Le même Bulletin des sciences historiques, que recevaient certainement Fauriel et Ampère, tous deux amis de Mérimée, publia encore, l’année suivante, deux notices sur la poésie serbe. Dans la première[359], extraite du journal russe Syn otétchestva[360], on reprochait à Vouk d’avoir «cru bien faire d’introduire de nouvelles lettres ainsi qu’une orthographe tout à fait barbare chez les Slaves». Dans la seconde[361], on parlait des Volkslieder der Serben, disant que «la littérature allemande fait une très bonne acquisition dans cet ouvrage».
En 1826, l’intérêt pour la «Muse servienne que Goethe avait rendue célèbre», ne fera qu’augmenter. Le baron d’Eckstein, directeur du Catholique, publia dans sa revue deux longs articles sur les Chants du peuple serbe, en donna quelques extraits (d’après la traduction de Mlle von Jakob) et fit une excellente analyse de la ballade des Noces de Maxime Tsernoyévitch[362]. Ces articles ont plus de valeur qu’on ne leur en a reconnu, mais, malheureusement, la suite qu’en avait promise M. d’Eckstein[363] ne parut jamais.
D’abord, et ceci est très remarquable, disait-il, les chants lyriques et les récits épiques des Slaves diffèrent entièrement de la poésie native des nations de la Germanie. Chez les Serbes on ne rencontre aucun de ces traits caractéristiques des sentiments, des impressions, des actions que chantent ou racontent les ballades et les romances des Allemands, des Suédois, des Anglais, des Écossais. Il y a une noblesse plus élevée, plus de grâce et de pureté, une manière de s’exprimer plus délicate et mieux choisie dans les poésies natives des Bosniens et des Dalmates: mais plus d’originalité, un intérêt plus varié, plus dramatique et plus soutenu, et, nous devons ajouter aussi, un plus riche développement des diverses conditions de l’existence sociale, même dans son état de barbarie, distinguent les chants populaires propres aux nations germaines.
La piété des Serbes a quelque chose d’infiniment touchant, un goût, un parfum, pour ainsi dire, d’innocence dans son expression lyrique: mais elle est uniformément ascétique et monacale. Les pensées et les actions pieuses, exprimées dans les ballades et dans les romances chantées jadis sur les frontières de l’Ecosse, ou sur les bords du Rhin, ne portent pas ce caractère de dévotion, mais dénotent une vie active, même au sein d’occupations religieuses. Il y est souvent question de vocations forcées, d’événements graves et tragiques qui en furent la suite, d’une lutte entre les hommes armés de la lance et les hommes qui portaient la croix; rien de semblable parmi les Serbes. La femme y obéit à ses parents, le moine ne contrarie pas le chef de la tribu; il reçoit ses dons, mais il tremble devant sa violence et ne prétend pas l’assujettir à sa domination.
Ce n’est pas que les traits généraux, propres à la nature humaine et la vérité de sentiment, ne se retrouvent dans les poésies des peuples dont nous parlons: mais leur expression est essentiellement différente. Il y a des actes de grossièreté, de rudesse, de violence, racontés dans les chants des Serbes comme dans ceux des Germains: mais toujours, chez les premiers, les récits de ces faits sont relevés par la noblesse et la dignité du style, tandis que, chez les autres, leur expression âpre et sauvage n’est jamais adoucie. Sous ce rapport, à en juger par les poèmes des Serbes, la culture de l’esprit paraît généralement plus avancée parmi les Slaves que chez les peuples de la Germanie. Cette observation, bien entendu, ne porte nullement sur la civilisation, sur la littérature et sur les arts; car, si nous comparons l’état de ceux-ci avec les progrès faits à cet égard par les nations allemandes, les arts paraissent dans l’enfance chez tous les Slaves, et particulièrement chez les Serbes. Mais il s’agit d’une manière générale d’être, de se mouvoir, de sentir, propre à la masse des peuples ainsi comparés[364].
À Strasbourg, la Bibliothèque allemande (plus tard Revue
germanique), journal de littérature, publié par MM. H. Barthélémy et G.
Silbermann, consacrait également une notice à la traduction de Mlle von
Jakob (juin 1826).
Ce recueil a dissipé l’obscurité qui régnait en Allemagne, y disait-on, sur la nation des Serves (sic), en montrant que, malgré le joug des tyrans qui oppriment cette peuplade antique, et malgré l’état sauvage auquel un despotisme barbare l’a réduite, elle a toujours conservé l’amour de la poésie, et qu’elle aime retracer dans ses chants le souvenir des hauts faits de ses ancêtres. Ce peuple est doué d’une grande force d’imagination, de beaucoup de jugement; il chérit avec enthousiasme la gloire que ses anciens héros se sont acquise. La douceur des sentiments qui règne dans sa poésie et qui approche de la mélancolie, ne doit pas sembler étrange, si l’on se rappelle qu’il appartient à la grande famille des Slaves, dont toutes les compositions ont toujours respiré la mollesse, dans la musique comme dans les paroles.
Les chants publiés par Talvj ne sont pas le fruit de la méditation: une improvisation naturelle qui les a créés; conservés par les traditions, ils ont peut-être subi plusieurs changements, qui dépendaient du caractère de ceux qui les chantaient. Les petits cantiques retentissent encore dans les réunions des filles occupées de leurs travaux; elles y ajoutent des vers où elles expriment leurs plaintes amoureuses, leurs plaisirs et les sentiments divers qui les dominent. Les morceaux plus étendus, qui retracent des traditions historiques, sont chantés par les hommes assemblés en festins; ils contiennent jusqu’à deux cents vers[365].
La poésie est une fidèle image du caractère national des peuples parvenus à un certain degré de civilisation, quand l’individualité n’est pas encore confondue avec les formes abstraites de la pensée. Les chants des Serviens peignent particulièrement les plaisirs qui sont le prix de la valeur et de la victoire; on y trouve des sentiments nobles et généreux; des traits de barbarie et même de perfidie. On y voit le goût des vengeances particulières, et, surtout, des idées singulières de l’honneur et des convenances sociales. Quelques morceaux sont consacrés à chanter des sujets religieux, tels que des conversions à l’islamisme; l’amitié y est peinte sous des couleurs vives et fortement tracées, et l’amour mieux célébré qu’on ne devait l’espérer chez un peuple qui n’accorde que peu de droits aux femmes; les poésies de cette nation diffèrent de celles des autres peuples slaves, en ce qu’elles ne donnent pas la préférence à la couleur nationale, mais bien à la blancheur de la peau (sic)[366].
Trois mois plus tard, le Globe parla de la revue strasbourgeoise et lui reprocha d’avoir trop sommairement présenté les ballades serbes:
Cette livraison peut nous fournir quelques nouvelles littéraires de l’Allemagne… La première partie d’une traduction des Chants populaires des Serviens a paru à Halle. On l’attribue à Mlle de Jacob, fille du conseiller d’État et professeur de Jacob. Ce n’est que depuis peu d’années que l’on s’occupe en Allemagne de la littérature des Serbes. Le célèbre Herder, dans son recueil de Chants populaires (1777), et Goethe, par son imitation de Asan-Aga, ont les premiers fixé les regards sur le génie poétique de cette tribu de la grande famille des Slaves. Plus récemment, un Servien, M. Wuk Stephanowitsch, s’est livré avec une ardeur admirable à de grandes recherches et à de sérieux travaux d’érudition. Son recueil des chants populaires des Serbes parut en 1814 en deux volumes. Une traduction en vers métriques de toutes les poésies qu’il renferme a, dit-on, été envoyée à Goethe, qui s’est chargé de la revoir et de la publier. En attendant, M. Kopitar, savant établi à Vienne, et les frères Grimm ont fait paraître des traductions partielles. Nous regrettons que les auteurs de la Bibliothèque allemande n’aient rien à nous dire de la traduction nouvelle sinon qu’elle est très agréable à la lecture et qu’elle paraît très fidèle. C’était le cas de citer et d’imiter M. d’Eckstein qui a enrichi de ces morceaux plusieurs numéros de son Catholique. Pourquoi ne nous traduisent-ils pas en partie le Précis historique sur les Serviens que Mlle de Jacob a placé en tête de sa collection et qui, de leur aveu, est clair et suffisamment détaillé[367]?
En même temps, la Revue encyclopédique publiait un avertissement sur la traduction allemande des Chansons nuptiales serbes, faite par Eugène Wesely[368], et sur les Nékoliké piesnitsé («Quelques chansons») du poète serbe Siméon Miloutinovitch, qui avait profité de cet enthousiasme serbophile pour obtenir de Goethe un article sur ses inintelligibles improvisations auxquelles on accordait un certain crédit presque jusqu’à nos jours[369].
