas un mauvais accueil auprès des lecteurs dont je parle.» En 1725, le même poète publia The Tea-Table Miscellany or a Collection of Scots Songs (Édimbourg, 3 vol.).
Au milieu du XVIIIe siècle, un mouvement se dessinait en Angleterre, emportant beaucoup d'esprits distingués vers le passé et vers la nature. Les uns, comme Walpole, comme Warton, comme Hurd, cherchaient à remettre à la mode l'architecture et la poésie médiévales, à publier des manuscrits poudreux, à célébrer les châteaux «gothiques», les ruines druidiques; les antres, à glorifier la campagne, la mer, les rochers, les cimetières.
Naturellement, les naïfs et vieux chants populaires furent alors mis en grand honneur. On s'appliqua à recueillir des ballades anglaises, irlandaises, galloises. Une antiquité nouvelle semblait renaître, antiquité très différente de la Grèce et de Rome, vierge d'imitations, «pâture offerte aux imaginations avides[215]». On voulait ressusciter toute une civilisation morte, celle des peuples du Nord: des Celtes et des Germains que l'on confondait même au temps de Mme de Staël et qu'on opposait triomphalement aux civilisations vieillies de l'Europe latine[216].
Deux grands événements littéraires dominent ce mouvement: la publication des poèmes ossianiques par James Macpherson (1760), et celle des anciennes ballades anglaises par Thomas Percy (1765).
On connaît les polémiques ardentes sur l'authenticité des chants d'Ossian, polémiques qui cessèrent cinquante ans seulement après l'apparition de la première édition de Fingal. On sait depuis longtemps que cette fameuse épopée n'est qu'une imitation emphatique et paraphrasée, qui est loin d'avoir l'âpre énergie et la couleur des chants originaux dont elle prétendait être une traduction fidèle. Mais on n'ignore pas non plus qu'à travers toutes les interpolations de Macpherson, se reflètent d'admirable façon la rudesse des mœurs et l'enthousiasme guerrier des «primitifs»; de même, malgré toutes les réminiscences littéraires dont les Fragments de la poésie gaëlique[218] sont remplis (en particulier de Virgile et d'Homère), on entrevoit dans cette inégale mosaïque tant d'éléments authentiques[219] qu'il serait injuste de contester à l'ingénieux imposteur l'honneur d'avoir eu une part importante dans le réveil du goût pour la poésie populaire, dans son pays aussi bien qu'ailleurs. Sans nous étendre davantage[220], répétons cependant ce que nous avons dit à propos du Viaggio in Dalmazia et des Morlaques: ce fut en s'inspirant d'Ossian que l'abbé Fortis inséra dans ses livres les deux ou trois ballades serbo-croates qui ont établi la renommée européenne de cette poésie; de même, ce fut sous l'influence du barde écossais que la comtesse de Rosenberg composa ces chants prétendus populaires qu'elle a placés dans son roman dalmate. C'est à Ossian que la Triste ballade doit d'être célèbre; la Guzla lui est redevable en partie de son origine.
Passons maintenant à un autre archaïsant britannique, plus fidèle à ses textes celui-là, et qui contribua également au relèvement de la ballade.
En 1765 parurent à Londres les trois volumes in-8° des Reliques of Ancient English Poetry, consisting of Old Heroic Ballads, Songs and other Pieces of Our Earlier Poets. L'ouvrage était publié sous le couvert de l'anonyme, mais on n'ignorait pas que son éditeur était un jeune clergyman, Thomas Percy, qui deviendra un jour évêque de Dromore.
Percy avait tiré ces ballades d'un vieux manuscrit in-folio, trouvé chez un de ses amis, à Shiffnal, et dont plusieurs feuillets avaient servi pour allumer le feu. Dans sa préface, l'auteur réclamait une grande indulgence de la part de ses contemporains lettrés pour ces «rudes chants des vieux bardes qui chantaient pour le peuple».
