Cette attention à soigner le détail, à mettre une image ou une intention dans presque tous les mots, nous l’avons dit et nous le redirons encore, Mérimée l’apporte jusque dans les notes; et c’est ce qui fait la valeur et le fini de ses ouvrages.

Donnons quelques exemples:

«Un Catholique, en voyant passer un Grec, ne manque pas de lâcher un pàsa vjerro (foi de chien), et d’en recevoir l’équivalent», dit Chaumette-Desfossés[524]. «Les Grecs et les catholiques romains se damnent à qui mieux mieux», dit Mérimée[525]; on croirait les entendre.

Ce fut pendant cet intervalle que l’hérésie des Paterniens se propagea en Bosnie. Ces sectaires, qui se donnaient le nom de Bogou-Mili (agréables à Dieu), excitèrent plusieurs guerres civiles par leur grand nombre et leur fanatisme, et finirent par causer la ruine de leur patrie… Leurs principales erreurs consistaient à regarder l’homme comme l’ouvrage et le séjour du démon, à rejeter les prêtres, l’eucharistie, et presque tous les livres de la Bible. Ils disaient encore que, pour être sauvé, il suffisait d’avoir la volonté d’être baptisé. On entrevoit dans ce dernier principe la raison de leur facilité à embrasser l’islamisme[526].

Mérimée traduit par des actes les effets funestes de cette hérésie: «Et les Grecs et ceux qui se faisaient appeler agréables à Dieu nous ont trahis et ils se sont rendus à Mahomet, et ils travaillaient à saper les murailles.» Et dans une note il s'explique; il n'y a pas besoin d'être grand clerc pour le comprendre, ni d'être très versé dans les questions de théologie; c'est très simple: les Paterniens considèrent que tous les hommes sont les enfants du diable: «En illyrique, bogou-mili; c'est le nom que se donnaient les Paterniens. Leur hérésie consistait à regarder l'homme comme l'œuvre du diable, à rejeter presque tous les livres de la Bible, enfin à se passer de prêtres[527].» Voici une bonne explication, facile à comprendre pour tout lecteur qui, comme Mérimée, se soucie peu des questions de dogmes.

C'est ainsi qu'il communique la vie à tout ce qu'il doit aux autres; une vie qui ne vient que de lui. Il prend son bien où il le trouve, mais il lui imprime sa propre marque, toujours reconnaissable.

CHAPITRE V

Fortis, «La Divine Comédie», Quelques Autres Sources.

§ 1. Les Illyriens de Fortis.—§ 2. Les ballades des heyduques. Les Braves Heyduques: une scène dantesque. Chant de Mort: un vocero morlaque.—§ 3. La vie domestique dans la Guzla: l'Amante de Dannisich. De la différence qu'il y a entre cette pièce et la véritable poésie serbe.—§ 4. La vie domestique dans la Guzla: ballades sur les pobratimi—§ 5. Les Monténégrins. Les Français dans la poésie populaire serbo-croate.—§ 6. La source de Hadagny.—§ 7. Une note nouvelle: Venise; Barcarolle—§ 8. Théocrite et les auteurs classiques: le Morlaque à Venise; Impromptu.

Le Voyage en Dalmatie de l'abbé Fortis est l'une des sources de la Guzla; l'auteur de ce dernier ouvrage n'a pas craint de nous le dire, et par deux fois: d'abord dans sa lettre à Sobolevsky en 1835, puis dans la préface à la nouvelle édition de 1842, préface qui fut écrite en 1840. Mais cet aveu paraît si peu sincère, Mérimée affecte un air si dédaigneux à l'égard du bon abbé, que le lecteur non prévenu juge sa dette insignifiante et volontiers croirait à une «nouvelle mystification». Eugène de Mirecourt,—qu'on nous permette de le citer, bien que plus d'une légende lancée par lui trouve encore crédit de nos jours,—Eugène de Mirecourt, disons-nous, nous assure avec son beau sang-froid que, pour sa part, il ne voit pas «franchement» de quel secours a pu être à Mérimée le Voyage en Dalmatie, «livre indigeste, dit-il, qui ne parle que de métallurgie, de botanique et de géologie[528]». M. Filon, d'autre part, bien qu'il suspecte,—et pour cause!—la sincérité de Mérimée, déclare à son tour le Voyage de Fortis «un bouquin pédant et insipide[529]». Le livre du savant abbé est—qu'il nous soit permis de le dire—bien autre chose qu'un «bouquin pédant et insipide»; et, s'il y est question de «géologie, de botanique et de métallurgie», ce n'est pas là le seul intérêt qu'il présente à qui veut s'instruire.

Il y avait deux façons de suspecter la bonne foi de Mérimée: croire qu'il affectait lui devoir quelque chose, sans qu'il en fût rien, dans le seul but de se couvrir d'une autorité; ou croire enfin qu'en reconnaissant lui avoir fait quelque emprunt, il ne faisait qu'obéir à un scrupule de conscience, sans déclarer toutefois jusqu'à quel point il lui était redevable. C'est l'hypothèse qu'un examen plus attentif de l'ouvrage de Fortis nous a fait admettre comme la plus vraisemblable. Rendons au bon abbé ce qui lui appartient: son deuxième chapitre, celui que Mérimée a mis plus particulièrement à contribution, est un petit chef-d'œuvre dans son genre.

§ 1

LES ILLYRIENS DE FORTIS

Écrit sous la forme d'une lettre adressée à Mylord John Stuart, comte de Bute, ce deuxième chapitre qui traite des «Mœurs des Morlaques[530]» nous donne quantité de renseignements utiles sur la vie privée de ces populations; leurs coutumes, leurs usages, leurs inclinations, leurs fêtes, leurs croyances, leurs rapports entre hommes et femmes sont autant de sujets qui ont attiré l'attention d'un voyageur curieux d'apprendre du nouveau et de faire profiter les autres de ses observations. On trouve dans son livre tout un arsenal d'informations très judicieuses, et qui, si elles ne sont pas toujours exactes, sont le plus souvent notées avec une grande précision et bien faites pour servir de documents à qui veut faire paraître une connaissance approfondie des mœurs et institutions des «Morlaques». Tour à tour l'auteur y parle des origines de ce peuple; de l'étymologie du nom qu'il porte; de la différence qu'il y a entre les montagnards et les habitants des bords de l'Adriatique; puis ce sont les heyduques ou brigands illyriens qu'il nous fait connaître; pour s'étendre ensuite sur les «vertus morales et domestiques» des habitants de ces pays; leurs «amitiés» et leurs «inimitiés»; leurs talents; les arts qu'ils cultivent; «les manières des Morlaques» sont autant de choses que nous apprenons dans son livre; les cérémonies du mariage, l'alimentation, les meubles, les cabanes, l'habillement, les armes, tout cela l'intéresse; il nous parle de la poésie, de la musique, des danses et des jeux; de la médecine; des funérailles enfin;—toute la vie publique et privée des «Morlaques».

Malheureusement, les Serbo-Croates que Fortis avait vus forment une tribu aux confins des contrées habitées par cette nation; leur pays est naturellement isolé; ils mettent tout leur soin à ne pas se laisser pénétrer par les populations voisines. C'est ainsi que Fortis qui croit peindre une nation, peint en réalité certains individus très particuliers; il juge d'après les coutumes toutes locales, les mœurs, les usages, les sentiments de tout un peuple; il croit aller au général, signaler les traits distinctifs d'une race et il ne fait qu'indiquer certaines différences qui existent de province à province. De plus, Fortis, Italien et catholique, en dépit de ses sympathies pour les «Morlaques», ne pouvait juger impartialement un pays que divisait la question des religions et où la sienne se trouvait intéressée, un pays enfin où sa propre nation était détestée. D'autre part, il était littérateur; avec beaucoup de curiosité, il avait le goût du pittoresque plus que les qualités du psychologue; il se laissait prendre à l'extérieur des choses qu'il voyait, sa fantaisie s'y amusait et Fortis était pour beaucoup dans la nature des observations que faisait l'abbé Fortis. Mais il savait infiniment de choses et ce qu'il avait vu il était très capable de le faire voir aux autres. Si ses observations ne sont pas toujours très exactes, elles témoignent néanmoins d'une justesse de vue remarquable à cette époque, pour des choses qui lui étaient étrangères. Il avait accepté dans une large mesure les idées les plus nouvelles; ses amis d'Angleterre, nous l'avons vu, avaient réussi à lui donner quelque goût pour la poésie populaire; il était donc homme à comprendre un peuple «primitif». Sans nier les cruautés, les excès abominables qu'on peut voir en Dalmatie, il prend la défense du peuple «morlaque», qui n'est pas responsable, dit-il, des atrocités commises par quelques individus corrompus. Cet état de corruption d'une certaine catégorie de gens, il l'explique; il nous dit pourquoi il y a des heyduques, des outlaw serbes, qu'un concours de circonstances a jetés dans cette vie irrégulière: ce furent les guerres continuelles avec les Turcs, ce voisinage d'une nation sanguinaire et cruelle, qui, peu à peu, ont développé en eux des instincts de férocité, le goût d'une existence aventureuse, pleine de périls, de misères, mais libre et indépendante. «Mais quelles troupes, se demande-t-il, revenues d'une guerre, qui semble autoriser foutes les violences contre un ennemi, n'ont pas peuplé les forêts et les grands chemins de voleurs et de meurtriers[531]?» Il laisse entrevoir—on ne peut s'y méprendre—que ce peuple barbare est bon, hospitalier, très ouvert et même naïf, qu'il ne manque pas de sentiments humains, de vertus domestiques, d'intelligence naturelle; que ses institutions sont primitives, mais non immorales. «Je crois devoir une apologie à une nation qui m'a fait un si bon accueil, et qui m'a traité avec tant d'humanité. À cet effet, je n'ai qu'à raconter sincèrement ce que j'ai observé de ses mœurs et de ses coutumes. Mon récit doit paraître d'autant plus impartial que les voyageurs ne sont que trop enclins à grossir les dangers qu'ils ont courus dans les pays qui ont fait l'objet de leurs recherches.»