On s’est pris en Allemagne, disait la revue, d’une belle passion pour la littérature poétique des Serviens, que l’on connaît seulement depuis quelques années… Il est pourtant de fait que les chansons serviennes sont généralement pauvres de poésie et d’invention. Souvent elles se réduisent à de simples pensées, à des réflexions communes et aux événements vulgaires de la vie (sic). Il y en a que les femmes chantent en filant et qu’elles composent elles-mêmes, en vaquant à leurs travaux. Les chansons d’amour ne sont guère plus remarquables. Il n’y a que les chansons héroïques qui, conservant l’empreinte du caractère belliqueux de la nation, ou se rapportant à des événements historiques, présentent un intérêt particulier. On cite un rapsode aveugle, nommé Philippe, qui improvisait des chants guerriers, même de plusieurs centaines de vers. Il se peut, au reste, que cette poésie servienne gagne dans la langue originale, par la naïveté ou l’originalité de l’expression; mais toujours est-il vrai que, dans les traductions allemandes, elle a très peu de couleurs et de traits piquants[370].
On y parlait ensuite des Nékoliké piesnitsé de Miloutinovitch, «homme d’un esprit cultivé», et l’on terminait en disant quelques mots de la Danitsa («Étoile du matin»), almanach serbe publié par Karadjitch.
Quelques mois plus tard, la même Revue encyclopédique donna une notice de J.-H. Schnitzler sur la traduction de Talvj. Le critique se contenta de résumer l’introduction des Volkslieder der Serbe[371].
Au moment même où Mérimée préparait sa mystification, la poésie «illyrique» avait une telle vogue que le Journal de la littérature étrangère inséra pendant l’année 1827 quatre notices relatives à ce sujet[372]. Pour mieux comprendre combien ces notices sont significatives, il faut se dire qu’à l’heure actuelle bien des années ont passé depuis que les publications françaises ne parlent plus des lettres serbes: chose plus étonnante encore si l’on songe que c’est précisément l’influence française qui a opéré récemment une vraie révolution littéraire en Serbie, et qui donne la direction à la littérature serbe contemporaine, surtout à la poésie et à la critique.
Au moment où la Guzla sortait des presses, Mme Louise Sw. Belloc, traductrice de Thomas Moore, rédigeait en français une traduction d’un certain nombre de chants serbes. Déjà au mois de juin, présentant au public la Servian Popular Poetry de John Bowring, elle déclarait dans la Revue encyclopédique: «On pourra bientôt juger en France du mérite de ces chants serbes, dont la traduction s’imprime et paraîtra incessamment, avec des notes et des éclaircissements indispensables pour bien saisir l’ensemble et les détails d’une poésie tout à fait populaire, née des besoins d’un peuple sur lequel nous avons eu jusqu’à présent si peu de notions, et empreinte de mœurs et d'habitudes que nous connaissons à peine[373].
Mais cet ouvrage ne parut jamais, sans doute parce qu’on le jugea inutile après la Guzla[374].
§ 6
MM. Paul Reboux et Charles Müller firent paraître, il y a quelque temps, un livre qui obtint le plus légitime des succès. Leur livre À la manière de… est un recueil de pastiches. Il en est d’amusants: d’autres nous apparaissent ironiques, tous sont pleins d’esprit. Tour à tour, les auteurs pastichent Mme de Noailles, Maurice Mæterlinck, de Heredia, Shakespeare, La Rochefoucauldt, Huysmans, Conan Doyle. Ce livre est, dans son genre, un chef-d’œuvre, c’est aussi un tour de force.
Mais dans l’esprit des auteurs, il n’y eut jamais l’intention de provoquer de la confusion. Il ne s’agit pas là de mystification.
La mystification littéraire a souvent été employée, presque toujours avec succès. Elle est, du reste, aussi ancienne que les lettres elles-mêmes[375].
Ainsi, dès que la vieille ballade commença à rentrer en faveur auprès du public, il se trouva des imposteurs qui, comptant sur la crédulité publique, en offrirent des contrefaçons. L’époque de Percy produisit les pastiches de Chatterton (1778). Le succès du recueil de sir Walter Scott engagea le révérend R.S. Hawker à composer sa fameuse ballade de Trelawny, mystification à laquelle Scott lui-même se laissa prendre ainsi que Macaulay et Charles Dickens[376]. Le renom que s’étaient attiré les collectionneurs allemands excita l’émulation du poète tchèque Vaclav Hanka (1791-1861), qui fit paraître en 1818, sous le nom de Kralodvorsky rukopis, un recueil d’anciens poèmes épiques et lyriques qu’il déclarait avoir découverts, l’année précédente, dans la petite ville de Kralove Dvor (Königinhof) en Bohème; ce recueil fut accueilli dans tous les pays slaves avec un grand enthousiasme, mais l’authenticité en paraît aujourd’hui des plus contestables—ce qui n’empêcha pas celui qui si habilement l’avait fabriqué de toutes pièces, d’être élu député, nommé docent de langues slaves à l’université de Prague (1848), fait lauréat de l’Académie impériale de Pétersbourg, créé chevalier des ordres de Sainte-Anne et de Saint-Vladimir de Russie, et d’avoir enfin un monument après sa mort[377].
De même, une bande d’imposteurs bulgares, jalouse de la célébrité de Vouk St. Karadjitch, lança vers 1860 à travers les pays balkaniques un prétendu Veda Slave, sous les auspices d’un nommé Verkovitch. Ce livre fit bien des dupes à Sofia, à Belgrade, à Prague, à Saint-Pétersbourg et même à Paris où, après qu’il eut provoqué l’admiration du Collège de France, il en parut une traduction chez le respectable éditeur Ernest Leroux[378].
Dès 1787, la France eut en la personne d’un de ses poètes un mystificateur qui ne le cède en rien à Macpherson. Chose curieuse, ce fut le plus brillant représentant de la poésie érotique au XVIIIe siècle qui composa le premier recueil français du folklore fantaisiste. Ėvariste Parny, né, comme on le sait, à l’île Bourbon, publia en 1787 ses Chansons madégasses, prétendue traduction de poésies populaires des Malgaches. Plus d’un lecteur se laissa mystifier par ces Chansons, et en particulier Herder qui, après les avoir traduites en allemand, en inséra quelques-unes dans ses Volkslieder. Ce n’est qu’en 1844 que Sainte-Beuve dévoila la supercherie qui accompagnait ce «choix agréable[379]».
Seize ans après le livre de Parny parurent deux nouvelles collections de pastiches: les charmantes Poésies de Clotilde de Surville, publiées par Ch. Vanderbourg, et les Poésies occitaniques de Fabre d’Olivet (1803), livre moins connu que le précédent, mais également intéressant. Fabre d’Olivet prétendait avoir traduit son ouvrage du provençal et du languedocien; en réalité les poèmes étaient, en grande partie, de sa propre composition. «En insérant dans ses notes des fragments prétendus originaux, Fabre avait eu l’artifice d’y entremêler quelques fragments véritables, dont il avait légèrement fondu le ton avec celui de ses pastiches; de sorte que la confusion devenait plus facile et que l'écheveau était mieux brouillé[380].»
Enfin, en 1821, Charles Nodier essaya de faire passer son poème de Smarra comme une traduction de «l'esclavon». Nous avons vu qu'il n'y réussit pas; mais nous verrons qu'il fut, par cet ouvrage, l'un de ceux qui donnèrent à Mérimée l'idée de la Guzla.
* * * * *
Les causes qui créent les supercheries littéraires ne sont pas toujours les mêmes. Tantôt c'est le mal d'écrire d'un fou ou d'un génie bizarre, tantôt la tentative criminelle d'un charlatan; d'autres fois le caprice d'un bibliophile, l'amusement méchant d'un esprit moqueur.
Quelle était la cause qui a amené Mérimée à donner à la Guzla un caractère de mystification? C'est ce que nous verrons dans le chapitre qui va suivre. Pour le moment, il nous faut résumer le présent.
Bien que les plus anciens précurseurs du folklore soient des Français, c'est à la suite de l'Angleterre et de l'Allemagne qu'en ce pays on s'est épris de la poésie populaire. Claude Fauriel y révéla, avec ses Chants grecs, un genre de recherches dont on ne soupçonnait pas l'importance, une source d'inspiration poétique dont on ignorait la richesse.
Son recueil fut littéralement mis au pillage par les romantiques de 1825, si amoureux de la «couleur locale». Les poésies populaires anglaises, écossaises, espagnoles, allemandes—toutes, excepté les françaises—excitaient au plus haut point la curiosité de la nouvelle école littéraire. Les chants «serviens» ou «illyriens», eux aussi, furent tenus en grande réputation; mais on les connut surtout de nom, car il en manquait une traduction. Cette traduction, si souvent désirée et réclamée, était enfin annoncée comme étant sous presse, quatre semaines seulement avant l’apparition de la Guzla.