Les Reliques furent d'abord froidement accueillies par les coryphées de la littérature. Le docteur Johnson, dont on connaît la célèbre polémique avec Macpherson au sujet des chants ossianiques, ne répondit que par des dédains aux avances flatteuses que lui avait faites l'éditeur des Reliques dans la préface. Du reste, l'éminent critique avait eu déjà l'occasion d'exprimer son opinion sur les imitateurs de vieilles ballades, quatorze ans auparavant, dans son Club des antiquaires:
Cantilenus, dit-il, concentrait toutes ses pensées sur les vieilles ballades, car il les considérait comme des souvenirs fidèles du goût naturel. Il m'offrit de me montrer un exemplaire des Enfants dans la forêt qu'il croyait original et dont il pensait qu'il était utile d'épurer le texte; comme si cette époque barbare avait le moindre titre à de telles faveurs[221]!
Warburton, le commentateur de Shakespeare, ne se montra pas plus clément. «La manie de l'antiquaille est aux vraies lettres, disait-il, ce que de brillants champignons sont au chêne: ils ne poussent et fleurissent que lorsque la vigueur et la sève du bois sont allanguis et presque épuisés[222]!» Un troisième critique fit une charge à fond contre Percy. Le jeune clergyman était traité de contrefacteur qui se serait «servi de son caractère ecclésiastique pour sanctifier la fraude». Il lui reprochait, et d'avoir mal représenté, dans ses commentaires, l'office et la dignité des anciens ménestrels, et d'avoir altéré et interpolé la plupart des vieux poèmes qu'il avait publiés[223].
Ce critique n'avait pas tort en ce qui concerne le manque de scrupules de Percy. En effet, son travail peut être contrôlé aujourd'hui, car le manuscrit original, gardé jalousement par la famille, fut enfin publié en 1867 et 1868[224]. Parmi les cent soixante-seize pièces qui forment le recueil, il n'y en a que quarante-cinq qui soient véritablement copiées sur le fameux manuscrit, et même elles n'ont été publiées qu'après avoir été l'objet de retouches très sensibles de la part de l'éditeur. Le reste était glané un peu partout; la ballade The Friar of Orders Grey était tout entière due à Percy.
Pourtant, malgré tous ses défauts, ce livre fit époque; son influence se fait sentir jusqu'à nos jours. Il est nécessaire de l'ajouter—Hermann Hettner l'a justement remarqué—Percy travaillait inconsciemment et ne se doutait pas de l'importance de son œuvre[225].
Le premier mérite de Percy, c'est d'avoir «sauvé de l'oubli quelques chefs-d'œuvre de la poésie anglaise, dit Macaulay dans l'introduction de ses Lays of Ancient Rome, chefs-d'œuvre dont les uniques exemplaires déchirés étaient à la merci d'une mouchure de chandelle ou d'un mauvais chien». Mais il a d'autres titres à la reconnaissance que celui d'avoir très à propos sauvé ces vieilles ballades du temps et de l'oubli: il stimula le patriotisme local et la vanité littéraire d'autres écrivains, plus ou moins capables d'une pareille entreprise; il fut suivi dans le chemin qu'il avait frayé: d'autres complétèrent son œuvre et même la dépassèrent. Nous n'indiquerons que trois de ces imitateurs et continuateurs: Herd, qui publia sa collection en 1769; Scott, en 1802 et 1803, et Motherwell, en 1827. D'autre part, ses ballades contribuèrent très puissamment à réformer le goût littéraire, à rendre possible la renaissance du style poétique anglais qui se dégageait des règles sèches du pseudo-classicisme, cherchant le naturel dans le «langage direct» des aïeux. Elles inspirèrent des poètes de génie. Wordsworth, Coleridge, Southey, Scott, ont tous reconnu, chacun à leur tour, la dette qu'ils avaient contractée envers le vieux collectionneur de ballades. Wordsworth allait jusqu’à dire que la poésie anglaise fut «et absolument délivrée» (redeemed) par Percy[226]. «Je ne crois pas qu’il y ait un seul poète contemporain, écrivait-il, qui ne serait fier de reconnaître ce qu’il doit aux Reliques. Mes amis en sont là; et, pour ma part, je suis heureux de faire à cette occasion mon aveu public[227].» Walter Scott fait des déclarations à peu près semblables[228],—ce qui n’était pas nécessaire, du reste, car les Chants populaires des frontières méridionales de l’Écosse le témoignent suffisamment, ainsi que l’œuvre tout entière de l’inventeur du roman historique. «Il est évident que l’ouvrage de Percy fut la source où sir Walter alla puiser ses premières inspirations. Ses poèmes ne sont que des légendes romanesques écrites dans le style et le rythme des vieux chants populaires. Lorsqu’il vit que le public commençait à se fatiguer de ces légendes versifiées, il démonta sa harpe écossaise et se contenta de la prose. La même pensée, la même vénération pour les temps anciens, les mêmes études de costumes et de caractères qui avaient fait le succès des poèmes, assurèrent le succès des romans[229].»