Ce trésor si abondant de renseignements de toute nature que lui donnait Fortis, Mérimée l'a mis largement au pillage. Quels sont ces emprunts, sinon tous, du moins les principaux? De quelle manière s'est-il assimilé tout ce qu'il devait à son informateur? C'est ce qui maintenant nous intéresse. Remarquons toutefois, avant d'aborder la question, que Mérimée était par avance condamné à reproduire et même à accuser toutes les inexactitudes qu'il allait trouver dans le Voyage[532].

§ 2

LES BALLADES DES HEYDUQUES

Les heyduques jouent un rôle important dans la Guzla. Aussi convient-il de rappeler ici qu'il ne faut pas confondre, surtout à l'origine, les bandits ou heyduques de l'histoire et de la poésie serbes avec les vulgaires détrousseurs de grands chemins. Ce nom d'heyduque, on doit le prendre dans son sens étymologique d'homme mis ou qui s'est mis volontairement hors la loi politique plutôt que civile[533]. Comme les klephtes chez les Grecs, les heyduques ont joué sous la domination turque un rôle important dans l'histoire nationale et sociale des Slaves balkaniques.

«Notre nation, dit Karadjitch dans son Dictionnaire serbe, est persuadée et elle exprime cette croyance dans ses chants—que l'existence des heyduques a été le résultat de la violence et des injustices des Turcs. Admettons que quelques-uns d'entre eux le soient devenus sans y être contraints par la nécessité, poussés par le désir de porter des habits et un équipement à leur convenance ou d'exercer une vengeance particulière; il n'en est pas moins hors de doute que plus le pouvoir ottoman a été doux et humain, moins il y a eu d'heyduques, et plus il s'est montré inique et cruel, plus leur nombre a été grand, et de là vient qu'il y a eu parfois parmi eux des gens fort honorables et même, à l'origine de la domination turque, on a compté dans leurs rangs des seigneurs et des gentilshommes de distinction.

«Il est vrai que beaucoup ne se jettent point dans la montagne dans l'intention de commettre des crimes, mais quand une fois un homme, surtout sans éducation, se sépare de la société et s'affranchit de toute autorité, il est bientôt entraîné par la contagion de l'exemple; c'est ainsi que les heyduques font du mal à leurs compatriotes qui les aiment, en comparaison des Turcs, et les plaignent; et c'est encore aujourd'hui [1818] faire à un heyduque la plus grande injure et le plus mortel outrage que de le traiter de voleur et de chauffeur.»

Ces bandits-patriotes ont inspiré très souvent les chanteurs serbes, et ils occupent une large place dans la collection de Karadjitch. Voici les noms, recueillis par la poésie, de quelques-uns de ces aventuriers, dont plusieurs ont péri dans d'atroces supplices: Starina Novak et ses fils (XVe siècle), Yanko de Kotar et son fils Stoïan Yankovitch (XVIIe siècle), Ivo de Sègne, Mihat le berger, Mato le Croate, Rade de Sokol, Voukossav, Louka Golovran, Vouïadine et ses fils, Ivan Vichnitch, Baïo de Piva et d'autres[534].

Mérimée, sans avoir connu leurs exploits, fait cependant aux heyduques une place d'honneur dans la Guzla. Nous avons vu que, s'inspirant de Nodier, il s'était déjà exercé à en parler dans l'Aubépine de Veliko. Mais, peu renseigné, il s'était alors borné à faire quelques vagues allusions à ceux qui devaient être les héros de deux nouvelles ballades.

C'est après avoir lu plus attentivement une page de Fortis qu'il les écrivit; et l'on peut dire que mieux documenté il a su mettre dans ses historiettes plus de couleur. Cette page la voici:

Le plus grand danger à craindre vient de la quantité des heyduques, qui se retirent dans les cavernes et dans les forêts de ces montagnes rudes et sauvages. Il ne faut pas cependant s'épouvanter trop de ce danger. Pour voyager sûrement dans ces contrées désertes, le meilleur moyen est précisément de se faire accompagner par quelques-uns de ces honnêtes gens (galantuomini), incapables d'une trahison. On ne doit pas s'effaroucher, par la réflexion que ce sont des bandits: quand on examine les causes de leur triste situation, on découvre, à l'ordinaire, des cas plus propres à inspirer de la pitié que de la défiance. Si ces malheureux, dont le nombre augmente sans mesure, avaient une âme plus noire, il faudrait plaindre le sort des habitants des villes maritimes de la Dalmatie. Ces heyduques mènent une vie semblable à celle des loups; errant parmi des précipices presque inaccessibles; grimpant de rochers en rochers pour découvrir de loin leur proie; languissant dans le creux des montagnes désertes et des cavernes les plus affreuses; agités par des soupçons continuels; exposés aux mauvais temps; privés souvent de la nourriture, ou obligés de risquer leur vie afin de la conserver. On ne devrait attendre que des actions violentes et atroces de la part de ces hommes devenus sauvages et irrités par le sentiment continuel de leur misère: mais on est surpris de ne les voir entreprendre jamais rien contre ceux qu'ils regardent comme les auteurs de leurs calamités, respecter les lieux habités, et être les fidèles compagnons des voyageurs. Leurs rapines ont pour objet le gros et le menu bétail, qu'ils traînent dans leurs cavernes, se nourrissent de la viande et gardent les peaux pour se faire des souliers… Il faut remarquer que les opanké (souliers) sont de la nécessité la plus indispensable à ces malheureux, condamnés à mener une vie errante dans les lieux les plus âpres, qui manquent d'herbe et de terre, et qui sont couverts par les débris tranchants des rochers. La faim chasse quelquefois ces heyduques de leurs repaires, et les rapproche des cabanes des bergers, où ils prennent par force des vivres quand on les leur refuse. Dans des cas semblables, le tort est du côté de celui qui résiste. Le courage de ces gens est en proportion de leurs besoins et de leur dure vie. Quatre heyduques ne craignent pas d'attaquer et réussissent, à l'ordinaire, à piller et à battre une caravane de quinze à vingt Turcs. Quand les pandours prennent un heyduque, ils ne lient pas, comme on fait dans le reste de l'Europe: ils coupent le cordon de sa longue culotte, qui, tombant sur ses talons, l'empêche de se sauver et de courir[535]…

Toutes ces informations, Mérimée se les rappelle au moment où elles lui deviennent nécessaires; et, d'abord, son poète Maglanovich n'est pas un poète ordinaire, un songe-creux, qui ne sait qu'arranger des mots ensemble; avant de promener sur la guzla l'archet qui lui sert à en tirer des sons tantôt gémissants et plaintifs, et tantôt frémissants comme les éclats d'une violente colère, Maglanovich a manié d'autres instruments et plus d'un pandour est tombé sous son hanzar redoutable. La guzla du vieux chanteur dit toutes les passions qui jadis ont agité le cœur de l'heyduque jeune et vaillant que fut Maglanovich. C'est sa vie qu'il chante ce vieillard, ses passions et ses haines, ses compagnons, ses combats d'autrefois; il est sincère en chantant ses héros, car leur vie est la sienne, et, tout ce qu'ils ont fait, il aurait pu le faire.

Par deux fois, il a célébré ses anciens compagnons: dans les Braves
Heyduques
et dans le Chant de Mort.