Prosper Mérimée avant «la Guzla».
§1. Les débuts littéraires de Mérimée: Cromwell, le Théâtre de Clara Gazul.—§2. Influence de Fauriel: goût de la poésie populaire. §3. Influence de Stendhal: goût de la mystification.
L'on connaît bien aujourd'hui la jeunesse de Mérimée, grâce aux excellents travaux de MM. Taine, le comte d'Haussonville, Augustin Filon, Maurice Tourneux et Félix Chambon[381]. Avant nous et mieux que nous ne le pouvons, ils ont ranimé dans leurs études d'ensemble cette curieuse physionomie qu'est le Mérimée du règne de Charles X, auteur du Théâtre de Clara Gazul et de la Guzla.
Il ne faudra donc pas chercher dans le présent chapitre de nouveaux documents biographiques; toute notre originalité ne consistera qu'à rapprocher quelques faits connus, d'un certain nombre d'indications relatives aux recherches purement littéraires qui restent encore à faire. Nous espérons ainsi pouvoir être utile à qui veut connaître les débuts de Mérimée dans la carrière littéraire. Nous croyons, en effet, devoir mettre plus en lumière certains traits de son caractère, sur lesquels on n'avait pas assez insisté: particulièrement en ce qui concerne son goût pour la poésie primitive et la mystification.
§ 1
Prosper Mérimée est né à Paris, le 28 septembre 1803. Son père était un peintre de talent; il avait une érudition professionnelle peu commune: nous avons de lui un livre d'assez grande valeur (faussement attribué à son fils par quelques biographes mal renseignés) sur la Peinture à l'huile et les procédés matériels employés dans ce genre de la peinture depuis Hubert et Jean van Eyck jusqu'à nos jours. Nommé en 1807 secrétaire de l'École des Beaux-Arts, Léonor Mérimée, alors âgé de cinquante ans seulement, abandonna son atelier de peinture pour se consacrer complètement à ses travaux favoris, aux analyses chimiques des couleurs et des vernis. «De même son fils, nommé à l'Académie française, renoncera, à quarante-deux ans, aux œuvres d'imagination qui lui avaient valu une légitime renommée, et se consacrera presque exclusivement à des travaux historiques et à des études d'archéologie[382].»
Sa mère, qui était une personne très intelligente et très spirituelle,—c'est Stendhal qui nous le dit et cela veut beaucoup dire[383],—s'était fait un renom avec ses portraits d'enfants. Elle avait reçu une éducation dix-huitième siècle qu'elle avait transmise à son fils. Dans un âge mûr, sénateur et académicien, Prosper Mérimée se vantait avec plaisir de n'avoir jamais été baptisé, et les personnes charitables, comme Mme de La Rochejaquelein, essayaient en vain de Je convertir.
Il était fils unique et, semble-t-il, cet état lui fut profitable. C’est ainsi qu’au collège Henri IV où l’avaient mis ses parents, il se distinguait par l’élégance de sa tenue et par sa connaissance précoce de l’anglais[384]: deux choses qui serviront aussi bien l’homme de lettres que l’homme du monde. Il ne manifesta, en revanche, aucun goût pour les exercices scolaires. «Tandis que ses camarades Ampère et Saint-Marc Girardin portaient haut le drapeau de Henri IV dans les luttes du concours général; tandis qu’à la même époque Cuvillier-Fleury et Sylvestre de Sacy, au collège Louis-le-Grand, Sainte-Beuve et Vitet, au collège Charlemagne et au collège Bourbon, préludaient à leurs succès académiques par leurs succès de rhétoriciens, Prosper Mérimée ne semblait pas très jaloux de leurs lauriers[385].» Il se permit même de redoubler une classe (1816)[386], «sans doute, dit M. Filon, parce qu’il n’avait pas la faconde diluvienne des rhétoriciens du temps».
Au collège il lia amitié avec Jean-Jacques Ampère, amitié qui durera jusqu’à la mort de ce dernier. C’est ainsi que le 18 mai 1848 Mérimée pourra dire, recevant son ami à l’Académie française, en qualité de directeur: «Il y a trente ans, vous vous en souvenez, nous étions assis sur les bancs du même collège; maintenant, c’est à l’Académie que nous nous retrouvons, ou plutôt, sans nous être jamais quittés, poursuivant chacun des études chéries, nous leur devons, l’un et l’autre, la plus flatteuse distinction que puisse ambitionner un homme de lettres[387].»
Mais à cette époque l’Académie était chose lointaine, et l’on s’occupait simplement à lire et à admirer les poèmes ossianiques. On nous permettra de citer pour la seconde fois la lettre qu’au mois de janvier 1820, Ampère écrivait à son ami Jules Bastide: «Je continue avec Mérimée à apprendre la langue d’Ossian, nous avons une grammaire. Quel bonheur d’en donner une traduction exacte avec les inversions et les images naïvement rendues[388]!»
Il avait alors dix-neuf ans; Mérimée, son professeur, n’en avait que seize. Mais Ossian était bien vieux en 1820; ils le laissèrent bientôt de côté. Tout en conservant leur inclination pour les «images naïvement rendues», ils s'éprirent de Byron. Le changement devait se produire brusquement, car, quatre mois seulement après la lettre que nous venons de citer, Ampère en écrivait une autre à Bastide à l’occasion, cette fois, de ses lectures byroniennes; il lui envoyait quelques vers qu’il avait traduits de la première scène du premier acte de Manfred[389]. Les deux jeunes hommes dévoraient le Corsaire et Lara et commençaient à se passionner pour Don Juan, qui, même pour la plupart des admirateurs français de Byron, était «quelque chose d'horrible» que seuls pouvaient goûter quelques byroniens avancés, comme Stendhal[390]. Ampère, lui, le savait par cœur; quant à Mérimée, c'était merveille de lui entendre lire et commenter le poème[391].
Léonor Mérimée voulut faire son fils avocat. Avec un sentiment de fierté paternelle écrivait-il, le 22 novembre 1821, à son ami Fabre: «J'ai un grand fils de dix-huit ans, dont je voudrais bien faire un avocat. Il a des dispositions pour la peinture, au point que, sans avoir jamais rien copié, il fait des croquis comme un jeune élève et il ne sait pas faire un œil. Toujours élevé à la maison, il a de bonnes mœurs et de l'instruction[392].»
Le jeune Prosper passa sa licence en droit en 1823, après avoir suivi les cours du Collège de France et après avoir étudié un peu de tout, jusqu'à la magie et la cuisine[393].
À cette époque il ne s'était pas encore essayé dans la littérature; du moins ne connaît-on rien de lui avant cette épave qu'on appelle, on ne sait pourquoi, la Bataille[394], car c'est seulement le titre du premier chapitre. Ces quelques pages sont du 29 avril 1824[395].
Ses études finies, Mérimée commence à fréquenter le monde littéraire et artistique. Il est toujours en relations avec Ampère; ses amis sont Albert Stapfer, l'un des premiers traducteurs français du Faust[396], Stendhal, David d'Angers, Victor Jacquemont, jeune naturaliste mort prématurément, dont la Correspondance obtint un très vif succès[397]. Stendhal trace dans son journal un curieux portrait du Mérimée de ce temps-là:
Ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retroussé, avait quelque chose d'effronté et d'extrêmement déplaisant. Ses jeux petits et sans expression avaient un air toujours le même et cet air était méchant. Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents, c'est M. le comte Cazal, aujourd'hui si connu et dont une lettre reçue la semaine passée m'a rendu heureux pendant deux jours [398].
Il court les salons: celui de Mme Ancelot dont il dira tant de mal dans une brillante lettre à Stendhal[399]; dans ce salon on admire son cosmopolitisme[400]. Il est l'un des visiteurs assidus de Mme Clarke et de Mme Récamier[401]. Albert Stapfer l'introduit chez son père, ancien ministre plénipotentiaire de la Confédération helvétique à Paris, un vieux lettré chez qui se réunissent Humboldt, Stendhal, Victor Cousin[402]. Il suit les vendredis de Viollet-le-Duc, «où se livraient de terribles batailles littéraires entre l'auteur du Nouvel art poétique et l'auteur de la brochure Racine et Shakespeare[403].