Cette influence de Percy se prolongea à travers le XIXe siècle jusqu'à nos jours. Elle est très sensible chez les poètes et les peintres du noble et beau mouvement préraphaéliste, surtout chez Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne-Jones[230]; chez le «poète-typographe» William Morris, de même que chez les grands poètes de l'école irlandaise contemporaine: William Butler Yeats et Nora Hopper.
§ 3
L'influence anglaise, qui avait commencé à se faire sentir en Allemagne vers le milieu du XVIIIe siècle, révéla aux Allemands le rôle que la chanson populaire pouvait jouer dans un renouvellement nécessaire à leur Muse épuisée par des pastiches continuels du français, ou séduite par les romances «gongoresques» de Gleim.
Lorsque parurent les Fragments de Macpherson, ce fut, en Allemagne, une admiration quasi universelle pour la «noble et sauvage imagination» d'Ossian. Klopstock[231], Voss, Lerse célébrèrent «l'Écossais Ossian», comme «un plus grand poète que l'Ionien Homère». En 1773, Herder écrivit son Ossian et la poésie des peuples anciens[232]. Bürger, qui n'était alors que le poète de la Dame Schnips, avant de devenir celui de la Lénore, éprouva, lui aussi, une sorte de fièvre ossianique[233].
À l'Université de Gœttingue, Christian Heyne se fit le champion de Macpherson. Goethe, à son tour, s'inspira d'Ossian dans Werther et en d'autres endroits de ses œuvres. («Le divin Ossian a chassé Homère de mon cœur[234].»)
Le succès des Reliques de Percy fut encore plus vif et plus durable. Les ballades anglaises furent reçues avec un grand enthousiasme par le cénacle de Lessing[235], tandis que Herder poursuivait sa campagne en faveur d'une nouvelle poésie allemande vraiment nationale et populaire, qui ne serait plus ni une «bulle de savon classique» ni la poésie burlesque de son époque. «Sachez-le, écrivait Herder, sans contredit le plus actif médiateur de l'influence anglaise, plus un peuple est sauvage, c'est-à-dire vivant et agissant (le mot sauvage ne signifie rien de plus), plus aussi ses chansons, s'il en a, seront vivantes, libres, impressives, lyriques et dramatiques tout ensemble! Moins sa tournure d'esprit, sa langue et sa littérature sont artificielles et savantes, et moins sa poésie ressemblera à une versification de commande et à une lettre morte! C'est du lyrisme, de la vie, de la cadence, du chant, de la présence vivifiante des images, de l'accord et pour ainsi dire de la pression des faits et des sentiments, de la symétrie des mots, des syllabes et souvent même des lettres, de la nature, de la mélodie et de cent autres accessoires—qui sont le caractère propre et la vie de la poésie nationale et chantée, mais qui aussi disparaissent avec elle,—c'est de tout cela et de cela seul que dépendent la nature, le but, la force merveilleuse qui font de cette poésie l'enthousiasme, le ressort, la joie, le chant héréditaire et immortel du peuple. Ce sont là les traits avec lesquels cet Apollon sauvage perce les cœurs et fixe le souvenir. Plus un Lied doit durer, plus ces qualités qui tiennent en éveil les âmes doivent être énergiques et sensibles, pour braver la puissance du temps et les révolutions des siècles[236].»