LES BRAVES HEYDUQUES[536].—Comme Fauriel, Mérimée ne se donne pas seulement pour le traducteur de son poète, il en est également le commentateur; nous l'avons déjà vu, il se charge de faire savoir au lecteur tout ce que celui-ci pourrait ne pas connaître. Or, cette fois, toute sa science il la doit à Fortis; aussi est-ce dans les notes que nous chercherons, tout d'abord, à nous rendre compte de la dette qu'il a contractée envers l'auteur du Voyage.

C'est d'après Fortis qu'il dépeint les heyduques, et dans le tableau qu'il en fait il se montre très fidèle à son guide qu'il suit, pour ainsi dire, pas à pas; l'exemple suivant est bien fait pour rendre sensible la manière dont Mérimée emprunte et s'approprie les renseignements qui se trouvent à sa disposition:

VOYAGE EN DALMATIE: LA GUZLA:

Quand les pandours prennent un Lorsque les pandours ont fait
heyduque, ils ne le lient pas, comme on un prisonnier, ils le
fait dans le reste de l'Europe: ils conduisent d'une façon assez
coupent le cordon de sa longue culotte, singulière. Après lui avoir ôté
qui, tombant sur ses talons, l'empêche ses armes, ils se contentent de
de se sauver et de courir. couper le cordon qui attache sa
                                        culotte, et la lui laissent
                                        pendre sur les jarrets. On sent
                                        que le pauvre heyduque est
                                        obligé de marcher très
                                        lentement, de peur de tomber sur
                                        le nez.

Où Fortis, en curieux, n'avait noté qu'une coutume au moins étrange, Mérimée, lui, nous fait voir un petit tableau plein de saveur et de piquant. Et d'abord, il a l'habileté de mettre en éveil la curiosité de son lecteur: «Lorsque les pandours ont fait un prisonnier, ils le conduisent d'une façon assez singulière.» Puis il nous les montre dépouillant leur prisonnier de ses armes et… coupant le cordon qui retient sa culotte; enfin il a la charité toute chrétienne de plaindre le pauvre heyduque qui «est obligé de marcher très lentement de peur de tomber sur le nez». Fortis, au chapitre consacré à la Médecine des Morlaques, nous dit que les Dalmates savent très bien remettre les membres disloqués et fracturés; c'est toute une opération chirurgicale à laquelle nous fait assister Mérimée: «Un jeune homme, s'étant laissé tomber du haut d'un rocher, avait eu les jambes et les cuisses fracturées en cinq ou six endroits, etc.» C'est à ces petites choses que se reconnaît le talent de l'artiste; où l'un se contentait d'exposer clairement l'objet de sa remarque, l'autre fait plus: en s'adressant à notre imagination, il nous invite à nous arrêter un moment sur ce dont il est frappé.

Voyons maintenant, au cours du récit lui-même, comment Mérimée, pour donner à son poème plus de couleur locale, sait mêler, à d'autres inspirations plus poétiques, les documents qu'il doit à Fortis. Il a fait pour les Braves Heyduques ce qu'il avait fait pour l'Aubépine de Veliko, mais cette fois-ci le Dante a fourni le fond de l'histoire; Mérimée s'inspire de l'épisode du comte Ugolin. De la tour du Dante, il transporte la scène dans une caverne—car les cavernes sont les repaires des heyduques, nous apprend Fortis. Du reste voici les textes:

L'ENFER, chant XXXIII: LA GUZLA, pp67-69.

Déjà ils étaient réveillés, et l'heure Dans une caverne, couché sur des approchait où l'on nous apportait notre cailloux aigus, est un brave nourriture, et chacun de nous tremblait heyduque, Christich Mladin[537]. de son rêve, quand j'entendis clouer À côté de lui est sa femme, la sous moi la porte de l'horrible tour; belle Catherine, à ses pieds ses alors je regardais fixement mes enfants deux braves fils. Depuis trois sans prononcer un mot. Je ne pleurais jours ils sont dans cette pas; mon cœur était devenu de pierre. caverne sans manger; car leurs Ils pleuraient, eux, et mon Anselmuccio ennemis gardent tous les me dit:—Tu me regardes ainsi, père, passages de la montagne, et, qu'as-tu? s'ils lèvent la tête, cent fusils se dirigent contre eux. Cependant je ne pleurais pas, je ne Ils ont tellement soif que leur répondis pas, tout ce jour ni la nuit langue est noire et gonflée, car suivante, jusqu'à ce que le soleil se ils n'ont pour boire qu'un peu leva de nouveau sur le monde. Comme un d'eau croupie dans le creux d'un faible rayon se fut glissé dans la rocher. Cependant pas un n'a osé prison douloureuse, et que j'eus faire entendre une plainte, car reconnu mon propre aspect sur leurs ils craignaient de déplaire à quatre visages, _je me mordis les deux Christich Mladin. Quand trois ans. C'est un grand homme, vert et homme_ de cinquante ans environ, mains de douleur, et mes enfants jours furent écoulés, Catherine croyant que c'était de faim, se s'écria: «Que la sainte Vierge levèrent tout à coup en disant:—Ô ait pitié de vous, et qu'elle père! il nous sera moins douloureux si vous venge de vos ennemis!» tu manges de nous: tu nous a vêtus de Alors elle a poussé un soupir, ces misérables chairs, dépouille nous et elle est morte. Christich en. Mladin a regardé le cadavre d'un œil sec; mais ses deux fils Lorsque nous atteignîmes le quatrième essuyaient leurs larmes quand jour, Gaddo se jeta étendu à mes pieds leur père ne les regardait pas. en disant:—Tu ne m'aides pas, mon Le quatrième jour est venu, et père! Là il mourut, et comme tu me le soleil a tari l'eau croupie vois, je les vis tomber tous les trois, dans le creux du rocher. Alors un à un, entre le cinquième et le Christich, l'aîné des fils de sixième jour, et je me mis, déjà Mladin, est devenu fou: il a aveugle, à les chercher à tâtons l'un tiré son hanzar[538], et il après l'autre, et je les appelai regardait le cadavre de sa mère pendant trois jours alors qu'ils avec des yeux comme ceux d'un étaient déjà morts… Puis la faim loup auprès d'un agneau. l'emporta sur la douleur. Alexandre, son frère cadet, eut horreur de lui. Il a tiré son Quand il eut achevé, avec les yeux hanzar et s'est percé le bras. hagards, il reprit le crâne misérable «Bois mon sang, Christich, et ne dans ses dents, qui broyaient l'os avec commets pas un crime: quand la rage d'un chien[541]. nous serons tous morts de faim, nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis[539].» Mladin s'est levé; il s'est écrié: «Enfants, debout! mieux vaut une belle balle[540] que l'agonie de la faim.» Ils sont descendus tous les trois comme des loups enragés. Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine. Nos lâches Alors je m'apaisai pour ne pas les ennemis leur ont coupé la tête, contrister davantage; tout ce jour et et quand ils la portaient en l'autre qui suivit nous restâmes tous triomphe, ils osaient à peine la muets. Ah! terre, dure terre, pourquoi regarder, tant ils craignaient ne t'ouvris-tu pas? Christich Mladin et ses fils.

La dette est évidente et fut signalée par trois critiques du temps[542].
Toutefois il faut reconnaître que l'auteur de la Guzla réussit
merveilleusement à combiner le récit de Dante et les renseignements de
Fortis.

De Dante, il tient la terrible tragédie de la faim,—qu'il essaya pendant un certain temps de transformer en tragédie de la soif,—où la bestialité humaine dépasse les scènes les plus horribles de Germinal,—ou de Tamango, si l'on veut;—il lui emprunte même ce développement lent et graduel:

DANTE: MÉRIMÉE:

Déjà… l'heure approchait… Tout ce Depuis trois jours ils sont dans jour et la nuit suivante… Tout ce cette caverne sans manger… jour et l'autre… Lorsque nous Cependant… Quand trois jours atteignîmes le quatrième jour… Entre furent écoulés… Alors… Le le cinquième et le sixième jour… quatrième jour est venu… Alors…

De Dante ensuite, l'anthropophagie, le regard silencieux et effrayant qui se laisse comprendre; enfin, le cadavre. Mais, pour finir sa ballade, Mérimée revint à Fortis, par qui il avait commencé:

FORTIS: MÉRIMÉE:

Ces heyduques mènent une vie… des Alors… Mladin s'est levé, il loups; errant… grimpant… pour s'est écrié: «Enfants, debout! découvrir de loin leur proie… privés mieux vaut une belle balle que souvent de la nourriture… La l'agonie de la faim.» Ils sont faim chasse quelquefois ces heyduques descendus tous les trois comme de leurs repaires… Le courage de ces des loups enragés. _Chacun a gens est en proportion de leurs besoins tué dix hommes, chacun a reçu et de leur vie dure. Quatre heyduques dix balles dans la poitrine. ne craignent pas d'attaquer… une caravane de quinze à vingt Turcs_.