Il fréquente le salon du «bon Étienne» [Delécluze], cette chambre au cinquième d'où va sortir toute la rédaction du Globe et… la réputation littéraire de Mérimée. Il y fait des lectures, en particulier de Cromwell, pièce de théâtre bizarre qui n'a jamais été publiée et dont le manuscrit fut sans doute anéanti pendant la Commune, après la mort de l'auteur, dans l'incendie qui dévora sa bibliothèque et ses papiers[404]. Selon Albert Stapfer, auprès duquel M. Tourneux se renseigna, «le principal acteur était un montreur de marionnettes qui faisait causer ensemble les personnages de l'époque de Cromwell pour l'amusement des spectateurs assemblés autour de sa baraque: ceux-ci prenaient de temps en temps eux-mêmes la parole, blâmant ou approuvant ce qu'ils entendaient[405]». Delécluze, qui a laissé ses Souvenirs de soixante années, parle aussi de cette lecture:
Mérimée, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans, avait déjà les traits fortement caractérisés. Son regard furtif et pénétrant attirait d'autant plus l'attention que le jeune écrivain, au lieu d'avoir le laisser-aller et cette hilarité confiante propre à son âge, aussi sobre de mouvements que de paroles, ne laissait guère pénétrer sa pensée que par l'expression, fréquemment ironique, de son regard et de ses lèvres. À peine eut-il commencé la lecture de son drame, que les inflexions de sa voix gutturale et le ton dont il récita parurent étranges à l'auditoire. Jusqu'à cette époque, les auteurs lisant leurs ouvrages, et surtout les lecteurs de profession, déclamaient avec emphase, et en changeant continuellement de ton, les sujets sérieux et tragiques, sans renoncer à ce genre d'affectation en récitant des comédies et même des vaudevilles. Mérimée faisant alors partie de la jeunesse disposée à provoquer une révolution radicale en littérature, non seulement avait cherché à en hâter l'explosion en composant son Cromwell, mais voulait modifier jusqu'à la manière de le faire entendre à ses auditeurs en le lisant d'une manière absolument contraire à celle qui avait été en usage jusque-là. N'observant donc plus que les repos strictement indiqués par la coupe des phrases, mais sans élever ni baisser jamais le ton, il lut ainsi un drame sans modifier ses accents, même aux endroits les plus passionnés. L'uniformité de cette longue cantilène, jointe au rejet complet des trois unités auxquels les esprits les plus avancés, à cette époque, n'étaient pas encore complètement faits, rendit cette lecture assez froide. On saisit bien le sens de quelques scènes dramatiques et la vivacité d'un dialogue en général naturel, mais le sujet extrêmement compliqué et les changements de scènes trop fréquents rendirent l'effet total de cette lecture vague, et la société des lecteurs de Shakespeare eux-mêmes ne put saisir le point d'unité auquel tous les détails devaient se rattacher. Néanmoins, comme la plupart des auditeurs partageaient les idées et les espérances du lecteur, et qu'au fond il entrait encore plus de passion que de goût littéraire dans le jugement qu'il fallait porter sur le drame, tous les jeunes amis de Mérimée l'encouragèrent à suivre la voie qu'il avait prise. Beyle, en particulier, quoique déjà d'un âge mûr, le félicita de son essai avec plus de vivacité que les autres. En effet, le Cromwell de Mérimée était une des premières applications de la théorie que Stendhal avait développée, en 1823, dans sa brochure intitulée Racine et Shakespeare[406].
Mérimée n'imprima pas ce drame, mais il continua à s'occuper de théâtre. Selon Sainte-Beuve, il collabora un peu au Globe qui venait d'être fondé. Ce fut lui, probablement, à qui l'on doit les articles sur l'Art dramatique en Espagne et le Théâtre espagnol moderne, qui y parurent sous la signature «M.», les 13, 16, 23, 25 novembre 1824[407].
Quelque temps après, il lut et fit lire aux habitués de Delécluze les six pièces qui composent la première édition du Théâtre de Clara Gazul, que publia son ancien camarade de lycée, l’éditeur Sautelet[408]. Ce volume ne portait pas de nom d’auteur. Il était précédé d’une Notice sur Clara Gazul, comédienne espagnole, notice habilement rédigée et faite pour persuader au lecteur que Clara Gazul était une véritable comédienne de Cadix et qu’elle avait fait imprimer, en 1822, à Madrid, un recueil de comédies encore inconnues en France. Au bas de cette notice se lisait la signature de Joseph l’Estrange. Mérimée, qui aimait l’anecdote et qui savait la préparer aussi bien que son fameux macaroni, n’oublia pas de glisser quelques détails pittoresques dans cette aventure. Il fit reproduire, pour le joindre à quelques exemplaires de son livre, un portrait de la «célèbre comédienne espagnole», en robe décolletée et sous une mantille d’où sortait son propre visage dessiné par le bon Etienne Delécluze[409]. Ensuite, il mit dans le commerce le mot d’un Espagnol qui aurait loué ainsi le Théâtre de Clara Gazul: «Oui, la traduction n’est pas mal, mais qu’est-ce que vous diriez si vous connaissiez l’original!»
Qu’est-ce donc que cet ouvrage? Un recueil de petites pièces qui n’ont en général que quatre ou cinq scènes (le Ciel et l’Enfer n’en a que deux, et l’Amour africain qu’une seule), et où le développement dramatique est à peu près nul. Elles se terminent presque toutes par le poison, le pistolet ou le poignard. Elles font une impression générale d’effroi et d’horreur dans le genre de Lewis—la pièce intitulée Une Femme est un Diable n’est en réalité autre chose que le terrifiant Moine resserré en trois scènes[410]—qui fait penser au réalisme licencieux de lord Byron dans Don Juan, à son humour cynique et blasphématoire. Par sa première qualité, le Théâtre de Clara Gazul se rattache directement à l’école que Robert Southey a qualifiée de «satanique», école dont on constate l’influence non seulement dans les Orientales de Victor Hugo, mais encore dans la Chute d’un ange de Lamartine, et dont le plus parfait spécimen nous a été donné par le plus farouche des romantiques, Pétrus Borel, l’auteur de Dina, la belle Juive. Par la seconde, le Théâtre appartient plutôt au byronisme stendhalien, au fond duquel se trouve quelque chose de très XVIIIe siècle et surtout de voltairien: l’anticléricalisme, la puissance épistolaire, voire même le rictus amer plus ou moins affecté d’un «sourire hideux».
Dans ce livre de pure littérature, une chose annonce pourtant le futur écrivain. C’est le contraste remarquable entre la brutalité du fond—voulue ou non, peu importe—et l’impassibilité de la forme; le style froid et sobre au milieu de scènes brûlantes et passionnées; un ton très décidé, où rien ne trahit l’hésitation, le tâtonnement; enfin, la mise en pratique de ce principe de Stendhal: Faisons tous nos efforts pour être secs; principe que l’auteur de Colomba pouvait inscrire en tête de son œuvre entière. (Edmond Biré.)
Reste la question de la fameuse «couleur locale» de ces pièces soi-disant espagnoles. Comme la compétence nécessaire nous manque pour en juger, nous ne saurions mieux faire que de citer une note malheureusement trop courte qu’a insérée M. Paul Groussac, directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos-Ayres, dans sa belle étude sur la «Carmen» de Mérimée[411].
Tout ce qu’on avala, dit-il, comme dragées romantiques sous la Restauration et même après! Le Théâtre de Clara Gazul frappa par son aspect de sincérité, par la «couleur locale», et il fut accepté comme un recueil de pièces espagnoles très authentiques[412]! Même aujourd’hui, l’Espagne est aussi ignorée, en France et ailleurs, que la Chine ou l’Hindoustan. Taine parle quelque part du théâtre «tout nerfs de l’Espagne». C’est un contresens. L’image exacte du théâtre espagnol, depuis Lope jusqu’à Cañizares, se trouve dans nos tragi-comédies de Hardy, Théophile, Tristan, etc., qui, du reste, s’inspiraient de l’espagnol. Rien de plus éloigné de cette déclamation à jet continu, de ce lyrisme à paillettes, de ces imbroglios tourbillonnants, toujours les mêmes, que la manière ironique, condensée, froidement cruelle de Mérimée. Il dut le succès de ses pièces pseudo-espagnoles à l’illusion des détails, très exactement plaqués sur un fond adapté au goût d’exotisme extravagant qui régnait alors. J’ai lu quelquefois une ou deux pièces de Clara Gazul, en espagnol, devant les personnes qui ne comprenaient pas le français: cela ne portait pas du tout.
Quoi qu’il en soit, ces pièces obtinrent un assez vif succès; mais comme elles n’étaient pas destinées à la scène, ce succès fut purement littéraire. Le Globe (4 juin 1825), le Mercure du XIXe siècle (tome IX, pp. 494-99) témoignèrent une grande bienveillance à leur auteur, qui se trouva ainsi l’un des premiers champions du drame romantique; ils n'hésitèrent pas à proclamer un nouveau Shakespeare, ce jeune dramaturge dont «le talent parut avoir frappé son rival… Charles de Rémusat». Le Journal des Débats reconnut que «M. de Lestrange nous a rendu service en traduisant ce théâtre» (4 juillet 1825), tandis que le Journal de Paris s’empressa «d’avouer au public français qu’un de nos compatriotes est caché sous la mantille de cette comédienne imaginaire «(8 août et 21 septembre 1825).