Vers la fin de son Essai, il se plaignit du genre faux dans lequel était tombée la romance en Allemagne. «Vous déplorez, disait-il, que la romance, ce genre de composition originairement si noble et solennel, ait été mise chez nous au service de sujets burlesques ou scabreux, je le déplore comme vous. En effet, quel plaisir plus profond et plus durable ne laisse pas une de ces douces et touchantes romances de la vieille Angleterre ou des Provençaux; au lieu de nos récentes romances allemandes toutes pleines de railleries et de jeux de mots vulgaires et usés!»
En 1777, l'infatigable écrivain publia sa Dissertation sur la ressemblance de la poésie anglaise et allemande au moyen âge[237]; il y signala, entre toutes, la vieille poésie anglaise comme offrant aux poètes allemands les modèles les plus féconds à imiter, en même temps qu'il adressait un appel chaleureux au poète Bürger pour doter l'Allemagne d'un livre semblable aux Reliques: «Ah! si Bürger, qui possède à fond la langue et l'âme de ce sentiment populaire, nous donnait un jour un chant héroïque, une chanson de geste ayant la vigueur et l'allure de ces chansons [de Percy], qui de nous, ô Allemands! n'accourrait pas pour l'écouter avec ravissement? C'est lui qui en est capable: ses romances, ses chansons, même sa traduction d'Homère, abondent en de tels accents. Or, chez tous les peuples, l'épopée et le drame même sont nés des récits populaires, des romans et des chansons.»
Bürger, à proprement parler, n'entreprit pas la tâche que Herder lui avait proposée, mais, au point de vue purement littéraire, il fit quelque chose de plus: subissant l'influence britannique, il créa la ballade littéraire allemande. Il rompit avec la romance burlesque, puisa aux vieilles traditions germaniques, retrempa sa langue aux sources populaires, interpréta avec bonheur la rêverie, l'amour du fantastique, ces deux dons distinctifs de sa race, et inaugura avec la Lénore un genre dans lequel il sera suivi par des poètes tels que Goethe, Schiller, Uhland, Heine.
Ce fut alors Herder lui-même qui se proposa de faire pour son pays ce que Percy avait fait pour le sien. Mais, au lieu de recueillir exclusivement des poésies allemandes, il réunit dans son livre des poésies populaires de tous pays. Concevant l'histoire comme «le développement éternel de l'humanité, où chaque peuple n’est qu’un acteur dans un drame sans fin», il s’appliqua à saisir le génie de chaque nation, et cela non pas dans la littérature savante de nos jours, mais bien dans la poésie primitive et ancienne, «la seule vraie poésie» comme il l’appelait. Il est nécessaire de faire observer ici un détail que Mme de Staël a d’ailleurs fort justement remarqué dans son livre De l’Allemagne (2e partie, ch. XXX): l’allemand est une langue si malléable que, seule, elle permet de traduire la naïveté naturelle du langage de chaque pays. Aussi Herder put-il reproduire dans le rythme original tous les poèmes étrangers qu’il était parvenu à recueillir; il les publia enfin, en 1778 et 1779, sous le titre général de Chansons populaires[238].
