Pisombo, pisombo! la mer est bleue, le ciel est serein, la lune est levée et le vent n'enfle plus nos voiles d'en haut. Pisombo, pisombo!

Venise commençait à devenir fort à la mode; le séjour qu'y avait fait Byron avait rendu célèbre la pittoresque ville des doges, des sbires, des gondoliers. La barcarolle avait fait une fortune rapide. En 1825, les Annales romantiques en publièrent une d'Ulric Guttinguer, dont les premiers vers ressemblent quelque peu au premier couplet de celle de Mérimée:

     Embarquez-vous, qu'on se dépêche,
     La nacelle est dans les roseaux;
     Le ciel est pur, la brise est fraîche,
     L'onde réfléchit les ormeaux[578].

Nous ne savons si celle de Mérimée est un pastiche de quelque barcarolle vénitienne incontestable. Toutefois le genre était assez facile et devait tenter un écrivain peu inventif; il ne faut pas beaucoup d'imagination, en effet, pour parler agréablement de l'eau, du ciel, du vent léger qui souffle dans les voiles, du plaisir qu'on éprouve à se sentir mollement bercé sur la mer[579]; il ne faut pas non plus beaucoup d'idées pour songer qu'un pirate, toujours à craindre, peut venir troubler cette douce quiétude; et c'est pourquoi nous dirons que si la Barcarolle de Mérimée ne nous semble pas plus mauvaise que d'autres, elle ne nous en paraît pas moins artificielle.

§ 8

THÉOCRITE ET LES AUTEURS CLASSIQUES

Si Mérimée n'avait pas fait de très bonnes études au collège Henri IV, il en fît d'excellentes après être sorti des bancs du lycée. Il fut pendant de nombreuses années l'auditeur assidu de Boissonade au Collège de France[580]; et c'est à juste titre que son successeur à l'Académie française, M. de Loménie, le déclara un des meilleurs hellénistes de son temps[581]. Il est donc tout naturel de retrouver ici et là, dans la Guzla, des souvenirs classiques.

Le critique de la Foreign Quarterly Review (juin 1828) avait déjà remarqué cette influence de la Grèce antique dans les ballades «illyriennes». C'est ainsi qu'il rapproche, non sans raison, la XIVe Idylle de Théocrite du Morlaque à Venise de Mérimée. Ajoutons que, si dans le début de son poème Mérimée s'est inspiré de Théocrite, c'est encore à la Grèce, mais à la Grèce moderne, aux Chants populaires de Fauriel qu'il en doit la fin. Nous nous bornerons ici à rapprocher les textes; ils parlent assez d'eux-mêmes.

L'AMOUR DE KYNISKA: LE MORLAQUE À VENISE

[Aiskhinès se plaint à son ami Quand Prascovie[583] m'eut Thyonikhos de l'inconstance de Kyniska, abandonné, quand j'étais triste et lui déclare qu'il veut aller sur les et sans argent, un rusé Dalmate mers chercher un remède à ses chagrins. vint dans ma montagne et me dit: Thyonikhos lui donne un conseil.] Va à cette grande ville des eaux, les sequins y sont plus Ce que tu désirais devait arriver, communs que les pierres dans ton Aiskhinès. Mais si tu veux t'expatrier, pays. sache que Ptolémaios, de tous ceux qui donnent une solde, est le meilleur chef Les soldats sont couverts d'or pour un homme libre. Il est prudent, et de soie, et ils passent leur ami des Muses, tendre, très affable, temps dans toutes sortes de connaissant qui l'aime et mieux encore plaisir: quand tu auras gagné de qui ne l'aime pas, très généreux et ne l'argent à Venise, tu reviendras refusant jamais ce qu'il est convenable dans ton pays avec une veste de solliciter d'un roi… De sorte que, galonnée d'or et des chaînes si tu veux t'agrafer le manteau sur d'argent à ton hanzar. l'épaule droite, et attendre bravement le choc d'un porteur de bouclier, pars Et alors, ô Dmitri! quelle jeune au plus vite pour l'Égypte. Les tempes fille ne s'empressera de blanchissent et la joue ensuite; il t'appeler de sa fenêtre et de te faut agir pendant qu'on a le genou jeter son bouquet quand tu vigoureux[582]. auras accordé ta guzla? Monte sur mer, crois-moi, et viens à la grande ville, tu y deviendras riche assurément. LE GREC DANS LA TERRE ÉTRANGÈRE:

… La terre étrangère m'a séduit; le Je l'ai cru, insensé que terrible pays étranger,—et voilà que j'étais, et je suis venu dans ce je prends pour sœurs des étrangères, grand navire de pierres; mais des étrangères pour gouvernantes;—pour l'air m'étouffe, et leur pain me laver mes vêtements, mes pauvres est un poison pour moi. Je ne habits.—Elles lavent une fois, elles puis aller où je veux; je ne les lavent deux, trois et cinq puis faire ce que je veux; je fois.—Mais passé les cinq fois, elles suis comme un chien à l'attache. les jettent dans la rue:—«Étranger, ramasse tes vêtements; étranger, Les femmes se rient de moi quand ramasse tes habits.—Retourne dans ton je parle la langue de mon pays, pays, étranger; retourne-t'en et ici les gens de nos montagnes chez toi[584].» ont oublié la leur, aussi bien que nos vieilles coutumes: je suis un arbre transplanté en été, je sèche, je meurs[585]…