«Chacun a tué dix hommes, chacun a reçu dix balles dans la poitrine!» Le récit est court, sec et froid,—trente-trois morts en treize mots!—mais il est plein d'effet. Le vieux Maglanovich ne s'attendrit pas, ni Mérimée non plus. Les faits se suffisent à eux-mêmes; ils portent en eux toute l'émotion qu'ils doivent provoquer. Rien de plus impersonnel que ce poème. L'auteur a voulu nous donner une impression d'horreur d'abord; nous faire admirer, ensuite, la grandeur sauvage de ces hommes pour qui la mort est si peu de chose; il n'a nullement voulu émouvoir notre pitié. Un souffle dramatique anime tout le récit; un drame épouvantable se déroule sous nos yeux avec des phases horriblement longues et douloureuses, d'autres au contraire sont décrites avec une rapidité effrayante, comme tout cela se serait passé dans la réalité; on ne sait si l'on entend raconter une histoire, ou bien si l'on n'assiste pas véritablement aux événements qui y sont rapportés. On éprouve un sentiment pénible tant il y a d'horreurs accumulées volontairement, avec une froideur cynique: Hyacinthe Maglanovich nous fait peur; qui ne reconnaîtra pas la main de Mérimée dans cette histoire?

Pourtant cette ballade n'est pas sans ressemblance avec les véritables poésies serbes, et M. Jean Skerlitch avait raison de comparer[543] les malheurs de Christich Mladin avec ceux du vieux Vouïadine emmené prisonnier avec ses deux fils par les Turcs à Liévno:

Quand ils furent près de Liévno et qu'ils l'aperçurent, la ville maudite et sa blanche tour, ainsi parla le vieux Vouïadine: «Mes fils, mes faucons, voyez-vous le maudit Liévno et la tour qui y blanchit! c'est là qu'on va vous frapper et vous torturer, briser vos jambes et vos bras, et arracher vos yeux noirs; mes fils, mes faucons, ne montrez point un cœur de veuve, mais faites preuve d'un cœur héroïque; ne trahissez pas un seul de vos compagnons, ni les receleurs chez qui nous avons hiverné, hiverné et laissé nos richesses; ne trahissez point les jeunes tavernières, chez qui nous avons bu du vin vermeil, bu du vin en cachette.» Lorsqu'ils arrivèrent à Liévno, la ville de plaine, les Turcs les mirent en prison et trois jours les y laissèrent, délibérant sur les supplices qu'ils leur infligeraient. Au bout de trois jours blancs, on fit sortir le vieux Vouïadine, on lui rompit les jambes et les bras, et comme on allait lui arracher ses yeux noirs, les Turcs lui dirent: «Révèle-nous, vaurien, vieux Vouïadine, révèle-nous le reste de ta bande, et les receleurs que vous avez visités, chez qui vous avez hiverné, hiverné et laissé vos richesses, dis-nous les jeunes tavernières, chez qui vous buviez du vin vermeil, buviez du vin en cachette.»

Mais le vieux Vouïadine leur répond: «Ne raillez point, Turcs de Liévno; ce que je n'ai point confessé pour sauver mes pieds rapides qui savaient échapper aux chevaux, ce que je n'ai point confessé pour sauver mes mains vaillantes qui brisaient les lances et saisissaient les sabres nus, je ne le dirai point pour mes yeux perfides qui m'induisaient à mal, en me faisant voir du sommet des montagnes, en me faisant voir au bas les chemins par où passaient les Turcs et les marchands[544].»

Il est vrai qu'il manque à la pièce de Mérimée ce sentiment patriotique du chanteur serbe, cette haine nationale et sociale contre «les Turcs et les marchands»; haine qui transforme les cruels bandits de la frontière turco-vénitienne en véritables héros de la race entière, et fait que toute une nation retrouve ses aspirations dans leurs chants emportés,—mais pourtant (grâce à Fortis!) le Christich Mladin de Mérimée ne diffère pas beaucoup de ce vieil heyduque de la ballade serbe; et, par contre, se différencie très sensiblement des heyduques de l'Aubépine de Veliko.

LE CHANT DE MORT[545].—La pièce qui se rattache aux Braves Heyduques , c'est le Chant de Mort. «Ce chant, dit Mérimée dans une note, a été improvisé par Maglanovich, à l'enterrement d'un heyduque son parent, qui s'était brouillé avec la justice et fut tué par les pandours.»

Le Chant de Mort est composé de dix courts couplets de trois lignes de prose qui sont censés correspondre à des strophes de l'original illyrique[546]. Le couplet:

     Adieu, adieu, bon voyage! Cette nuit la lune est dans son
     plein; on voit clair pour trouver son chemin, bon voyage!

se répète trois fois comme une sorte de refrain. Il rappelle singulièrement le célèbre refrain de la Lénore:

—Lénore, vois! la lune nous éclaire; Nous et morts nous voyageons bon train. ………………………. ……………..Vois la _lune _rayonne; Courrons, hourrah tout cède à nos efforts! Les morts vont vite[547]!

Le reste de ce poème contient des commissions données au défunt pour l'autre monde, comme celle-ci:

     Dis à mon père que je me porte bien, que je ne me ressens plus de
     ma blessure, et que ma femme Hélène est accouchée d'un garçon.

Est-il besoin de dire que ce n'est pas Mérimée qui a inventé ce genre de poésie? L'improvisation funèbre qui se débite dans la maison mortuaire,—et non pas à l'enterrement,—près du corps du défunt, est une coutume qui paraît avoir été commune à toute l'humanité et qui subsiste toujours chez les Slaves, en particulier chez les Serbo-Croates. C'est le vocero, qui n'est pas exclusivement corse et dont Fortis parle ainsi au chapitre consacré aux funérailles des Morlaques:

Pendant qu'un mort reste encore dans la maison, sa famille le pleure déjà… Dans ces moments de tristesse, les Morlaques parlent au cadavre et lui donnent sérieusement des commissions pour l'autre monde… Pendant la première année après l'enterrement, les femmes morlaques vont faire de nouvelles lamentations sur le tombeau du mort… Elles lui demandent des nouvelles de l'autre monde et lui adressent souvent les questions les plus singulières[548].

En 1788, comme on a pu le voir déjà, ce passage avait inspiré le vocero illyrique de la comtesse de Rosenberg; mais ni elle, ni Mérimée, cela va sans dire, n'ont réussi à mettre plus de «couleur locale» dans leurs compositions que ne le permettaient les renseignements assez vagues donnés par l'abbé Fortis et que nous venons de citer. Dans ce chant, Mérimée a commis une très grave erreur que les folkloristes ne lui pardonneront pas. Les voceri ne sont jamais débités par les hommes:—surtout par un ancien heyduque!—c'est une occupation—et aussi une profession—réservée aux femmes. Il en est ainsi en Illyrie, comme l'a fort bien dit l'auteur du Voyage en Dalmatie; il en est de même en Corse, nous assure A. Fée[549].

Cependant Maglanovich, ce vieux brave, fait paraître un tel mépris pour la mort, qu'il n'y a pour nous rien d'étrange à le voir se lamenter sur celui qui n'est plus; c'est un ami, un parent qu'il regrette, et non la mort qu'il craint; ses plaintes sont mâles et telles qu'il convient à celui qui jadis, sans souci du danger, exposa sa vie dans maints et maints combats.

Ce qui fait la supériorité de ces deux ballades sur l'Aubépine de Veliko , c'est que Mérimée ne s'est pas contenté d'y répandre une couleur toute artificielle par l'emploi de noms et de dénominations qui nous semblent étranges et par le choix d'un sujet qui fait frémir, mais qu'il a su, à ce qu'il nous paraît, sinon pénétrer tout entière, du moins découvrir certains sentiments de l'âme des «primitifs».

§ 3

LA VIE DOMESTIQUE DANS «LA GUZLA»

Une des choses qui ont le plus frappé Fortis,—et à juste titre,—c'est l'esprit de famille chez les Serbo-Croates. «Ces âmes simples, dit-il, non corrompues par les sociétés que nous appelons civilisées, sont susceptibles d'une délicatesse de sentiment qu'on voit rarement ailleurs.» Observateur intelligent, il avait bien remarqué le rôle important qu'avait joué, dans l'histoire nationale et sociale des Slaves méridionaux, cette organisation patriarcale qui unit quelquefois un village presque entier dans une grande communauté si pleine d'intérêt pour le sociologue moderne[550]. Homme du XVIIIe siècle, idéaliste, Fortis s'était particulièrement enthousiasmé pour cette Illyrie quasi arcadienne que nulle influence étrangère n'avait encore gâtée. C'est ainsi qu'il consacre à la vie intime de ses habitants une très large place dans son chapitre des Mœurs morlaques.