L’auteur de Racine et Shakespeare fut très satisfait du succès de son disciple; à cette occasion il écrivit aux journaux anglais[413] pour louer le naturel de Mérimée; son manque de sentimentalité; l’habileté à développer les caractères; la profondeur de son observation; sa connaissance des passions,—en faisant ainsi une sorte de portrait de Stendhal, par Henri Beyle. Le London Magazine traduisit de suite les Espagnols en Danemark (juillet 1825); quelques mois plus tard parut la traduction anglaise complète de Clara Gazul[414]; la traduction allemande se fit attendre encore vingt ans[415]. Cet ouvrage n’en fit pas moins la réputation littéraire de Mérimée qui a tenu à honneur pendant plusieurs années de mettre pour signature au bas de chacun de ses écrits: par l’auteur du Théâtre de Clara Gazul; comme Walter Scott avait inscrit pendant longtemps, au bas de chacun des siens: par l’auteur de Waverley.
Cette réputation, sinon imméritée, était prématurée et ne correspondait pas au vrai caractère de Mérimée, car, un jour, il sera le premier à reconnaître qu’il n’avait pas «la moindre habitude de la scène» et qu’il se sentait «particulièrement impropre à écrire pour le théâtre[416]». Son talent ne s'était pas encore révélé; il se cherchait, et se cherchait surtout dans les spirituelles contrefaçons (ne disons pas: pastiches , car ce n'en est pas) du drame espagnol, comme il se cherchera dans celles de la ballade «illyrique»—avant que de se trouver dans la nouvelle impeccable telle que Colomba, Carmen ou la Vénus d'Ille.
§ 2
Sainte-Beuve raconte que, peu après la publication des Chants grecs,
Jean-Jacques Ampère emmena Mérimée chez Fauriel et le lui présenta[417].
Fauriel était en Italie au moment où parurent les Chants grecs. Il ne rentra à Paris que vers la fin de janvier 1826[418]. Ampère, d'autre part, quitte la France le 6 août suivant et ne revoit ses amis qu'en novembre 1827, soit trois mois après la publication de la Guzla[419]. Comme Sainte-Beuve déclare expressément que la visite de Mérimée eut lieu avant cet événement, il en résulte qu'elle eut lieu entre les mois de janvier et août 1826.
Toutefois, il nous semble que, dès 1822, Mérimée dut rencontrer Fauriel dans le salon de Mme Clarke, rue Bonaparte, où il venait souvent «s'exercer à parler anglais» avec Mlle Mary Clarke (plus tard Mme Jules Mohl); l'auteur des Chants grecs était l'un des amis intimes de ces dames écossaises[420]. Il est possible, et même probable, que Mérimée lui fut présenté par son ami Ampère dont le père était également un habitué de la maison. On rencontrait, entre autres, chez Mme Clarke, Augustin Thierry, le jeune Thiers fraîchement débarqué à Paris et, pendant un certain temps, M. le baron de Stendhal qui, pour ne pas reconnaître une sottise qu'il avait dite, s'entêta à n'y pas revenir.
On avait dans ce salon des préoccupations de littérature et d'art, très liées à l'esprit le plus libéral; d'après le biographe de Fauriel[421], c'est dans ce milieu qu'il faut placer une anecdote d'histoire littéraire rapportée par Sainte-Beuve, intéressante pour qui veut mieux connaître les deux premiers maîtres de Mérimée:
Chants serbes, chants grecs, chants provençaux, romances espagnoles, moallakas arabes, il [Fauriel] embrassait dans son affection et dans ses recherches tout cet ordre de productions premières et comme cette zone entière de végétation poétique. Il y apportait un sentiment vif, passionné et qui aurait pu s'appeler de la sollicitude. J'en veux citer un exemple qui me semble touchant et qui montre à quel point il avait aversion de l'apprêté et du sophistique en tout genre.
Il avait raconté un jour devant M. Stendhal (Beyle) qui s'occupait alors de son traité sur l'Amour, quelque histoire arabe dont celui-ci songea aussitôt à faire son profit. Fauriel s'était aperçu que, tandis qu'il racontait, l'auditeur avide prenait au crayon des notes dans son chapeau. Il se méfiait un peu du goût de Beyle; il eut regret, à la réflexion, de songer que sa chère et simple histoire, à laquelle il tenait plus qu'il n'osait dire, allait être employée dans un but étranger et probablement travestie. Que fit-il alors? Il offrit à Beyle de la lui racheter et de la remplacer par deux autres dont, tout bas, il se souciait beaucoup moins; en un mot, il offrit toute une menue monnaie pour rançon du premier récit: le marché fut conclu et Beyle, enchanté du troc, lui écrivit: «Monsieur, si je n'étais pas si âgé, j'apprendrais l'arabe tant je suis charmé de trouver quelque chose qui ne soit pas copie académique de l'ancien, etc.»
Stendhal savait rendre hommage à un ami si savant et si obligeant. «C'est, disait-il, avec Mérimée et moi, le seul exemple à moi connu de non-charlatanisme parmi les gens qui se mêlent d'écrire[422]»
L'influence de Fauriel sur les débuts de son jeune ami Ampère fut sensible. «Il contribua, dit Sainte-Beuve dans l'article consacré à Fauriel, à développer en cette vive nature l'instinct qui la tournait vers les origines littéraires, à commencer par celles des Scandinaves.» Mais l'auteur des Lundis n'oublie pas l'action de Fauriel sur la jeunesse de Mérimée. «La première fois que M. Mérimée lui fut présenté, Fauriel l'excita à traduire les romances espagnoles d'après le même système qu'il venait d'appliquer aux chants grecs[423].» Et dans son article sur J.-J. Ampère, Sainte-Beuve en parle de nouveau, en apportant une légère correction. «C'est Ampère qui fit faire à M. Mérimée la connaissance de Fauriel. La première fois que M. Mérimée le vit, Fauriel avait sur sa table un ouvrage qu'il lui montra. «Voici, dit-il, deux volumes de poésies serbes qu'on m'envoie; apprenez le serbe[424].»
Dans la partie suivante nous verrons que Mérimée avait lu et relu les Chants populaires de la Grèce moderne avant d'écrire ceux de l'Illyrie moderne. Signalons seulement que l'auteur de la Guzla ne composa pas son recueil pour parodier les ballades populaires et se moquer de ceux qui collectionnaient ces poésies, comme on est encore quelquefois tenté de le croire. Il leur portait un véritable intérêt, intérêt qui était plus qu'un caprice passager, et dont les traces sont visibles à travers l'œuvre entière de l'écrivain. F. Brunetière, qui n'était pas un critique crédule et qui ne distribuait pas facilement les compliments, cite ainsi, dans son article sur la ballade dans la Grande Encyclopédie, «l'auteur de Colomba—qui est aussi celui de la Guzla—et qui se connaissait en chants populaires».
Déjà dans le Théâtre de Clara Gazul, Mérimée avait inséré une ballade écossaise, John Balleycorn; dans Colomba, un vocero corse. Il emprunta le sujet de la Vénus d'Ille, son «chef-d'œuvre» comme il l'appelait[425], à une tradition populaire du moyen âge; celui de Lokis, sa dernière nouvelle, à une vieille ballade lithuanienne. Il alla même jusqu'à s'occuper de collectionner les chants populaires. En 1852, quand le fameux décret Fortoul fit croire un instant que le gouvernement allait entreprendre la publication d'un corpus général de la poésie populaire française, Mérimée fut nommé membre du comité qui devait diriger cette publication. L'auteur de la Guzla ne se contenta pas du rôle de surveillant: il communiqua au comité une version auvergnate de la chanson De Dion et de la fille du roi, que son ami J.-J. Ampère insérera dans les Instructions pour les correspondants provinciaux du comité:
Le roi est là haut sur ses ponts
Qui tient sa fille en son giron;
. . . . . . . . . . . . . . . .[426]
C'est en lui parlant de Dion.