À la même époque, un critique français constatait, lui aussi, l'influence de Théocrite. Après avoir blâmé la sauvagerie qui règne dans la plupart des pièces qui composent la Guzla, «nous excepterons, dit-il, deux petites pièces: l'Impromptu du vieux Morlaque et le Morlaque à Venise. Il règne dans la seconde une mélancolie douce et vraiment poétique, et qui décèle un grand fonds de raison. L'autre est une imitation assez gracieuse de la Galatée de Théocrite[586].» Et là, comme si souvent ailleurs, nous retrouvons le procédé familier de Mérimée: pauvre d'invention, l'auteur de la Guzla emprunte à Théocrite l'inspiration de son poème et à Chaumette-Desfossés la couleur locale:

CHAUMETTE-DESFOSSÉS: MÉRIMÉE:

La chaîne du Prolog qui sépare la Impromptu Bosnie de la Dalmatie… Cette chaîne renferme les plus hautes montagnes. La neige du sommet du Prolog Quelques-unes… sont couvertes de n'est pas plus blanche que n'est neige pendant dix mois de l'année[587]. ta gorge.

THÉOCRITE:

Ô blanche Galatée, pourquoi Un ciel sans nuage n'est pas repousses-tu celui qui t'aime, ô toi plus bleu que ne sont tes yeux. qui es plus blanche que le lait caillé, L'or de leur collier est moins plus délicate qu'un agneau, plus brillant que ne sont les pétulante qu'un jeune veau, toi dont la cheveux, et le duvet d'un jeune chair est plus ferme qu'un grain de cygne n'est pas plus doux au raisin vert! (Idylle XI.) toucher. Quand tu ouvres la bouche, il me semble voir des Sois heureuse, jeune femme, _sois amandes sans leur peau. Heureux heureux, époux au noble beau-père! Que ton mari! Puisses-tu lui donner Latone, Latone par qui prospère la des fils qui te jeunesse, vous donne une belle ressemblent[589]! progéniture_! (Idylle XVIII[588])

Dans les deux pièces que nous venons de citer, l'imitation paraît intentionnelle; il en est d'autres où elle n'est pas moins évidente, mais il n'est pas sûr qu'elle ait été voulue. C'est ainsi que Mérimée emprunte à Homère quelques expressions toutes faites: Il regardait Lepa de travers (p. 197), ύπόδρα ίδών; il est mort misérablement à cause de la malédiction de son père (p. 29) rappelle l'expression si fréquente en grec de χαχώς avec les verbes signifiant «mourir» et «faire mourir».—À certaines comparaisons on reconnaît de même que Mérimée se souvient de l'antiquité classique:

Avez-vous vu une étoile brillante parcourir le ciel d'un vol rapide et éclairer la terre au loin. Bientôt ce brillant météore disparaît dans la nuit, et les ténèbres reviennent plus sombres qu'auparavant: telle disparut la vision de Thomas[590].

C'est la manière et l'esprit d'Homère et de Virgile. L'Illyrie de Mérimée est peuplée de chevriers comme l'était la Sicile de Théocrite; d'aèdes et de citharistes devenus joueurs de guzla, comme l'était la Grèce d'Homère: «Qu'il laisse à d'autres, plus habiles que lui, l'honneur de charmer les heures de la nuit, en les faisant paraître courtes par leurs chants» (p. 174), ad strepitum cithara cessatum ducere somnum[591]. Ou ce passage: «Je gardais mes chèvres… et les cigales chantaient gaiement sous chaque brin d'herbe, car la chaleur était grande» (p. 239), qui fait penser à Théocrite: «Et dans les rameaux touffus les cigales brûlées par le soleil chantaient à se fatiguer.» (Idylle VII.)

Le bey Marnavich qui «se plaît dans les cavernes qu'habitent les heyduques», fait un peu songer à Gallus sola sub rupe jacentem (Virg., Egl. X.), plus loin à Io, l'infortunée Io de la mythologie: «Il court çà et là comme un bœuf effrayé par le taon.» (La Guzla, p. 119.) «Dis-moi en quel lieu de la terre erre la malheureuse Io; le taon me pique à nouveau infortunée…» (Eschyle, Prométhée, v. 566 sq.)

Sans doute, nous ne voudrions pas prétendre que Mérimée a pensé en effet à tout ce à quoi son livre nous fait songer, mais il nous semble qu'il y a là des rapprochements en assez grand nombre pour pouvoir dire, même s'ils ne sont pas tous très probants, que Mérimée, en composant la Guzla, s'est souvenu dans une certaine mesure de ses études classiques[592].