On ne trouve pas tous les renseignements désirables dans ces pages éloquentes de sincérité sinon de vérité. On y rencontre aussi, nous l'avons dit, plus d'une exagération, involontaire mais inévitable chez un voyageur qui par malheur n'a visité qu'une province, un peu particulière, du pays dont il avait voulu peindre les mœurs. Enfin, son ignorance de la langue lui enlevait la plus riche source d'informations à ce sujet: la poésie populaire que Karadjitch appelle «féminine», c'est-à-dire domestique, poésie aussi profondément réaliste que lyrique. Cette ignorance eut de fatales conséquences pour l'écrivain français qui voulut, à l'aide du Voyage en Dalmatie, reconstituer la vie intime des «primitifs» serbo-croates.

En 1788, Mme de Rosenberg, qui avait la sensibilité naturelle d'une femme et qui ne craignait pas de la manifester, souligna,—même plus qu'il n'était nécessaire,—cet esprit de famille, l'un des traits caractéristiques du peuple «morlaque». En effet, dans son roman des Morlaques malgré la sauvagerie dramatique de l'intrigue, l'idylle pleurnichante affaiblit très sensiblement la bonne volonté exotique de l'auteur.

Nodier, bien que sentimental, n'insista jamais trop sur ce point.

Mérimée sut-il être le poète de la famille illyrique?

Il va sans dire qu'il chercha des renseignements chez son informateur italien; il les trouva, ou plutôt il crut les avoir trouvés. Nous avons vu, du reste, qu'il s'en était servi en composant la biographie de son joueur de guzla et qu'il avait très adroitement réussi à mettre quelques détails authentiques,—à côté d'autres qui ne le sont pas,—dans le portrait si vivant d'Hyacinthe Maglanovich. Le caractère cordial et hospitalier du vieux racleur et de sa famille: nous avons indiqué de quelle façon Mérimée l'avait «deviné». Mais, s'il avait été heureux à cette occasion, il le fut moins dans ses ballades qui traitent de la vie domestique, et qui sont véritablement,—au point de vue de la couleur,—les plus faibles du recueil entier. En voici la première, l'Amante de Dannisich.

Eusèbe m'a donné une bague d'or ciselée; Wlodimer m'a donné une toque rouge ornée de médailles; mais Dannisich, je t'aime mieux qu'eux tous.

     Eusèbe a les cheveux noirs et bouclés; Wlodimer a le teint blanc
     comme une jeune femme des montagnes, mais Dannisich, je te trouve
     plus beau qu'eux tous.

     Eusèbe m'a embrassée, et j'ai souri; Wlodimer m'a embrassé, il
     avait l'haleine douce comme la violette; quand Dannisich m'embrasse
     mon cœur tressaille de plaisir.

     Eusèbe sait beaucoup de vieilles chansons, Wlodimer sait faire
     résonner la guzla; j'aime les chansons et la guzla, mais les
     chansons et la guzla de Dannisich.

     Eusèbe a chargé son parrain de me demander en mariage, Wlodimer
     enverra demain le prêtre à mon père; mais viens sous ma fenêtre
     Dannisich et je m'enfuirai avec toi[551].

Cette ballade repose tout entière sur les documents fournis par Fortis; les notes de Mérimée sont toutes empruntées au Voyage.

FORTIS: MÉRIMÉE:

… Par ces badinages commencent à Avant de se marier, les femmes l'ordinaire leurs amours, qui, quand reçoivent des cadeaux de toutes les amants sont d'accord, finissent mains sans que cela tire à souvent par des enlèvements. Il arrive conséquence. Souvent une fille a rarement qu'un Morlaque déshonore une cinq ou six adorateurs, de qui fille ou l'enlève contre sa volonté… elle tire chaque jour quelque Presque toujours une fille fixe présent, sans être obligée de elle-même l'heure et le lieu de son leur donner rien autre que des enlèvement. Elle le fait pour se espérances. Quand ce manège a délivrer d'une foule d'amants auxquels duré ainsi quelque temps, elle a donné peut-être des promesses ou l'amant préféré demande à sa desquels elle a reçu quelques présents belle la permission de galants, comme une bague de laiton, un l'enlever, et elle indique petit couteau ou telle autre bagatelle. toujours l'heure et le lieu de (Voyage en Dalmatie, t. I, pp. l'enlèvement. Au reste, la 100-101.) réputation d'une fille n'en souffre pas du tout, et c'est de Une fille qui donne atteinte à sa cette manière que se font la réputation risque de se voir arracher moitié des mariages morlaques. son bonnet rouge par le curé, en public dans l'église, et d'avoir les cheveux Une toque rouge est pour les coupés par quelque parent, en signe femmes un insigne de virginité. d'infamie. Par cette raison, s'il Une fille qui aurait fait un arrive qu'une fille manque à son faux pas, et qui oserait honneur, elle dépose volontairement les paraître en public avec sa toque marques de sa virginité et quitte son rouge, risquerait de se la voir pays natal. (Page 105.) arracher par un prêtre, et d'avoir ensuite les cheveux Une belle fille morlaque rencontre en coupés par un de ses parents en chemin un compatriote et l'embrasse signe d'infamie. affectueusement sans penser à mal. J'ai vu les femmes, les filles, les jeunes Quand une jeune fille rencontre gens et les vieillards se baiser tous un homme qu'elle a vu une fois, entre eux, à mesure qu'ils elle l'embrasse en l'abordant. s'assemblaient sur la place de l'église; en sorte que toute une ville Si vous demandez l'hospitalité à paraissait composée d'une seule la porte d'une maison, la femme famille. Cent fois j'ai observé la même ou la fille aînée du chose au marché des villes où les propriétaire vient tenir la Morlaques viennent vendre leurs bride de votre cheval et vous denrées. (Page 100.) embrasse aussitôt que vous avez mis pied à terre. Quand un Morlaque voyageur va loger chez un ami ou chez un parent, la fille [En 1817, je passai deux jours aînée de la famille, ou la nouvelle dans sa maison, où il me reçut épouse s'il y en a une dans la maison, avec toutes les marques de la le reçoit en l'embrassant. (Page 84.) joie la plus vive. Sa femme et tous ses enfants et petits-enfants me sautèrent au cou[552]…]

Les femmes morlaques prennent quelque Cette réception est très soin de leurs personnes pendant agréable de la part d'une jeune qu'elles sont libres: mais, après le fille, mais d'une femme mariée mariage, elles s'abandonnent tout de elle a ses désagréments. Il faut suite à la plus grande malpropreté; savoir que, sans doute par excès comme si elles voulaient justifier le de modestie et par mépris pour mépris avec lequel leurs maris les le monde, une femme mariée ne se traitent. (Page 101.) lave presque jamais la figure: aussi toutes sont-elles d'une malpropreté hideuse. (La Guzla, pp. 75-76.)

La plupart des détails relatés par Fortis sont exacts,—excepté toutefois l'histoire de cette toque rouge que les prêtres arrachent aux jeune filles indignes de la porter. Et pourtant, malgré cela, l'Amante de Dannisich ne s'harmonise pas avec le ton de la véritable poésie serbe. Il est évident que, lisant le Voyage, Mérimée ne se rend pas suffisamment compte du caractère moral, des coutumes nationales dont il y est parlé. De là chez la jeune fille morlaque cette habileté montmartroise à tirer chaque jour quelque présent de se adorateurs, de là ce beau cynisme naïf avec lequel elle s'en vante; de là, enfin, cette note de sensualité tout à fait étrangère à la poésie populaire serbe[553] et qui a choqué tous les lecteurs slaves de la Guzla[554].

Le fait est que la jeune fille serbe, comme, du reste, la jeune fille orientale, se distingue par une modestie qui va souvent jusqu'à la vraie sauvagerie: Fortis lui-même avait noté que «à l'arrivée d'un étranger, les jeunes filles se cachent ou se tiennent dans l'éloignement». Voici un exemple caractéristique qui peut donner une idée de la différence qui sépare le poème de Mérimée de la véritable poésie serbe: la Modeste Militza, poème dont nous empruntons la traduction à M. Achille Millien—on sait que le poète de la Moisson est un folkloriste distingué;—si la forme n'est pas respectée, le fond est reproduit avec un rare bonheur et l'impression que nous donne la traduction est à peu près la même que celle que donnerait l'original:

     Les longs cils, Militza, dont s'ombrage ta joue,
     Recouvrent tes beaux yeux. En vain j'ai regardé:
     Depuis plus de trois ans, je n'ai pu, je l'avoue,
     Voir à mon gré ces yeux qui m'ont affriandé.