J’ai étudié la pensée des différents peuples, disait-il dans sa préface, et ce que j’y ai découvert sans esprit de système et sans subtilité, c’est que chacun d’eux s’est formé des archives à lui en rapport avec sa religion, les traditions de ses pères, et ses idées particulières, que ces documents sont exprimés dans une langue, sous une forme et dans un rythme poétiques, que ce sont par conséquent des chants mythologiques et nationaux sur ses origines et sur ce qu’il y a eu de plus remarquable dans son passé. De pareils chants on en trouve chez chacune des nations de l’antiquité, qui, sans secours étranger et en suivant la voie de sa propre culture, s’est élevée seulement un peu au-dessus de la barbarie… L’Edda des Celtes_ (sic)_, les cosmogonies, théogonies et chants héroïques de la Grèce antique, les traditions des Indiens, des Espagnols, des Gaulois, des Germains et de tous les peuples barbares; tout cela est une seule et même voix et comme un écho isolé de ces traditions poétiques des premiers temps. Tout ce que dans notre âge de culture raffinée nous ne voyons de l’homme qu’en traits faibles et obscurs, est vivant dans les archives de cet âge éloigné.
Le succès des Chansons populaires fut aussi complet que leur influence fut durable et féconde. «Herder, dit Gervinus dans son Histoire de la poésie allemande, a frappé le rocher, et tous les courants poétiques de l’humanité, jaillissant à son appel, ont sillonné la terre allemande.» Un autre historien de l’Allemagne littéraire, A. Vilmar, n’hésite pas à attribuer à Herder l’honneur d’avoir révélé à la conscience du peuple allemand une de ses plus grandes qualités natives: la faculté de comprendre l'esprit étranger, de se l’assimiler, pour le transformer, et le projeter dans le monde[239].
En effet, cet amour du primitif et cette universalité de Herder eurent une double influence en Allemagne: ils frayèrent à la poésie d'autres chemins et découvrirent à la science une nouvelle branche d’études. Par cet ouvrage, Herder est à la fois le père spirituel de poètes romantiques tels que Achim d’Arnim et Clément Brentano, qui complétèrent ses Chansons populaires par un recueil à caractère plus national, le Cor enchanté de l’enfant (1808-1809), et celui de penseurs-érudits tels que les frères Grimm, qui soumirent la littérature traditionaliste à des recherches méthodiques et fondèrent ainsi le folklore et la mythologie comparés.
C'est ainsi que le romantisme allemand doit à ce réveil du goût pour la poésie populaire, non seulement sa note cosmopolite et médiévale (qui caractérise, du reste, tous les romantismes du monde), mais aussi, et surtout, sa note nationaliste et régionaliste, chose plus difficile à trouver—anticipons encore une fois—chez les romantiques de quelques autres pays et en particulier chez ceux de France[240].
§ 4
Il s’est trouvé en France, en tous temps, des esprits indépendants et délicats qui ont été sensibles au charme naïf de la poésie populaire.
On l’a dit et redit, et dernièrement M. Jean Richepin le faisait à nouveau remarquer dans son discours de réception, Montaigne fut de ce nombre. «La poésie populaire et purement naturelle, écrivait-il, a des naïfvetez et grâces, par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaicte, selon l’art; comme il se veoid èz villanelles de Gascoigne et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont cognoissance d’aulcune science, ny mesme d’escripture[242].» À son nom, on ajoute ordinairement le nom de La Fontaine et celui de Molière, qui en parle par la bouche d’Alceste, dans la fameuse scène du sonnet.
Il serait injuste d’oublier, parmi ces précurseurs des études folkloriques, trois autres Français: Christophe Ballard, «seul imprimeur de musique et noteur de la chapelle du Roy», qui publia plusieurs recueils de chansons puisées dans la tradition orale[243]; François-Auguste de Moncrif, qui fit quelques complaintes sur les thèmes populaires[244]; et surtout l’infatigable Restif de La Bretonne, qui cita mainte chanson bourguignonne dans ses étranges romans.
Mais c’étaient là des amateurs d’occasion, et leurs sympathies pour la poésie populaire n’étaient pas assez réfléchies pour constituer un programme littéraire. Moins nombreux et quelque peu attardés furent ceux qui pensèrent à tirer des effets artistiques de la simple et vieille ballade du peuple.