En somme, ce qu'il faut ici remarquer, c'est que le romantisme de l'auteur des ballades illyriques est d'une nature toute spéciale. Mérimée supplée à son manque d'imagination, en puisant à droite et à gauche, dans les auteurs excellents et classiques dont il a été nourri, dans quelques livres qui lui sont tombés par hasard sous la main, des situations émouvantes qu'il accommode de façon nouvelle. Pour se donner un air de ressemblance avec les auteurs alors à la mode, il habille les héros de ses drames d'oripeaux que, tant bien que mal, il est parvenu à décrocher du magasin romantique. Il met dans leur bouche certaines expressions toutes faites qu'il a trouvées un peu partout et qui sont comme la base du vocabulaire de la poésie populaire en tous pays. Il a retenu de cette langue un peu puérile que parlent volontiers les peuples dans l'enfance, certains tours très généraux qui ne pouvaient échapper même à la sécheresse de son imagination. Et c'est à vrai dire ce qu'il y a dans son livre de plus véritablement lyrique et populaire. Quant au reste, nous ne faisons qu'y découvrir Mérimée tel qu'il sera un jour: l'auteur froid, impersonnel, qui, de parti pris, se retranche de tout ce qu'il écrit; qui se surveille et ne veut pas s'abandonner.

CHAPITRE VI

Le merveilleux dans «la Guzla».

§ 1. Historique du vampirisme.—§ 2. Le vampirisme dans la Guzla. Dissertation de Mérimée. La Belle Sophie. Jeannot. Le Vampire. Cara-Ali. Constantin Yacoubovich.—§ 3. Le mauvais œil. Dissertation sur cette superstition. Le Mauvais Œil. Maxime et Zoé.—§ 4. L'Amant en Bouteille.—§ 5. La Belle Hélène.—§ 6. Le Seigneur Mercure.

Afin de donner à la Guzla une apparence d'ancienneté, en même temps qu'un air de naïveté, qualités indispensables à un recueil de poésies populaires, Mérimée consacre une grande place au merveilleux et à la superstition. Les vampires monstrueux et les jeteurs de sort jouent un rôle très important dans ce livre qui devait avoir le semblant d'une production de l'imagination exaltée des «primitifs» ignorants.

On a déjà pu s'en apercevoir dans les ballades dont nous avons parlé aux chapitres précédents. Le Chant de Mort est fondé entièrement sur la croyance populaire. Dans les Braves Heyduques, c'est cette invitation de Christich Alexandre à son frère aîné: «Bois mon sang, Christich, et ne commets pas un crime. Quand nous serons tous morts de faim, nous reviendrons sucer le sang de nos ennemis»: allusion évidente au vampirisme. Dans le Cheval de Thomas II, il y a un cheval qui parle; dans la Flamme de Perrussich, une flamme qui voltige autour des tombeaux.

Il y a à faire une remarque avant d’entrer dans notre sujet. Cet élément surnaturel et effrayant ne fut pas incorporé par hasard dans la Guzla. Tout en apportant une couleur folklorique nécessaire, il concordait si bien avec le goût régnant en ce temps, que nous devons nécessairement rattacher ces ballades à leur vraie source.

§ 1

HISTORIQUE DU VAMPIRISME

Selon une superstition populaire répandue non seulement chez les peuples slaves, comme on le veut quelquefois, mais aussi chez les Roumains, les Albanais, les Grecs modernes, les Allemands, les Anglais, les Irlandais[593], les vampires sont des morts qui sortent de leur tombeau pour venir sucer le sang des vivants pendant la nuit. On ne peut, d’après la tradition, s’en débarrasser qu’en les exhumant pour leur percer le cœur avec un pieu, leur couper la tête et les brûler.

Le nom de vampire, quoique d’origine incertaine[594], passa, vers 1730, de la langue serbe dans toutes les langues européennes, même dans celles où la chose était déjà connue et n’avait besoin que d’un nom, comme l’anglais et l’allemand. On avait parlé, il est vrai, à plusieurs reprises, avant 1730, des upiorz polonais[595], des vroucolaques grecs[596], des Toten et des Blutsäuger de Silésie et de Bohème, mais toutes ces histoires n'avaient pas eu le succès qu'obtinrent, à partir de 1725, les extraordinaires nouvelles rapportées du pays serbe.

Au mois de septembre 1724 mourut le paysan Pierre Blagoyévitch de Kissilovo, petit village que les rapports du temps placent dans la «Hongrie du Sud», mais qui se trouve en Serbie actuelle, alors occupée par les Autrichiens. Dix semaines après sa mort, neuf autres personnes du même village succombèrent en huit jours, déclarant avoir vu pendant la nuit Pierre Blagoyévitch venir leur sucer le sang. Le neuvième jour, la femme du vampire raconta que la nuit précédente Pierre Blagoyévitch lui était apparu et lui avait demandé ses souliers.