—Ma fille, n'aimez pas Dion;
Car c'est un chevalier félon;
C'est le plus pauvre chevalier,
Qui n'a pas cheval pour monter, etc.[427]
On voit, d'après les comptes rendus du comité, que Mérimée déploya une certaine activité dans la grande entreprise qui n'a pas abouti. À la séance du 9 mai 1853, «M. le président fait connaître que M. Mérimée propose, dans l'intérêt du recueil des poésies populaires, de s'entremettre près de M. Capelle, qui possède une très curieuse collection de chants corses. M. Mérimée est lui-même possesseur de deux recueils imprimés de chants de cette contrée[428]». Le 11 juillet, «le secrétaire fait connaître que, sur l'obligeante entremise de M. Mérimée, M. Capelle a mis sa riche collection de chants corses à la disposition du comité. M. le Ministre (H. Fortoul) a écrit à M. Capelle pour le remercier».
Mérimée avait une bonne raison d'aimer la poésie populaire: il ne faisait pas de vers et, comme son ami Stendhal, n'aimait pas ceux que l'on faisait à son époque. À ses yeux, la poésie lyrique de l'homme moderne n'est qu'un vain et ridicule étalage de fausse sensiblerie, genre très inférieur aux chants naïfs et naturels de l'homme primitif. «Mérimée que vous paraissez admirer comme je le fais aussi, écrivait vers 1830 Eugène Delacroix à Paul de Musset, est simple, mais a un peu l'air de courir après la simplicité en haine de l'horrible emphase des grands hommes du jour[429].» Trente ans plus tard, sénateur et courtisan, Mérimée gardera le même dédain pour ses contemporains qui «se grisent de leurs propres paroles[430]». On nous permettra de citer à ce sujet deux passages caractéristiques, d'autant plus intéressants qu'ils n'ont jamais été recueillis dans les œuvres de l'écrivain. Nous détachons le premier d'un feuilleton du Moniteur universel (17 janvier 1856), dans lequel Mérimée présenta au public français les Ballades et chants populaires de la Roumanie, recueillis et traduits par Vasile Alecsandri[431].
J'aime les chants populaires de tous les pays et de tous les temps, disait-il, depuis l'Iliade jusqu'à la romance de Malbrouk. À vrai dire, je ne conçois pas, et c'est peut-être une hérésie, je ne conçois guère de poésie que dans un état de demi-civilisation, ou même de barbarie, s'il faut trancher le mot. C'est dans cet heureux état seulement que le poète peut être naïf sans niaiserie, naturel sans trivialité. Il ressemble alors à un charmant enfant qui bégaye des chansons avant de construire une phrase. Il est toujours amusant, parfois sublime: il m'émeut, parce qu'il croit tout le premier les contes qu'il me débite.
Tous les pays ont eu leur époque poétique, et j'en demande bien pardon à mes contemporains, je crois que les Muses ont rarement honoré les humains de leurs visites après les temps de sauvagerie. Alors tous les hommes de même race parlaient la même langue, avaient les mêmes passions, presque les mêmes besoins, qu'ils fussent riches ou pauvres, nobles ou serfs. La gendarmerie, qui veille quand la société dort, n'étant pas encore instituée, chacun était obligé de se protéger lui-même, et la grande préoccupation de tout homme était de vivre, chose plus malaisée qu'elle ne l'est aujourd'hui. Pour vivre, l'individu qui ne compte pas sur son voisin doit être prudent et brave; il ne se fait une position, comme on dit aujourd'hui, qu'avec un peu d'héroïsme.
Ainsi, la véritable poésie, selon Mérimée, ne saurait fleurir chez les peuples civilisés. La raison, il la donne dans le passage suivant que nous extrayons de son Introduction aux Contes et Poèmes de la Grèce moderne, de Marino Vreto:
Bientôt il n'y aura plus de Klephtes. L'industrie et le commerce tueront la poésie déjà bien malade par le fait des journaux et de l'érudition. Aujourd'hui, de même qu'en Occident, les métaphores hardies et ingénieuses ne se trouvent plus guère que dans la bouche des gens illettrés… Je ne suis point de ceux qui regrettent les progrès ni même les raffinements de la civilisation. Pour ma part, je m'en accommode fort et je ne lui demande qu'une bagatelle, c'est de ne pas perdre les choses qu'elle détruit. Je voudrais que l'on conservât les restes de la poésie populaire, comme on conserve les ruines d'un temple dont on a chassé le dieu… L'archéologie, surtout appliquée à la littérature, est une étude toute nouvelle, et ce n'est que depuis bien peu de temps que la critique s'est assez dégagée des vieux préjugés pour reconnaître des beautés éternelles sous une forme grossière, et dans un idiome parlé par des paysans[432].
Cette «archéologie appliquée à la littérature» qui est «une étude toute nouvelle», Mérimée l'avait apprise de Fauriel. Lorsque parut l'Histoire de la poésie provençale, deux ans après la mort de l'auteur, Mérimée lui consacra un long article dans le Constitutionnel, disant que «M. Fauriel possédait surtout une qualité bien rare dans un esprit aussi cultivé: c'est une merveilleuse facilité à comprendre la poésie primitive et populaire, à y découvrir comme le cri de la nature, souvent sauvage et bizarre, mais quelquefois sublime[433]».
C'est en lisant les textes publiés dans les Chants populaires de la Grèce moderne que l'auteur de la Guzla apprit ce qu'on appelait alors le «romaïque».
Laissez donc de côté le romaïque, écrivait-il à l'Inconnue (5 août 1848), où vous avez tort de vous complaire, car il vous jouera le même tour qu'à moi, qui n'ai pu l'apprendre et qui ai désappris le grec… Dès 1841, on n'entendait plus prononcer, dans la Grèce du roi Othon, un seul des mots turcs si fréquents dans les τραγούδια de M. Fauriel. Vous ai-je traduit une ballade très jolie, etc.
C'est de Fauriel aussi que Mérimée apprit une foule de détails qui caractérisent la poésie populaire. Nous nous en occuperons dans notre deuxième partie.
§ 3
Mérimée fit la connaissance de Stendhal en 1821, chez Lingay, le Maisonnette des Souvenirs d'Égotisme. Mérimée avait dix-huit ans et Stendhal trente-huit; Joseph Lingay était le professeur de rhétorique du futur auteur de Colomba[434].
Nous avons mentionné déjà quel curieux portrait Stendhal fait à cette occasion, de «ce pauvre jeune homme en redingote grise et si laid avec son nez retroussé». Nous avons noté également l'influence de la brochure Racine et Shakespeare dans les saynètes pseudo-espagnoles que ce «pauvre jeune homme» composa en 1823. Ajoutons qu'une très vive amitié lia bientôt les deux écrivains, au point qu'il est aujourd'hui impossible de la passer sous silence, que l'on parle de l'un ou de l'autre, de Mérimée surtout.
Mérimée fut le premier à reconnaître combien Beyle avait contribué à former son caractère. «Je passe tout mon temps à lire la correspondance de Beyle, écrivait-il à Mlle Dacquin en 1852. Cela me rajeunit de vingt ans au moins. C'est comme si je faisais l'autopsie des pensées d'un homme que j'ai intimement connu et dont les idées des choses et des hommes ont singulièrement déteint sur les miennes[435].»
M. Filon, avec son habituelle finesse d'analyse, étudie cet aveu de Mérimée. Il le trouve d'une sincérité par trop exagérée. Sans aucun doute, dit-il, ce fut Beyle qui apprit à Mérimée à aimer la musique italienne, à comprendre Shakespeare, à ne goûter que les anecdotes dans l'histoire et à préférer celles qui lui paraissent les plus significatives et les plus suggestives; ce fut lui aussi qui lui inculqua ses idées sur le patriotisme. Mais c'est tout. «Mérimée ne prenait pas au sérieux Stendhal comme écrivain. Comment demander, par exemple, des leçons de style à un homme qui se raturait et se recopiait, non point pour corriger ses fautes, mais pour en ajouter de nouvelles[436]?»
C'est l'opinion d'un mériméiste, mais les stendhaliens veulent que cette influence ait été plus considérable. M. Édouard Rod croit que ce fut, peut-être, à l'école de Beyle que l'auteur de Carmen «apprit à rechercher cette précision qui va souvent jusqu'à la sécheresse, et qui marque d'un cachet si personnel ses nouvelles les plus réussies[437]». M. Arthur Chuquet trouve également les traits particuliers de Stendhal reproduits chez son plus jeune ami. «Comme Beyle, dit-il, Mérimée regrette l'effacement des caractères: il représente volontiers les âmes énergiques, sauvages, un peu primitives, et il affectionne les personnages que de fortes passions entraînent au crime. Comme Beyle, il ne voulait pas être dupe, ni laisser percer l'émotion. Comme Beyle, il a quelque chose d'ironique et de narquois: Beyle et Mérimée, écrivait Balzac, c'est le feu dans le caillou. Toutefois, ajoute l'éminent critique, si Mérimée a connu Stendhal de bonne heure, de bonne heure Mérimée était un maître et Beyle enviait son style sobre et ferme[438].»