     Pour les voir, j'assemblai la ronde du village;
     Elle en était aussi, la blonde Militza.
     Les filles dansaient donc en rond sous le feuillage,
     Un nuage soudain sur nos fronts s'embrasa.

     Dans le ciel un éclair, puis un autre, étincelle;
     Toutes lèvent alors les yeux au firmament;
     Mais seule, Militza regarde devant elle
     Et tient ses beaux yeux noirs voilés modestement.

     Elle tient ses beaux yeux inclinés, et chacune
     Des fillettes demande alors avec douceur:
     «Es-tu folle, ou plutôt, sage comme pas une,
     Sage par-dessus tout, Militza, notre sœur?

     «Tu restes là, les yeux fixés sur l'herbe verte,
     Au lieu de les lever comme nous vers les cieux,
     Où la sombre nue est incessamment ouverte,
     Par l'éclair qui la fend en sillons radieux!»

     —«Folle, je ne le suis, ni sage entre les sages,
     Dit-elle, et je ne suis la Vila dont la loi
     Régit, grossit, assemble et pousse les nuages:
     Je suis fille et je vais regardant devant moi.»

Il y a un abîme entre cette belle fille aux yeux noirs obstinément baissés et l'Illyrienne un peu effrontée de Mérimée. Militza est un modèle de pudeur virginale, l'amante de Dannisich nous paraît déjà quelque peu sœur de Carmen et bien plus Espagnole qu'elle n'est Serbe.

§ 4

LA VIE DOMESTIQUE DANS «LA GUZLA» (suite)

Si les Illyriennes de Mérimée ne le sont que de nom, ses Illyriens sont plus vrais. Sans doute, les traits qui les distinguent sont parfois grossièrement accusés, ils ne manquent pas toutefois d'une certaine «couleur», ou du moins, on démêle dans les portraits que Mérimée en a laissés l'intention d'y mettre de la «couleur». Initié par le Voyage en Dalmatie, l'auteur de la Guzla réussit quelquefois à trouver des sujets et des motifs que l'on rencontre fréquemment dans la véritable poésie serbe. C'est le cas des ballades qu'il a brodées sur le chapitre que consacre Fortis aux Amitiés morlaques.

Mais pour être moins loin de la vérité, ces ballades n'en sont pas beaucoup meilleures; le choix du sujet est plus heureux, mais la manière de le traiter bien défectueuse encore.

L'amitié joue, en effet, un rôle important dans les piesmas. Nombreuses sont les histoires serbes qui nous racontent les glorieux exploits et les sublimes sacrifices d'un ami qui veut délivrer de la prison turque ou vénitienne celui avec lequel il s'est lié d'amitié. On risque sa vie en attaquant l'ennemi, ou bien on paie une rançon exorbitante («trois charges d'or»). Le dévouement conduit à la mort ou à la misère, mais toujours à la gloire. Dans une des plus jolies ballades qui se rattachent au cycle de Marko Kraliévitch, ce héros légendaire chevauche avec son pobratime Miloch, à travers une forêt et le prie de lui chanter quelque chanson; il s’endort et la blanche Vila de la montagne, jalouse de la voix superbe du beau Miloch, perce avec une flèche la gorge du chanteur. Il faut voir alors la grande colère de Marko et l’ardeur avec laquelle il poursuit la Vila pour la forcer de guérir son pobratime!

Sur l’amitié, Mérimée a trouvé chez Fortis les renseignements suivants qu’il a reproduits dans une des notes qui accompagnent la Flamme de Perrussich:

FORTIS: MÉRIMÉE:

L’amitié, si sujette parmi nous au L'amitié est en grand honneur changement pour les causes les plus parmi les Morlaques, et il est légères, est très durable chez les encore assez commun que deux Morlaques. Ils en font presqu’un hommes s’engagent l'un à l'autre article de foi, et c’est au pied des par une espèce de fraternité autels qu’ils en serrent les nœuds nouvelle. Il y a dans les sacrés. Dans le rituel esclavon il se rituels illyriques des prières trouve une formule pour bénir destinées à bénir cette union de solennellement, devant le peuple deux amis qui jurent de s’aider assemblé, l’union de deux amis, ou de et de se défendre l’un l’autre deux amies. J’ai assisté à une toute leur vie. Deux hommes unis cérémonie de cette espèce dans l’église par cette cérémonie religieuse de Perrussich où deux jeunes filles s’appellent en illyrique se firent posestré. Le contentement pobratimi, et les femmes qui brillait dans leurs yeux, après la posestrime, c’est-à-dire formation de ce lien respectable, demi-frères, demi-sœurs. Souvent montrait aux spectateurs de quelle on voit les pobratimi sacrifier délicatesse de sentiment sont leur vie l’un pour l’autre, et susceptibles ces âmes simples, non si quelque querelle survenait corrompues par les sociétés que nous entre eux, ce serait un scandale appelons cultivées. Les amis unis d’une aussi grand que si, chez nous, manière si solennelle prennent le nom un fils maltraitait son père. des pobratimi et les amies celui des Cependant, comme les Morlaques posestrimé, qui signifient aiment beaucoup les liqueurs demi-frères et demi-sœurs[555]. fortes, et qu’ils oublient quelquefois dans l’ivresse leurs Dans ces amitiés, les Morlaques se font serments d’amitié, les un devoir de s’assister réciproquement assistants ont grand soin de dans tous les besoins, dans tous les s’entremettre entre les dangers, et de venger les injustices pobratimi, afin d’empêcher les que l'ami a essuyées. Ils poussent querelles, toujours funestes l’enthousiasme jusqu’à hasarder et dans un pays où tous les hommes donner la vie pour le pobratime. Ces sont armés[557]. sacrifices mêmes ne sont pas rares, quoiqu’on parle moins de ces amis sauvages que des Pylades des anciens. Si la désunion se met entre deux pobratimi, tout le voisinage regarde un tel événement comme une chose scandaleuse. Ce cas arrive cependant quelquefois de nos jours, à la grande affliction des vieillards morlaques, qui attribuent la dépravation de leurs compatriotes à leur commerce trop fréquent avec les Italiens. Mais, le vin et les liqueurs fortes, dont cette nation commence à faire un abus continuel, produisent chez elle, comme partout ailleurs, des querelles et des événements tragiques[556].

Comme il le fait volontiers, Mérimée rapporte ensuite un fait auquel il aurait, dit-il, assisté et qui traduit d’une manière sensible les effets de l’amitié chez les peuples de ces pays: «J’ai vu à Knin, rapporte-t-il, une jeune fille morlaque mourir de douleur d’avoir perdu son amie, qui avait péri malheureusement en tombant d’une fenêtre.» Parisien qu’il était, il ne savait pas que les maisons de Knin n’ont qu’un étage!

Il consacre trois ballades aux pobratimi: la Flamme de Perrussich, les
Pobratimi
et la Querelle de Lepa et de Tchernyegor.

Dans la première, il nous paraît avoir adopté un ton assez naturel et qui, dans une certaine mesure, se rapproche du ton de la vraie poésie populaire[558]. Il mêle adroitement,—trop adroitement même,—quelques croyances superstitieuses aux renseignements que lui donne Fortis. On croit ordinairement, dans les masses profondes du peuple de certains pays, qu’une flamme bleuâtre voltige autour des tombeaux pour annoncer la présence de l’âme d’un mort. «Cette idée, dit-il, est commune à plusieurs peuples, et est généralement reçue en Illyrie.» C'est là une remarque qui ne manque pas de vérité, comme le fait justement observer M. Matić; mais, il convient d’ajouter que ce merveilleux par trop grossier n’a jamais inspiré aucune piesma; ce sont là contes de grand’mères, pour effrayer les petits enfants. Un joueur de guzla se croirait déshonoré s’il traitait un sujet que les vieilles femmes racontent dans les villages.

Ainsi jamais aucun guzlar ne se serait laissé séduire à l'histoire du bey Janco Marnavich telle que Mérimée l'a imaginée. Mais la douleur du bey «qui cherche les lieux déserts et se plaît dans les cavernes des heyduques», cette douleur inconsolable; ce morne désespoir; sa mort enfin causée par le remords d’avoir lui-même tué son fidèle ami: tout cela constitue un thème bien digne de la poésie populaire; disons toutefois que si ce merveilleux d’un genre inférieur n’est pas conforme au véritable esprit de là poésie populaire serbo-croate, le poème de Mérimée présente bien des analogies avec certaines légendes des bords du Rhin.