Alors le village entier se présenta au proviseur impérial à Gradischka (Véliko Gradichté); celui-ci vint avec un pope et un bourreau, pour examiner l'affaire. Il ordonna d'ouvrir le tombeau du mort. On trouva Pierre Blagoyévitch «tout frais» (ganz frisch), comme nous assure l'acte officiel. Ses cheveux, sa barbe, ses ongles s'étaient renouvelés; sa bouche était pleine de sang. On lui enfonça un pieu dans le cœur et on le brûla. L'officier impérial rédigea un long rapport au Gouvernement de Belgrade, qui le fit envoyer à Vienne où il provoqua une grande sensation dans la presse et même dans les milieux scientifiques[597].

Un nouveau cas de vampirisme, plus sensationnel encore, fut signalé en Serbie en 1732. On manda au colonel Botta d'Adorno à Belgrade qu'une épidémie terrible régnait à Medvédia, près de Krouchévatz. Le colonel envoya tout de suite sur les lieux un «contagions-medicus», M. Glaser; il en reçut, quelques jours après, un rapport très confus; le médecin demandait la permission de faire une «visitation chirurgique» dans le cimetière du village, ce qui eut lieu le 7 janvier 1732[698]. Voici l'histoire entière[599]:

En 1727, un heyduque, Arnaout Pavlé de Medvédia, fut écrasé par la chute d'un chariot de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement et de la manière dont meurent, suivant la tradition du pays, ceux que poursuivent les vampires. On se souvint alors que cet Arnaout Pavlé avait souvent raconté qu'aux environs de Kossovo Polié (Vieille-Serbie) il avait été tourmenté par un vampire turc, mais qu'il avait trouvé moyen de se guérir en mangeant de la terre qui recouvrait le vampire et en se frottant de son sang; précaution qui ne l'empêcha pas cependant de devenir vampire à son tour après sa mort. Donc, on l'exhuma quarante jours après son enterrement. Son corps était vermeil, ses cheveux, ses ongles, sa barbe avaient poussé et ses veines étaient toutes remplies d'un sang fluide et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était enveloppé. Le hadnagi ou le bailli du lieu lui enfonça un pieu aigu dans le cœur; on lui coupa la tête et l’on brûla le tout. Après cela, on fit subir la même opération aux cadavres des quatre autres personnes mortes de vampirisme, de crainte qu’elles n’en fissent mourir d’autres à leur tour.

Au bout de cinq ans, c’est-à-dire en 1732, éclata à Medvédia la terrible épidémie qui fit venir la commission impériale de Belgrade. De nouveaux cas de vampirisme furent constatés, mais on n’en savait pas la cause.

On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnaout Pavlé avait tué non seulement les quatre personnes dont nous avons parlée mais aussi plusieurs bêtes dont les nouveaux vampires s’étaient repus. On résolut alors de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps, et parmi une quarantaine de cadavres, on en trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidents de vampirisme: aussi leur transperça-t-on le cœur; on leur coupa la tête et on les brûla, puis on jeta leurs cendres dans la rivière Morava.

Un procès-verbal fut dressé par la commission impériale, signé par les officiers autrichiens et les chirurgiens-majors des régiments. Il fut expédié au conseil de guerre à Vienne, qui établit une commission spéciale pour examiner la vérité de tous ces faits.

L’Empereur Charles VI s’intéressa vivement à cette histoire, qui eut tôt fait de se répandre à travers l’Europe entière. L’année suivante (1733), rapporte un écrivain du temps, «à la foire de Leipzig, on ne voyait aux magasins de livres que des brochures sur les buveurs de sang[600]». Une ville allemande déclara la guerre aux vampires et demanda secours aux Universités et aux sociétés savantes[601]. La chose suscita de l’intérêt même en France, et Louis XV s'adressa à son ambassadeur à Vienne, le duc de Richelieu, pour avoir des détails[602].

En Allemagne, on publia une foule de dissertations écrites d'après les points de vue les plus différents; théologiens, philosophes, chirurgiens, historiens crurent devoir dire leur mot là-dessus: les uns, ne croyant pas, mais essayant d'expliquer la superstition par les raisons les plus étranges, les autres, prenant la chose au sérieux et se demandant si c'était le corpus, l'anima ou le spiritus qui faisait agir les vampires[603].

En France, Boyer d'Argens, d'abord, «ce d'Argens, comme l'a dit Voltaire[604], que les jésuites, auteurs du Journal de Trévoux, ont accusé de ne rien croire», raconta le plus sérieusement du monde des histoires de vampires dans ses Lettres juives qui sont, on le sait, une des nombreuses imitations des Lettres persanes. Nous ne savons si nous nous abusons, mais il nous paraît que ce fut lui qui introduisit le mot serbe dans la langue française (1737)[605].

Après lui, un érudit célèbre, le R.P. dom Augustin Calmet, l'historien de la Lorraine et le commentateur de la Bible, publia en 1746 ses Dissertations sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et les vampires[606], livre absurde «dont on n'aurait pas cru son auteur capable[607]». Voici les conclusions auxquelles il arrive:

I. Que les Anges et les Démons ont souvent apparu aux hommes; que les âmes, séparées du corps, sont souvent revenues, et que les uns et les autres peuvent encore faire la même chose.