Il nous paraît, pourtant, que Mérimée doit à Beyle encore quelque chose, dont ne parlent pas les estimables critiques dont nous venons d'exposer les jugements. Nous pensons à son goût de la mystification.
On sait que l'auteur de la Chartreuse de Parme en était tourmenté, et il suffit de lire sa volumineuse Correspondance pour s'en rendre compte. Beyle n'écrivit jamais une lettre sans la signer d'un nom imaginaire: César Bombet, Ch. Cotonet, etc.; il la datait d'Abeille au lieu de Civita Vecchia et ne désignait ses amis que par des sobriquets mystérieux. La nomenclature de pseudonymes qu'il s'est donnés—y compris celui de Stendhal—n'en contient pas moins de cent quatre-vingt-huit; et certainement elle est incomplète. Beyle pillait les revues anglaises sans avouer ses emprunts et attribuait aux autres ses propres écrits. Il admirait les supercheries littéraires et recommandait aux Anglais les Poésies de Clotilde de Surville[439] et le Théâtre de Clara Gazul[440].
D'après M. Félix Chambon, ces bizarreries voulues n'ont pas d'autre motif qu'une naïve préoccupation de dérouter la police (dont Stendhal se croyait toujours poursuivi). Pour mettre les choses au point, il nous paraît nécessaire de citer une amusante anecdote rapportée par Mme Ancelot dans son livre des Salons à Paris, anecdote qui peint à merveille le célèbre Grenoblois:
Un soir de bonne heure, comme je n'avais pas encore beaucoup de monde, raconte cette spirituelle dame, on annonça M. César Bombet. Je vis entrer Beyle, plus joufflu qu'à l'ordinaire et disant: «Madame, j'arrive trop tôt. C'est que moi, je suis un homme occupé, je me lève à cinq heures du matin, je visite les casernes pour voir si mes fournitures sont bien confectionnées; car, vous savez, je suis le fournisseur de l'armée pour les bas et les bonnets de coton. Ah! que je fais bien les bonnets de coton! c'est ma partie, et je puis dire que j'y ai mordu dès ma plus tendre jeunesse, et que rien ne m'a distrait de cette honorable et lucrative occupation. Oh! j'ai bien entendu dire qu'il y a des artistes et des écrivains qui mettent de la gloriole à des tableaux, à des livres! Bah! qu'est-ce que c'est cela en comparaison de la gloire de chausser et de coiffer toute une armée, de manière à lui éviter les rhumes de cerveau, et de la façon dont je fais avec quatre fils de coton et une houppe de deux pouces au moins…» Il en dit comme cela pendant une demi-heure, entrant dans les détails de ce qu'il gagnait sur chaque bonnet; parlant des bonnets rivaux, des bonnets envieux et dénigrants qui voulaient lui faire concurrence, etc.—Personne ne le connaissait que M. Ancelot, qui se sauva dans une pièce à côté, ne pouvant plus retenir son envie de rire, et moi qui aurais bien voulu en faire autant… Plus tard arrivèrent des personnes qui le connaissaient; mais il y avait alors grand monde. La conversation n'était plus générale, et nul ne se fâcha de la mystification[441].
Mérimée imite son maître et le dépasse même. Il confectionne une prétendue lettre de Robespierre pour en faire cadeau à Cuvier, grand amateur d'autographes. À l'école de Beyle, il prend l'habitude des sobriquets énigmatiques. Il lui emprunte jusqu'à ses pseudonymes et adresse à Mme Ancelot une lettre signée: Charles Cotonet, jeune[442]. Comme Stendhal, Mérimée fait des calembours sur les noms de ses amis: il écrit «1/3» pour M. Thiers; «De la +» pour Delacroix.
Il va sans dire qu'un écrivain du talent de Mérimée ne manifesta pas cet esprit de mystification exclusivement dans des plaisanteries de ce genre. De fait, rares sont ses nouvelles où le lecteur avisé ne soupçonne pas, en dépit du masque impassible dont l'auteur s'est couvert, un ricanement discret qui accompagne les scènes les plus émouvantes. C'est du reste un point sur lequel nous n'avons pas besoin d'insister.
Ce goût de la mystification était chez Mérimée essentiellement une arme défensive. Comme Stendhal,—on l'a déjà remarqué,—il possédait une méfiance instinctive, une peur de paraître ridicule, une «préoccupation constante qu'on ne le surprît pas en flagrant délit d'émotion[443]». Au fond, cet ironiste ne manquait ni de sensibilité ni d'enthousiasme: les nombreuses correspondances intimes qu'on a publiées depuis sa mort le prouvent suffisamment.
Aussi le jour où il entra dans le camp romantique,—car il y fut un moment,—il se trouva un peu ahuri du bruit belliqueux et de l'esprit de fanfaronnade qui y régnaient. Non pas qu'il abhorrât dès cette époque le fanatisme littéraire de sa génération; mais il le jugea, pour sa part, ridicule. Il ne voulut pas être pris au sérieux; affectant la désinvolture du dilettante ou la brutalité du «blasé», se moquant le premier de son ardeur de néophyte, il sut désarmer la raillerie, en attendant le jour où il se mettra si peu dans son œuvre qu'il n'aura plus le même besoin de recourir à la mystification.
J'ai voulu faire un extrait de mes lectures, et cet extrait, le voici… Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles où j'imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée.
P. MÉERIMÉE, Préface de la «Chronique du temps de Charles IX»,
Paris, 1829.
Dans la partie qui va suivre, nous nous sommes proposé d'étudier les procédés de composition de l'auteur de la Guzla.
Surprendre un écrivain sur son travail: rattacher à leurs vraies sources les éléments dont il a formé son œuvre—retrouver les principes qui l'ont guidé dans le choix de ces éléments—indiquer la manière dont il s'en est servi—l'art avec lequel il les a combinés—l'effet qu'il a produit—est en soi une tâche suffisamment intéressante, utile et, il faut bien le reconnaître, des moins ingrates.
Appliqué à un écrivain comme Mérimée, ce genre d'études prend une importance exceptionnelle. Privés de ses manuscrits, de sa bibliothèque, de ses collections,—un accident stupide ayant détruit l'atelier d'où sont sorties les_ Carmen et les Colomba—_nous ne pourrons connaître que très imparfaitement—et par quels longs détours, après quelles recherches pénibles,—la mystérieuse élaboration des chefs-d'œuvre du Maitre.
Poursuivies particulièrement sur la Guzla—qu'il nous soit permis de le dire—ces investigations offrent un intérêt non moins considérable. Guidé par une intuition puissante, le jeune romantique de 1827 a-t-il su deviner «l'âme» du peuple serbo-croate, comme l'ont cru quelques critiques contemporains? Ou au contraire, doué d'une imagination qui ne tardera pas à se dessécher, et suivant la voie ordinaire de sa génération, a-t-il tout simplement créé de toutes pièces un pays qui ne ressemble à rien moins qu'à l'Illyrie? Ou enfin, inspiré par des lectures plus ou moins instructives, a-t-il pu reconstituer un monde déjà existant?
Telles sont les questions qui se posent et auxquelles nous tâcherons de répondre.
Nodier, Fauriel, Chaumette-Desfossés, «L'Orphelin de la Chine».
§ 1. Date de la Guzla.—§ 2. Influence de Nodier. Le mot: guzla. Hyacinthe Maglanovich.—§ 3. Mérimée commentateur.—§ 4. L'Aubépine de Veliko: une inspiration chinoise.—§ 5. Voyage en Bosnie. Chants populaires de la Grèce moderne.
§ 1
Dans sa lettre à Sobolevsky, du 18 janvier 1835[444], Mérimée raconte que, «en cette même année 1827» où la «couleur locale» faisait fureur, il projeta, avec un ami qu'il ne nomme pas, la fameuse excursion d'Italie et d'Illyrie, dont il proposa alors d'écrire par avance la relation. Nous savons par la préface de l'édition Charpentier in-18, que cet ami était J.J. Ampère. «Je demandai pour ma part, dit Mérimée, à colliger les poésies populaires et à les traduire; on me mit au défi; et le lendemain j'apportai à mon compagnon de voyage cinq ou six de ces traductions.»
Tout en admirant la belle impertinence du spirituel écrivain, il ne faut pas accorder à son récit une entière confiance. Mérimée, c'est trop évident, se donne une attitude; ce n'est qu'un jeu d'écrire la Guzla; il le fait pour relever un défi. Combien est différent le ton du passage où, dans la préface de la seconde édition, il rapporte à peu près la même histoire: non seulement on ne le mit nullement au défi, mais c'est en rechignant—autre affectation—qu'il se vit infliger par son ami Ampère cet étrange métier de collectionner des ballades.