La seconde ballade dans laquelle Mérimée parle de l'amitié qui unit les Illyriens, les Pobratimi[559], est conçue à la façon d'un scénario dramatique. Il n'y a rien là de véritablement lyrique et populaire, rien qui nous fasse songer à un pays plutôt qu'à un autre; deux hommes aiment une même femme, mais ils sont liés d'étroite amitié, aussi préfèrent-ils sacrifier celle qu'ils chérissent tous deux plutôt que de détruire le sentiment qui les attache l'un à l'autre. Ce partage de Salomon nouveau genre, cette terrible histoire, nous l'avons dit, n'appartient nécessairement à aucun pays; l'auteur de la Guzla avait eu la sincérité d'avouer dans une note supprimée dans les éditions postérieures, que l'auteur du Théâtre de Clara Gazul y avait sans doute trouvé le thème d'une de ses saynètes espagnoles.

Je suppose, dit-il, que cette chanson, dont on a donné un extrait dans une revue anglaise, a fourni à l'auteur du théâtre de Clara Gazul l'idée de l'Amour africain[560].

Si nous avons affaire dans _les Pobratimi _à un petit drame: le drame de l'amour sacrifié à l'amitié, nous trouvons dans la troisième ballade: la Querelle de Lepa et de Tchernyegor[561], toute une comédie. Il y a là comme une parodie discrète des chants dont le ton est plus sérieux; Mérimée s'amuse à se moquer de l'auteur de la Guzla. On y pourrait voir aussi, jusqu'à un certain point, une contrefaçon plaisante d'une querelle célèbre: la querella d'Agamemnon et d'Achille dans _l'Iliade. _Généreux, ivrognes, rancuniers, mais point sots, tels sont Lepa et Tchernyegor, les deux héros que le poète commence à chanter sur un mode des plus lyriques; puis vient la bouffonnerie:

«J'ai abordé cette barque le premier, dit Lepa; je veux avoir cette robe pour ma femme Yeveihimia.»—«Mais, dit Tchernyegor, prends le reste, je veux parer de cette robe ma femme Nastasia.» Alors ils ont commencé à tirailler la robe, au risque de la déchirer…

Aussitôt les sabres sortirent de leurs fourreaux: c'était une chose horrible à voir et à raconter.

Enfin un vieux joueur de guzla s'est élancé: «Arrêtez! a-t-il crié, tuerez-vous vos frères pour une robe de brocard?» Alors il a pris la robe et l'a déchirée en morceaux[562]…

Lepa se disait à lui-même: «Il a tué mon page chéri qui m'allumait ma pipe: il en portera la peine.»

* * * * *

Ils ont abordé ce gros vaisseau.—«Nos femmes, ou vous êtes morts!» Ils ont repris leurs femmes; mais ils ont oublié d'en rendre le prix.

Le comique n'est pas seulement dans les mots, il est aussi dans l'intrigue; il y a là tout un imbroglio plus digne du vaudeville que de la poésie épique.

En somme, on ne saurait dire que Mérimée ait été heureusement inspiré par ce thème favori de la poésie primitive: l'amitié. On a pu s'en rendre compte à la lecture de ce qui précède: ce sont des traits tout extérieurs que Mérimée emprunte à Fortis, une couleur toute de surface; le Voyage en Dalmatie est pour lui comme un magasin de décors et de costumes, où il puise à volonté pour déguiser ses héros. Même quand il semble qu'il va s'en inspirer plus directement, et pénétrer un peu les sentiments qui font battre les cœurs dans ces pays, il passe à côté de son sujet; dans les ballades des heyduques il n'a pas su comprendre le caractère tout particulier que donne à ces brigands la lutte qu'ils soutiennent contre les oppresseurs et c'est là ce qui eût été véritablement «illyrien»; la jeune fille: il ne l'a pas connue; l'amitié, telle qu'elle existe en ces pays: nous avons dit combien ses ballades étaient insuffisantes pour la peindre.

§ 5

«LES MONTÉNÉGRINS»

La Première République, après ses victoires remportées sur les Turcs d'Egypte, avait été saluée avec enthousiasme par les Slaves balkaniques, qui ne supportaient qu'avec impatience le joug de Venise, de l'Autriche et de la Turquie. Mais dès que Napoléon en vint jusqu'à faire alliance avec le sultan de Constantinople, tout changea de face[563]. Sous l'influence russe, le Monténégro devint un foyer d'intrigues et d'excitations contre la domination française dans les Provinces Illyriennes, anciennes dépendances de Venise et de l'Autriche. Une longue guerre s'engagea entre les garnisons françaises et les Monténégrins qui, désireux d'obtenir un débouché sur la mer, ne cessaient de réclamer la possession de Cattaro, ville située à quelques centaines de mètres de leur frontière. Aidés par l'amiral russe Siniavine, ils repoussèrent les Français jusque dans Raguse et mirent le siège devant Cattaro[564]. Enfin vaincus, ces montagnards ne cédèrent pas sans avoir vaillamment combattu. Ils n'oublièrent pas leur défaite et essayèrent de la venger par des incursions continuelles dans le territoire français. Dans une de ces escarmouches, ils coupèrent la tête au général Delgorgues, qui était tombé vivant entre leurs mains. Un adjudant de Marmont, nommé Gaiet, partagea le sort du général. Enfin, à l'affaire de Castel-Nuovo, en 1807, ils laissèrent tant de morts qu'ils ne purent plus tenir la campagne et conclurent avec les Français une paix sincère qui ne fut plus troublée jusqu'en 1813. À cette époque, à l'instigation de la Russie, ils redemandèrent Cattaro et se préparèrent à s'emparer de cette place à force ouverte.

Les chants populaires expriment avec autant de simplicité que de force les principaux épisodes de cette campagne. Avant de parler des Monténégrins de Mérimée, nous croyons devoir donner l'extrait de l'une des piesmas qui chantent les combats franco-monténégrins. Remarquons que ce cycle de poèmes n'est nullement estimé par les collectionneurs.

Le vladika[565] Pierre écrit de Niégouchi, au gouvernadour Vouk Radonitch: «Holà! écoute-moi, gouvernadour Vouk, rassemble tes Niégouchi, et avec eux tous les Tchicklitch, et marche à leur tête sur Cattaro pour y assiéger les braves Français, en barrant les chemins et les escaliers de cette citadelle, de telle sorte que personne désormais n'y puisse pénétrer. Moi pendant ce temps, j'irai de Tzétinié à Maïna, et je m'emparerai avec les miens de la ville de Boudva.» Quand Vouk eut reçu cette lettre aux fins caractères, et quand il vit ce qu'écrivait le vladika, il parla ainsi à ses compagnons: «Nous allons mourir de honte! Alors, nous nous lèverons demain matin; et nous nous jetterons sur la tour de la Trinité, faubourg de la ville de Cattaro.» Lorsque le lendemain le matin eut lui, Vouk se leva de bonne heure; il réveilla ses compagnons, et fit l'attaque sur la Trinité. Quand l'élite de la jeunesse fut choisie, et s'approcha davantage de la forteresse, les canons lancèrent des pierres. Le puissant général[566] voit cela du haut des murs de la blanche Cattaro, et, en se promenant, il dit:—«Gloire à Dieu unique! Regardez ces chèvres de Monténégrins, comme ils brisent la forteresse de l'Empereur! N'y a-t-il pas un vrai héros qui veuille aller vers la Trinité et chasser ces étourdis de Monténégrins?» Alors un valeureux capitaine parle; de son nom, c'est le héros Campagnol.—«M'entends-tu, mon général? Ouvre-moi la porte du côté de Chouragne; donne-moi quelques soldats. Je veux monter vers la Trinité, pour chasser ces souris de Monténégrins: je t'en amènerai une vingtaine de vivants, o Ban! pour que tu les jettes dans les caveaux.» On lui ouvre la porte de Chouragne. On lui donne quelques centaines de soldats. Devant eux marche le brave Campagnol, et quand il est monté à Chvalar, il prend avec lui le chef de Chvalar. Et quand il approche de la Trinité, les sentinelles des Monténégrins l'aperçoivent, et elles préviennent Vouk: «—Voici que l'armée arrive de Cattaro.» Quelques jeunes gens s'appellent mutuellement, et ils vont au-devant du faucon[567] et ne lui permettent pas d'approcher de la Trinité. Quelques-uns même le prennent par derrière et ne lui permettent pas de rentrer à Cattaro. Le brave capitaine Campagnol s'est fatigué, et il court à travers le large Vernetz; il court à travers le Vernetz et se défend en faisant feu. Et quand il arrive au plus large du Vernetz, il forme le carré. Alors un fusil monténégrin tire et atteint le héros Campagnol. Le faucon tombe sur le vert gazon. Un second coup arrive sur ses compagnons; le chef de Chvalar est atteint: la terre ne le reçoit pas vivant. La troisième décharge vient du côté des Français; elle atteint un jeune Monténégrin, qui était de la tribu des Tchieklitch. Les malencontreux Français s'envolent comme un troupeau qui a perdu son berger. Derrière eux vont les jeunes Monténégrins, qui les poursuivent jusqu'à la porte de Chouragne[568]. Ils n'en ont laissé échapper aucun vivant; ils ont fait vingt prisonniers, qu'ils conduisent vivants vers la Trinité. Les Français, qui sont à la Trinité, l'ont vu. Ils tournent alors leurs fusils en arrière, et livrent le fort de la Trinité. Les Monténégrins pillent le fort, ils le pillent et l'incendient. Alors le vladika Pierre se met en route. Il traverse la plaine de Gerbalie; il arrive auprès de Vouk, à la Trinité. Vouk lui fait une réception; il ne fait pas la réception en tirant des fusils; mais il fait feu des armes françaises: il fait tirer les verts canons, dont la jeunesse s'est emparée dans le fort français de la Trinité.