II. Que la manière de ces apparitions, et de ces retors, est une chose inconnue, et que Dieu abandonne à la dispute et aux recherches des hommes.

III. Qu'il y a quelque apparence que ces sortes d'apparitions ne sont point absolument miraculeuses de la part des bons et des mauvais Anges, mais que Dieu les permet quelquefois pour des raisons dont il s'est réservé la connaissance.

IV. Que l'on ne peut donner sur cela aucune règle certaine; ni former aucun raisonnement démonstratif, faute de connaître parfaitement la nature et l'étendue du pouvoir des États spirituels dont il s'agit.

V. Qu'il faut raisonner des apparitions en songe autrement que de celles qui se font dans la veille; autrement des apparitions en corps solide, parlant, marchant, buvant et mangeant, et autrement des apparitions en ombre, ou en corps nébuleux et aérien; enfin que les corps qui reviennent en Grèce, en Hongrie, en Moravie, en Silésie, demandent encore une manière de raisonner différente.

VI. Ainsi il serait téméraire de poser des principes, et de former des raisonnements uniformes sur toutes ces choses en commun. Chaque espèce d'apparitions demande son application particulière[608].

Ces Dissertations eurent un succès prodigieux qui dura longtemps. Les éditions, les traductions étrangères se succédèrent pendant une vingtaine d'années. Le nom de vampire devint si célèbre qu'en 1762 Buffon donna le nom de vespertilio vampyrus à une chauve-souris de l'Amérique du Sud[609].

On peut s'imaginer ce que les esprits forts du XVIIIe siècle eurent à dire d'une telle superstition. C'est Voltaire en personne qui se chargea de répondre.

Quoi! disait-il dans l'article consacré aux vampires dans son Dictionnaire philosophique, c'est dans notre XVIIIe siècle qu'il y a eu des vampires! c'est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins; c'est sous le règne des d'Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu'on a cru aux vampires, et que le révérend P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones, abbaye de cent mille livres de rentes, voisine de deux autres abbayes du même revenu, a imprimé et réimprimé l'histoire des vampires avec l'approbation de la Sorbonne, signé Marcilli!

Puis, après avoir parcouru le sujet d'une plume légère, il expose brièvement quels en sont les points les plus discutés, en même temps qu'il apporte de plaisantes solutions:

La difficulté était de savoir si c'était l'âme ou le corps du mort qui mangeait: il fut décidé que c'était l'un et l'autre; les mets délicats et peu substantiels, comme les meringues, la crème fouettée et les fruits fondants, étaient pour l'âme; les rosbifs étaient pour le corps.

Jean-Jacques Rousseau, dans sa Lettre à l'Archevêque de Paris, ne s'indigne et ne s'étonne pas moins d'une pareille superstition:

S'il y a dans le monde une histoire attestée, c'est celle des vampires; rien n'y manque: procès-verbaux, certificats de notables, de chirurgiens, de curés, de magistrats; la preuve juridique est des plus complètes; avec cela, qui est-ce qui croit aux vampires?

Donc, au XVIIIe siècle on ne pouvait songer à exploiter le vampirisme dans la littérature, du moins en le prenant au sérieux. Le revenant sanguinaire avait été tué sous le ridicule avant d'être sorti de sa tombe. Aussi faudra-t-il le romantisme frénétique du XIXe siècle pour le déterrer et lui donner la vie.

Ce fut un illustre écrivain qui ouvrit la brèche. En 1797, Goethe composa sa Fiancée de Corinthe, «une histoire vampirique», comme il l'appela lui-même (eine vampirische Geschichte[610]), cet impressionnant poème «où chaque mot produit une terreur croissante» et «indique, sans l'expliquer, l'horrible merveilleux de la situation[611]». Une véritable orgie vampirique y est décrite dans la scène principale, «la plus extraordinaire que l'imagination en délire ait jamais pu se figurer», où, à l'heure de minuit, la jeune fille promise au jeune païen d'Athènes, puis faite chrétienne et religieuse, apparaît à son fiancé et «partage avec lui les dons de Cérès et de Bacchus», dans ce «mélange d'amour et d'effroi où il y a comme une volupté funèbre dans le tableau» et où «l'amour fait alliance avec la tombe, la beauté même ne semble qu'une apparition effrayante»:

«Je suis poussée hors de la tombe—pour chercher encore le bien qui me fut ravi,—pour aimer encore l'homme déjà perdu,—et sucer le sang de son cœur.—Quand c'est fait de lui,—je dois passer à d'autres,—et les jeunes gens succombent à ma fureur.»

On a voulu voir dans ce poème une reconstitution poétique du monde païen; mais d'après M. Stefan Hock qui s'en est tout particulièrement occupé, le fond de la Fiancée de Corinthe n'est pas du tout antique, mais au contraire moderne, et, chose des plus curieuses, absolument étranger aux personnages et au décor[612]. La Grèce moderne n'ignorait pas les vampires, mais ce n'est pas de ces études sur la Grèce moderne que Goethe tenait l'idée de cette jeune fille qui sort de sa tombe pour sucer le sang du cœur de son bien-aimé. Le poète allemand fut initié au vampirisme par le livre de dom Calmet et par quelques pages sur la même superstition dans le Voyage en Dalmatie de Fortis, d'où il avait déjà traduit, vingt ans auparavant, la Triste Ballade. «Dans la Fiancée de Corinthe, dit M. Hock, Goethe a changé les costumes serbo-hongrois (sic) pour les costumes grecs, parce que, après son voyage en Italie, ces derniers lui semblaient plus universellement humains»[613].