C’est à peine si l’influence anglaise, en Allemagne si bienfaisante, se fit sentir en France au XVIIIe siècle; Percy y fut presque inconnu jusqu’en 1806, aussi les rares tentatives pour transplanter dans ce pays le goût de la ballade populaire demeurèrent-elles toujours sans succès.
Ossian fut plus heureux que Percy. Dès le mois de septembre 1760, le Journal étranger publiait les «fragments d’anciennes poésies, traduits en anglais de la langue erse, que parlent les montagnards d’Ecosse[245]». En 1762 en parut la première traduction française imprimée séparément: Carthon. Le culte de «l’Homère celtique» était entièrement établi quand Letourneur donna sa traduction des «poésies galliques d'Ossian, fils de Fingal» (1778), traduction qui eut un succès prodigieux; il ne sera pas affaibli vingt ans plus tard, quand paraîtra celle de Baour-Lormian.
Chateaubriand, pendant son séjour en Angleterre, se fit grand partisan du barde écossais. «J'aurais soutenu, disait-il beaucoup plus tard, la lance au poing son existence envers et contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de poèmes inconnus en France, lesquels, mis en lumière par divers auteurs, étaient indubitablement, à mes yeux, du père d'Oscar, tout aussi bien que les manuscrits runiques de Macpherson. Dans l'ardeur de mon zèle et de mon admiration, tout malade et tout occupé que j'étais, je traduisis quelques productions ossianiques de John Smith[246].»
Et, en 1797, il écrivait au chapitre XXXVIII de son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes:
Le tableau des nations barbares offre je ne sais quoi de romantique qui nous attire. Nous aimons qu'on nous retrace des usages différents des nôtres, surtout si les siècles y ont imprimé cette grandeur qui règne dans les choses antiques, comme ces colonnes qui paraissent plus belles lorsque la mousse des temps s'y est attachée. Plein d'une horreur religieuse, avec le Gaulois à la chevelure bouclée, aux larges bracca, à la tunique courte et serrée par la ceinture de cuir, on se plaît à assister dans un bois de vieux chênes, autour d'une grande pierre, aux mystères redoutables de Teutates.
Mme de Staël, dans le fameux chapitre XI de son livre De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, établit la division, plus fameuse encore, des «deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord, celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian est l'origine». Elle ajouta que «l'on ne peut décider d'une manière générale entre les deux genres de poésies dont Homère et Ossian sont comme les premiers modèles. Toutes mes impressions, disait-elle, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du Nord». Nous n’insisterons pas sur l’importance de ces lignes. Disons seulement que l’impérial ennemi de Mme de Staël, lui aussi, admirait le barde écossais; il en porta avec lui la traduction italienne de Cesarotti et la lisait entre deux batailles—comme Alexandre lisait son Homère. Jusque dans ses proclamations, Napoléon imitait la prose rythmée de Macpherson[247].
Il y eut en France toute une génération de Malvina, d’Oscar et de Selma. Sous le Directoire, on voyait dans les nuits froides et orageuses, au milieu du Bois de Boulogne, des bommes demi-nus, assis autour de feux druidiques[248]. En 1804, Charles Nodier composait les Essais d’un jeune barde. En 1808, Lamartine chantait:
Toi qui chantais l’amour et les héros,
Toi, d’Ossian la compagne assidue,
Harpe plaintive, en ce triste repos,
Ne reste pas plus longtemps suspendue[249].