     Gloire à Dieu et à la mère de Dieu, qui sont toujours en aide aux
     justes[569].

Ce n'est pas la seule piesma qui célèbre la guerre contre les
Français. Il s'en trouve plusieurs autres dans les recueils serbes. De
nos jours même, les guzlars bosniaques chantent la chute du «roi
Napéléon Bonéparta[570]».

Ainsi Mérimée ne s'est-il pas trompé en choisissant pour sujet d'une de ses ballades, les Monténégrins, une bataille imaginaire entre les Français et les fils du Rocher Noir[571].

Des montagnards ont osé s'opposer à l'Empereur tout-puissant. Napoléon a dit: «Je veux» et vingt mille hommes sont partis pour les châtier. Ils n'ont pu résister à la bravoure de cinq cents héros de la liberté. Devant une poignée d'hommes, des milliers d'autres se sont enfuis.

«Écoutez l'écho de nos fusils», a dit le capitaine. Mais avant qu'il se fût retourné, il est tombé mort et vingt-cinq hommes avec lui. Les autres ont pris la fuite.

Vraiment, le poète serbe est plus obligeant pour Napoléon et les soldats français que ne l'est ici Mérimée; jamais il ne leur a dénié ni la valeur ni le courage, et la mort du brave faucon Campagnol est assurément plus héroïque que celle de l'anonyme capitaine de l'auteur de la Guzla.

Quant à la forme, Mérimée n'a jamais été plus concis et plus sec que dans cette courte ballade des Monténégrins. Ce n'est pas là la candeur, ni la prolixité du chanteur populaire qui vibre d'enthousiasme au souvenir des grands coups qui furent jadis donnés; qui revoit en imagination tous ces exploits merveilleux, les enjolive et pour leur donner plus l'apparence de la vérité précise les détails et s'y arrête avec complaisance[572]. La verve imaginative de Mérimée est d'un tout autre genre: de phase en phase il nous mène en courant à la fin du combat; et si les Monténégrins devaient nous faire songer à quelque chose, ce serait plus à l'Enlèvement de la redoute qu'à la poésie primitive.

§ 6

«HADAGNY»

Il est dans la Guzla une autre pièce qui traite de la vie des
Monténégrins: Hadagny[573].

La première partie de cette ballade est inspirée des Lettres sur la Grèce, notes et chants populaires, extraits du portefeuille du colonel Voutier, Paris, 1826. Au profit des Grecs. Elle n'est que la mise en œuvre dramatique et poétique de deux anecdotes qui s'y trouvent rapportées. Mérimée eut tout d'abord la franchise de citer, à propos d'un détail insignifiant et dans une note bien dissimulée, «les lettres sur la Grèce du colonel Voutier». Il supprima cette note dans les éditions postérieures.

Nous n'avons pu établir quelle fut la source de la seconde partie; mais nous croyons fermement qu'ici encore, nous avons affaire à une sorte de contamination, et qu'on saura probablement un jour qui a fourni à Mérimée ce second épisode.

Voici les textes dont il s'est inspiré dans le premier.

COLONEL VOUTIER: MÉRIMÉE:

… Mais laissons-les, pour nous Serral est en guerre contre occuper des Monténégrins et de leur Ostrowicz: les épées ont été courtoisie que j'ai promis de vous tirées; six fois la terre a bu faire connaître. Quelle que soit la le sang des braves. Mainte veuve fureur des querelles qui s'élèvent trop a déjà séché ses larmes; plus souvent parmi les Monténégrins, les d'une mère pleure encore. femmes sont toujours religieusement respectées. Cette neutralité donne à ce Sur la montagne, dans la plaine, sexe l'occasion de rendre d'importants Serral a lutté contre Ostrowicz, services. Lorsque leurs maris sont en ainsi que deux cerfs animés par vendetta, elles les accompagnent le rut. Les deux tribus ont partout et vont en avant visiter les versé le sang de leur cœur, et lieux où l'on pourrait leur avoir tendu leur haine n'est point apaisée. quelque piège. À la guerre elles font l'office de hérauts, servant Un vieux chef renommé de Serral d'éclaireurs, font les reconnaissances, appelle sa fille: «Hélène, monte et l'on a vu souvent les vaincus vers Ostrowicz, entre dans le trouver un asile derrière elles. Y village et observe ce que font a-t-il rien de plus touchant? Un des nos ennemis. Je veux terminer la principaux habitants, qui me contait guerre, qui dure depuis six ces détails comme la chose du monde la lunes.» plus naturelle, me dit que dans une occasion où il marchait contre un Les beys d'Ostrowicz sont assis village, sa troupe, supérieure en autour d'un feu. Les uns nombre à celle du parti opposé, se polissent leurs armes, d'autres promettait une victoire facile. font des cartouches. Sur une L'ennemi fit ranger en haie toutes ses botte de paille est un joueur de femmes et, à l'abri de ce rempart, guzla qui charme leur veille. commença un feu terrible sur les assaillants qui ne pouvaient riposter. Hadagny[574], le plus jeune Après avoir essuyé quelques pertes, d'entre eux, tourne les yeux ceux-ci étaient sur le point de se vers la plaine. Il voit monter retirer, lorsque mon conteur qui, quelqu'un qui vient observer disait-il, ha girato il mondo se leur camp. Soudain il se lève et décida à lâcher son coup de fusil; saisit un long fusil garni aussitôt les femmes se retirèrent en d'argent. les maudissant, et sa troupe obtint un plein succès: cependant il en est «Compagnons, voyez-vous cet resté une vraie tache à son nom. ennemi qui se glisse dans l'ombre? Si la lumière de ce feu En ce moment deux villages sont en ne se réfléchissait pas sur son conférence pour traiter de la paix, bonnet, nous serions surpris; mais on est fort embarrassé de la mais si mon fusil ne rate, il conclure, parce qu'une jeune fille a périra.» été tuée: c'est la plus grande des calamités. Voici à quelle occasion est Quand il eut baissé son fusil, arrivé ce funeste événement. La troupe il lâcha la détente, et les qu'elle accompagnait, craignant de échos répétèrent le bruit du s'engager dans un défilé où elle coup. Voilà qu'un bruit plus soupçonnait une embuscade, l'envoya en aigu se fait entendre. Bietko, avant, et plusieurs coups de fusil son vieux père, s'est écrié: étaient partis avant que l'on eût «C'est la voix d'une femme!» reconnu que c'était une femme[575]. «Oh! malheur! malheur! honte à notre tribu! C'est une femme qu'il a tuée au lieu d'un homme armé d'un fusil et d'un ataghan!»

… «Fuis ce pays, Hadagny, tu as déshonoré la tribu. Que dira Serral quand il saura que nous tuons les femmes comme les voleurs heyduques?[576]»

§ 7

LA «BARCAROLLE»

Quelques mots seulement sur la Barcarolle[577]. Elle nous paraît avoir été intercalée au milieu des autres ballades avec assez de bonheur, pour mettre un peu de variété dans le recueil. Mérimée a senti qu'il nous avait trop promenés à travers les montagnes escarpées, aussi a-t-il jugé convenable de nous mener nous rafraîchir quelque peu au bord de la mer. Ce petit poème assez gracieux jette dans le recueil une note nouvelle; il complète la série des couleurs sous lesquelles l'auteur de la Guzla s'est plu à imaginer l'Illyrie; couleurs chatoyantes et diverses où se mêlent des éléments turcs, byzantins et enfin vénitiens. Nous aurons l'occasion de voir dans la suite qu'il est fait dans la Guzla plusieurs fois allusion à Venise, mais dans aucune de ces pièces il n'y a songé aussi exclusivement que dans celle-ci.