La Fiancée de Corinthe n'eut pas un gros succès en France. Mme de Staël, si avancée qu'elle fût, n'aimait pas beaucoup cette ballade. «Je ne voudrais assurément défendre en aucune manière, disait-elle dans son livre De l'Allemagne, ni le but de cette fiction, ni la fiction elle-même; mais il me semble difficile de n'être pas frappé de l'imagination qu'elle suppose… Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce[614].» Le baron d'Eckstein, directeur du Catholique, qui aimait peut-être le plus intelligemment en France, après Fauriel, la ballade étrangère, accusait la Fiancée de Corinthe, pour des raisons faciles à comprendre, d'être d'une profonde immoralité[615]; et le Mercure de France au XIXe siècle, qui ne manquait pourtant pas de sympathie pour les hardiesses de la nouvelle école, déclara, dans une critique amère de la traduction d'Emile Deschamps[616], que «ce poème n'a rien de touchant pour nous[617]». Mme Panckoucke, qui traduisit aussi la Fiancée de Corinthe dans ses Poésies de Goethe (Paris, 1825), jugea les allusions au vampirisme de mauvais goût et les supprima purement et simplement. Le Moniteur (22 octobre 1825) loua surtout «l'art avec lequel Mme Panckoucke a adouci quelques teintes un peu crues de l'original de cette poésie». La Fiancée de Corinthe inspira à Théophile Gautier sa pièce de vers intitulée: les Taches jaunes et sa nouvelle vampirique la Morte amoureuse.

Ajoutons que Goethe, tout en condamnant plus tard les excès du «genre frénétique», conserva jusqu'à sa mort un intérêt bienveillant pour les vampires dont il fait deux fois mention dans la seconde partie de son Faust[618].

Un autre grand poète a associé son nom au même sujet. Après Goethe, Byron, dans son poème du Giaour, fait allusion à cette superstition (1813):

     Vampire affreux, et contraint de poursuivre,
     Dans ta fureur, tous ceux qui te sont chers;
     Tu suceras le sang de ta famille;
     Bientôt ta sœur, ton épouse, ta fille,
     Expireront sous ta cruelle dent;
     Tu maudiras le banquet dégoûtant
     Qui doit nourrir ton cadavre vivant[619].

Trois ans plus tard, une petite société romantique anglaise se forma à Genève. Byron, Mrs. Shelley, le docteur William Polidori et M.G. Lewis en faisaient partie. On s'amusa pendant un certain temps à lire les histoires de revenants allemands. À cette occasion, Mrs. Shelley écrivit son roman de Frankenstein; Byron se rappela une nouvelle effrayante qu'il s'était proposé d'écrire depuis longtemps, le Vampire et il la raconta à ses amis. Le docteur Polidori jeta l'histoire sur le papier et la publia, au mois d'avril 1819, sous le nom de Byron, dans le New Monthly Magazine[620].

Cette nouvelle, toute remplie de scènes macabres, et d'une morale plutôt douteuse, avait pour héros un jeune débauché, lord Ruthwen, qui, tué en Grèce, devint vampire, séduisit la sœur de son ami Aubrey et l'étouffa la nuit qui suivit sa noce. Elle eut un éclatant succès: chose incroyable, le vieux Goethe la proclama la meilleure œuvre de Byron[621]. En France, elle fut traduite immédiatement par un certain H. Faber. Son succès fut si grand que le traducteur de Byron, Amédée Pichot, se trouva obligé de l'insérer dans son édition des Œuvres complètes du poète anglais. «Cette production apocryphe, disait-il dans l'Essai sur le génie et le caractère de lord Byron, a autant contribué à faire connaître le nom de lord Byron en France que ses poèmes les plus estimés[622].» Protégé par le nom de l'auteur du Corsaire et de Lara, le Vampire fit fortune dans les salons. Il inspira un roman de vogue, Lord Ruthwen ou les vampires, par Cyprien Bérard, roman que l'éditeur Ladvocat lança sous le nom de Charles Nodier. Les théâtres s'emparèrent du sujet. Au Théâtre de la Porte-Saint-Martin on donna, le 13 juin 1820, la première du Vampire, mélodrame de Nodier, Carmouche et A. Jouffroy, musique d'Alexandre Piccini. Alexandre Dumas a laissé une relation intéressante de cette mémorable première et de la fièvre vampirique qui régnait alors[623]. Et l'auteur de Smarra écrivait:«Le Vampire épouvantera de son horrible amour les songes de toutes les femmes: et bientôt, sans doute, ce monstre encore exhumé prêtera son masque immobile, sa voix sépulcrale, son œil d'un gris mort… tout cet attirail de mélodrame à la Melpomène des boulevards; et quel succès alors ne lui est pas réservé[624]!»