Où est la vérité? Probablement ni dans l'une ni dans l'autre de ces déclarations. On sait assez que la sincérité n'est pas la qualité la plus éminente de Mérimée; il la considérait comme une faiblesse. Ainsi vaut-il mieux croire que s'il en vint à composer la Guzla ce fut tout simplement parce qu'il eut idée de faire par anticipation ce voyage qu'il se proposait de faire un jour effectivement. Plus tard, lorsqu'il n'eut plus la même admiration pour ces débordements de l'imagination, il sut dire tout naturellement, pour excuser une fantaisie de jeunesse: «Dans ce projet qui nous amusa quelque temps, Ampère, qui sait toutes les langues de l'Europe, m'avait chargé, je ne sais pourquoi, moi ignorantissime, de recueillir les poésies originales des Illyriens.» Méfions-nous des renseignements que nous donne cet incorrigible mystificateur sur ses propres œuvres et demandons-nous si la date à laquelle il dit avoir eu ce dessein est bien la véritable.
Il ne sera pas difficile d'en prouver l'inexactitude. En «cette même année 1827», son «compagnon de voyage» était loin de France, en Allemagne et dans les pays du Nord, faisant des études sérieuses, visitant—fils d'un père glorieux—les sommités scientifiques de l'époque[445]. En effet, le 6 août 1826, sous prétexte d'un voyage au Mont Dore, entrepris en compagnie de ses amis de Jussieu, J.-J. Ampère était parti vers la Suisse, pour fuir cette proposition de mariage qui finit si tragiquement[446]. Il ne revint à Paris qu'au mois de novembre 1827, soit trois mois après la publication de la Guzla. On ne pouvait donc en 1827 former le plan d'un voyage en Illyrie.
D'autre part, comme le témoignent les recherches de M. Maurice Tourneux, l'exécution matérielle du volume était en bonne voie dès le printemps 1827[447]; or, Mérimée lui-même ne déclare-t-il pas que son livre fut écrit pendant un automne et à la campagne, «en une quinzaine de jours[448]»? Ainsi cet automne ne saurait être celui de 1827 (le livre, du reste, parut vers la fin de juillet); c'est ou celui de 1826, ou même celui de 1825.
À ce sujet nous relevons dans une lettre de Mérimée à Albert Stapfer, écrite le 3 août 1826, mais publiée tout récemment[449], une courte phrase aussi suggestive que mystérieuse. «La Morlaquène est au diable», mandait-il de Boulogne-sur-Mer, où il passait les vacances, avec des amis.
Nous ne savons pas ce que veut dire ce mot de Morlaquène, qui porte, il nous semble, une marque nettement stendhalienne. Serait-ce un ouvrage sur les Morlaques, le Voyage de Fortis par exemple, que Mérimée aurait eu fini de lire? ou bien, est-ce un surnom appliqué par lui à l'un de ses amis? M. Félix Chambon, qui a eu l'extrême obligeance de mettre à notre disposition sa vaste érudition mériméiste, penche pour cette dernière hypothèse et croit que le mot désignerait Victor Jacquemont ou Stendhal. On n'apportera probablement pas de réponse définitive à la question, mais ce qui est certain,—et suffisant pour le moment,—c'est qu'à l'époque où Mérimée écrivait cette ligne, c'est-à-dire, jour par jour, une année entière avant la publication de la Guzla, il s'occupait de la «Morlaquie» et des «Morlaques», en parlait à ses amis et y faisait des allusions qui étaient comprises de ses familiers. Cela est d'autant plus important à constater que, quelques admirateurs trop fervents de Mérimée mystificateur (et, nous l'avouons, nous sommes parfois de ce nombre), ne cessent pas de représenter la Guzla comme un livre improvisé même en matière d'impression, comme si elle avait été écrite, composée, imprimée, reliée, mise dans le commerce, enfin, oubliée par son auteur lui-même,—dans l'espace du seul et beau mois d'août de l'an de grâce 1827.
M. Chambon pense que la Guzla fut peut-être écrite en collaboration avec Ampère[450]. Cela est fort possible, mais les preuves suffisantes nous font toujours défaut. Les lettres de Mérimée à Ampère sortiront-elles un jour de quelques cartons oubliés et jetteront-elles une nouvelle lumière sur les origines du recueil de ballades illyriques? Nous n'en savons rien. Pourtant, si nous ne pouvons dire certainement que la Guzla fut écrite en collaboration avec Ampère, nous croyons pouvoir assurer qu'elle fut écrite (du moins dans sa plus grande partie) sous les yeux du «compagnon de voyage». C'est Mérimée même qui le raconte dans sa lettre à Sobolevsky, et qui le laisse entendre dans la préface de 1840: «On me mit au défi; et le lendemain j'apportai à mon compagnon de voyage cinq ou six de ces traductions. Je passai l'automne à la campagne. On déjeunait à midi et je me levais à dix heures; quand j'avais fumé un ou deux cigares, ne sachant quoi faire avant que les femmes ne paraissent au salon, j'écrivais une ballade.» Cela se passait, donc, avant le départ d'Ampère (6 août 1826): autre preuve que la Guzla fut composée avant 1827[451].
Reste à savoir pendant quel «automne» et dans quelle «campagne»? Fut-ce pendant l'automne 1826 (si l'on peut appeler ainsi le mois de juillet et le commencement d'août!) à Boulogne-sur-Mer d'où est expédiée la lettre à Stapfer, sur cette «plage romantique», patrie de l'Inconnue[452]? Ou ne faudrait-il pas reporter d'une année en arrière la naissance,—nous entendons la confection du manuscrit,—de la Guzla et chercher la «campagne» ailleurs qu'à Boulogne-sur-Mer?
Les correspondances publiées jusqu'à aujourd'hui ne nous permettent pas de répondre d'une façon certaine à cette double question; mais, comme nous avons dû renoncer à placer en 1827 la composition de la Guzla, de même nous rejetterons l'opinion d'Eugène de Mirecourt selon qui elle aurait été «fabriquée à Paris, dans un bureau de ministère[453]», prétention d'autant plus dangereuse qu'Eugène de Mirecourt est une des «autorités que l'on consulte toujours, mais qu'on ne cite jamais». Non seulement la Guzla ne fut pas écrite à Paris, mais surtout elle ne le fut pas dans un «bureau de ministère», car Mérimée n'entra dans l'Administration que plus tard. Encore en 1828, il «attendait, de pied ferme, son ambassade[454]».
Néanmoins, si la Guzla ne fut écrite qu'en 1825 ou 1826, l'idée en devait être beaucoup plus ancienne, comme l'était le projet de voyage en Illyrie. Pour notre part, nous croyons que Mérimée y songea pour la première fois à l'occasion d'une lecture de Jean Sbogar, qu'il faut placer au moins sept ans avant la publication de la Guzla. Mérimée et ses amis devaient avoir lu le roman de Nodier déjà en 1820, car c'est alors que le pays du brigand dalmate commença à les intriguer; en effet, pendant les vacances de 1820, en compagnie d'Adrien de Jussieu et d'Albert Stapfer, Ampère visita la Suisse et devait visiter l'Illyrie. La caravane ne comptait pas Mérimée, mais c'est au dernier moment seulement que celui-ci renonça au voyage qui avait pour but Trieste et Raguse[455].
Et ce n'est pas la seule raison capable de nous persuader que la Guzla était en germe pendant ses dernières années de collège. La magie, qui joue un si grand rôle dans son livre illyrien, fut une de ses préoccupations en 1819 et 1820[456]. Ensuite, Smarra, qu'il avait lu avant d'entreprendre la confection de son recueil, avait paru en 1821; il est très probable que le futur auteur de la Guzla en prit connaissance et commença d'en sentir l'influence dès le jour même où il fut publié.—Le vampirisme qui tient aussi une place considérable dans ses ballades et dont, chose curieuse, Charles Nodier était également le représentant le plus connu en France, battait son plein entre 1820 et 1823; en 1827, il n'était plus de mode même auprès des parodistes.—Enfin, les Chants populaires de la Grèce moderne de Fauriel, qui provoquèrent ceux de l'Illyrie moderne de Mérimée, sont de 1824. Il est fort improbable que Mérimée ait attendu trois ans pour s'en inspirer, d'autant plus qu'il connaissait personnellement leur éditeur.
La Guzla fut donc écrite en 1825 ou en 1826; «en une quinzaine de jours» peut-être, mais après avoir été longtemps mûrie et comme élaborée dans la mémoire. Il faut reporter à 1820 la première idée que Mérimée put en avoir, époque où il rêvait avec Ampère «une traduction exacte d'Ossian, avec les inversions et les images naïvement rendues».
§ 2