En 1818, Victor Hugo envoyait aux Jeux floraux de Toulouse un poème ossianique, les Derniers Bardes. Une année plus tard, Balzac, âgé de dix-neuf ans, composant son Cromwell, écrivait à l’une de ses sœurs: «Tiens, ce qui m’embarrasse le plus, ce sont celles [les situations] de la scène première entre le roi et la reine. Il doit y régner un ton si mélancolique, si touchant, si tendre, des pensées si pures, si fraîches, que je désespère! Il faut que cela soit sublime tout du long… Si tu as la fibre ossianique, envoie-moi des couleurs, chère petite, bonne, aimable, gentille sœur que j’aime tant[250]!»
Mérimée, lui aussi, n’échappa pas à cette fièvre bardite, car au mois de janvier 1820, J.-J. Ampère put écrire à son ami Jules Bastide: «Je continue avec Mérimée à apprendre la langue d'Ossian, nous avons une grammaire. Quel bonheur d’en donner une traduction exacte avec les inversions et les images naïvement rendues[251]!»
Sainte-Beuve range Ossian parmi les «grands-oncles étrangers» d’Alfred de Vigny[252] et signale l’influence de Macpherson dans les vers d’Alfred de Musset:
Pâle Étoile du soir, messagère lointaine,
qui sont de 1840, mais qui ne sont pas le dernier écho de «l’Homère celtique».
Les poèmes ossianiques cependant n’ont pas joué en France le même rôle qu’ailleurs. Tandis qu’en Allemagne ou en Bohême, par exemple, ils avaient stimulé le goût de l’étude du passé national, éveillé la curiosité en faveur des traditions populaires, en France, au contraire, ils n’eurent d’influence que par ce qu’ils avaient de plus littéraire et de plus général: cette sensiblerie commune au XVIIIe siècle, cette mélancolie, cette vague tristesse si chère aux solitaires,—sentiments que Rousseau et Goethe n’avaient pas peu contribué à faire partager à leurs contemporains.
Le premier qui ait subi en France l’influence des collectionneurs de ballades anglais, paraît avoir été P.-A. de La Place (1707-1793), écrivain médiocre qui avait appris l’anglais au collège de Saint-Omer et débuté par une insignifiante traduction de la Venise sauvée d’Otway.
En 1773, dans ses Œuvres mêlées, il avait «rajeuni» le langage de quelques «romances historiques» en vers: Léonore d’Argel, Frédégonde et Landri, le Chevalier et la fille du berger[253].
Dans son recueil des Pièces intéressantes et peu connues (Bruxelles, 1784-1785), il donna toute une série d’anciennes romances et contes qui témoignent une certaine connaissance des recueils anglais qu’il avait voulu imiter. C’est ainsi que, dans une note, il reconnaît avoir emprunté à «un historien anglais» la Rosamonde, romance galante et tragique, l’une des plus connues des Reliques de Percy[254]. D’ailleurs, il précisa ses intentions dans une intéressante introduction:
Pourquoi, dit-il, avons-nous si peu ou, pour mieux dire, presque pas, de ces anciennes romances historiques, tragiques ou intéressantes, à quelques égards que ce soit, tandis que les Espagnols, les Anglais, les Allemands, etc., en ont des recueils qui se font toujours lire avec d’autant plus de plaisir, qu’en rappelant plus ou moins bien à la mémoire des événements faits pour occuper ou le cœur ou l’esprit, elles ont de plus le mérite de peindre les mœurs anciennes, toujours faites, soit pour nous amuser, soit pour nous instruire agréablement?
Le prodigieux succès de la romance de Marlborough pourrait seul en donner la preuve, si l’empressement avec lequel nous nous hâtons de transporter les romances étrangères dans notre langue était aujourd’hui moins connu.
Le Français a pourtant chanté dans tous les temps!… Mais dût cette frivolité dont on l’a si souvent accusé, et son goût pour le changement, lui avoir fait négliger et, par degrés, totalement oublier les anciennes chansons de nos aïeux, il n’est pas moins étonnant qu’il s’en trouve si peu de vestiges dans les anciens recueils, où presque tous les genres de poésies qui furent jadis à la mode se trouvent, soit en totalité, soit en partie, conservés jusqu’à nos jours.