Cette pièce était «dégoûtante» selon le Conservateur littéraire des frères Hugo[625]; elle offrait, disaient les Lettres Normandes, «des tableaux qu'une honnête femme ne peut voir sans rougir[626]». Mais elle faisait fureur et tout Paris y allait. «Il n'était pas de petit théâtre qui ne voulût avoir son Vampire, dit M. Estève dans son étude Byron et le romantisme français; une lignée de ces monstres sortait de la nouvelle de Polidori et de son adaptation française: au Vaudeville, le Vampire de Scribe et Mélesville; aux Variétés, les Trois Vampires de Brazier, Gabriel et Armand; sans compter les charges et les parodies: le Vampire, mélodrame en trois actes, paroles de M. Pierre de la Fosse, de la rue des Morts, et un Cadet Buteux au Vampire de Désaugiers[627].» Malgré les plaisanteries dont il fut souvent la victime, le vampirisme resta longtemps à la mode: trois ans après la première représentation, la pièce de Nodier attirait encore la foule à la Porte-Saint-Martin, comme l'attirera à l'Ambigu, vingt-huit ans plus tard, un drame d'Alexandre Dumas père, où l'on ressuscitait de nouveau le sinistre lord Ruthwen[628].

Du reste, cela tenait à l'époque. La révolution romantique fut précédée—et non pas par hasard—d'une vogue assez prolongée de la magie, du surnaturel monstrueux, effrayant. Mme de Staël ne songeait pas qu'un tel goût soit possible quand elle affirmait qu'en France «rien de bizarre n'est naturel». On savourait la Lénore de Bürger et on dévorait les romans de Lewis, Mrs. Radcliffe et Maturin[629]. Collin de Plancy rédigea, en 1818, une vraie encyclopédie de ce genre, le Dictionnaire infernal, qui contenait déjà des articles spéciaux sur le vampirisme. Cet ouvrage est un des cinq ou six livres qui ont servi à Hugo pour sa Notre-Dame de Paris[630]. En 1819, Gabrielle de Pahan fit paraître une Histoire des fantômes et des démons qui se sont montrés parmi les hommes; en 1820, on publia sans nom d'auteur une Histoire des Vampires et des spectres malfaisants et les Notes sur le Vampirisme, dont fut augmentée la seconde édition de Lord Ruthwen; en 1822, Infernaliana, édité par Charles Nodier, livre plein d'histoires de vampires. C'est alors que florissait «l'école du cauchemar», inaugurée en France par Nodier que suivirent les jeunes auteurs, comme Balzac et Hugo, dans leurs premiers romans[631].

C'était le temps où les amoureux se promenaient sous le balcon de leurs belles, non une guitare, mais une tête de mort à la main. Relativement à ce trait de mœurs romantiques, M. Anatole France note cette curieuse anecdote: «Sainte-Beuve, environ vers ce temps, reçut la visite d'une jeune et illustre dame [G. Sand?]; elle lui remit une tête de mort préparée pour l'étude. Le crâne scié formait couvercle et s'ouvrait sur charnière. Elle avait mis dedans une mèche de ses cheveux: «Vous remettrez cela à A… [Alfred?], dit-elle[632].» Également intéressante est la description qu'a donnée Théophile Gautier de dîners romantiques de ce genre. «On se réunissait à la barrière de l'Étoile, chez Graziano, au cabaret du Moulin-Rouge, pour manger du macaroni au sughilo et boire du vin dans une tête de mort. Le doux Gérard de Nerval se chargea de fournir cet accessoire. Il apporta un crâne de tambour-major dérobé à la collection paternelle. Une poignée de commode en cuivre vissée à la boîte osseuse en faisait une coupe très présentable[633].» Et dans le Pandæmonium de Philothée O'Neddy (Théophile Dondey), Pétrus Borel exalte les anciens jours où il faisait bon vivre,

     Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
     Du vampirisme à l'œil, des volontés au flanc[634]!

Dans le grand manifeste romantique qu'est la préface de Cromwell, la chose fut sanctionnée comme faisant partie du fameux grotesque:

Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyres libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides? N'est-ce pas parce que l'imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu'elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d'essence dont approchent si peu les nymphes païennes[635]?

Ceci est d'autant plus significatif que Victor Hugo, six ans avant cette préface, traitait le Vampire de Nodier de pièce «dégoûtante».

Goethe, qui s'intéressait vivement à la littérature française de cette époque, jugea sévèrement cette «direction ultra-romantique» qui se manifestait chez «quelques talents remarquables», direction dont il est lui-même jusqu'à un certain point responsable, car plusieurs de ses ballades de ce genre furent célébrées en France en ce temps-là. Voici ce qu'il disait à son «fidèle Eckermann»:

Dans aucune révolution il n'est possible d'éviter les excès. Dans les révolutions politiques, ordinairement, on ne veut d'abord que détruire quelques abus, mais avant que l'on ne s'en soit aperçu, on est déjà plongé dans les massacres et dans les horreurs. Les Français, dans leur révolution littéraire actuelle, ne demandaient rien autre chose qu'une forme plus libre, mais ils ne se sont pas arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme. On commence à déclarer ennuyeuse l'exposition des pensées et des actions nobles; on s'essaie à traiter toutes les folies. À la place des belles figures de la mythologie grecque, on voit des diables, des sorcières, des vampires, et les nobles héros du temps passé doivent céder la place à des escrocs et à des galériens. «Ce sont des choses piquantes! Cela fait de l'effet!» Mais quand le public a une fois goûté à ces mets fortement épicés et en a pris l'habitude, il veut toujours des ragoûts de plus en plus forts.—Un jeune talent qui veut exercer de l'influence et être connu, et qui n'est pas assez puissant pour se faire sa voie propre, doit s'accommoder au goût du jour et même il doit chercher à dépasser ses prédécesseurs en cruautés et en horreurs. Dans cette chasse des moyens extérieurs, toute étude profonde, tout développement intime régulier du talent et de l'homme est oublié. C'est là le plus grand malheur qui puisse arriver au talent, mais cependant la littérature dans son ensemble gagnera à ce mouvement[636].

§ 2

LE VAMPIRISME DANS «LA GUZLA»

Avec la Guzla, qui contient un assez grand nombre d'histoires terrifiantes, Mérimée, lui aussi et à sa manière, avait pris cette «direction ultra-romantique» dont parle Goethe. En 1819 et 1820, il s'était mis à étudier la magie[637]; il lisait alors le Monde enchanté du «fameux docteur Balthazar Bekker», le Traité sur les apparitions du père Calmet, la Magie naturelle de Jean-Baptiste Porta[638], ouvrages dont il se servira en composant la Guzla et dont il se souviendra au chapitre XII de la Chronique de Charles IX. Il faisait, en effet, de l'«ultra-romantisme» avec ses ballades sur les vampires et les jeteurs de sort, qui tiennent une place considérable dans son recueil de poésies illyriques.

Mais il serait injuste de prétendre que Mérimée a introduit dans la Guzla ce monde merveilleux uniquement pour faire de l'«ultra-romantisme». Le surnaturel se retrouve fréquemment dans la véritable poésie populaire et Mérimée dut s'en souvenir lorsqu'il se mit à confectionner ses contrefaçons du folklore.

De plus, il crut donner ainsi plus de «couleur» à ses ballades illyriques. En effet, le vampirisme est une superstition particulièrement remarquée chez les peuples de l'Adriatique et des Balkans. Chez son guide Fortis, il avait trouvé une page qui suffit à le décider:

Les Morlaques croient avec tant d'obstination aux sorciers, aux esprits, aux spectres, aux enchantements, aux sortilèges, comme s'ils étaient convaincus de l'existence de ces êtres par mille expériences réitérées. Ils sont persuadés aussi de la vérité des vampires, à qui ils attribuent, comme en Transylvanie, le désir de sucer le sang des enfants. Lorsqu'un homme soupçonné de pouvoir devenir vampire, ou comme ils disent voukodlak[639], meurt, on lui coupe les jarrets et on lui pique tout le corps avec des épingles; ces deux opérations doivent empêcher le mort de retourner parmi les vivants. Quelquefois, un Morlaque mourant croyant sentir d'avance une grande soif du sang des enfants, prie ou oblige même ses héritiers à traiter son cadavre en vampire avant de l'enterrer. Le plus hardi heyduque se sauve à toutes jambes à la vue de quelque chose qu'il peut envisager comme un spectre ou comme un esprit follet; de telles apparitions se présentent souvent à des imaginations échauffées, crédules et remplies de préjugés. Ils n'ont aucune honte de ces terreurs et les excusent par un proverbe qui rappelle bien un vers de Pindare: «La crainte des esprits fait fuir même les enfants des dieux.» Les femmes morlaques sont, comme il est très naturel, cent fois plus craintives et plus visionnaires que les hommes[640].

L'auteur du Voyage en Bosnie avait, lui aussi, parlé des vampires: nouvelle preuve pour Mérimée que la «couleur» serait insuffisante s'il ne leur accordait une place importante dans la Guzla[641].

Ainsi, persuadé que l'âme serbo-croate était constamment tourmentée par les monstrueuses histoires des buveurs de sang, il n'hésita pas à composer cinq ballades exclusivement consacrées aux vampires. Une sorte de dissertation folklorique servait d'introduction à cette partie de son ouvrage.

La note Sur le Vampirisme[642] n'est, en somme, qu'une transcription fidèle de quelques pages de dom Calmet, suivie d'une paraphrase sur le même thème. S'il y a là vraiment ce ton «candide et pédant» dont parle M. Filon[643], le mérite en revient surtout au savant bénédictin qui a fourni la matière,—Mérimée le reconnaît,—de huit pages sur vingt-deux.

Dans cette paraphrase, l'auteur de la Guzla raconte le plus sérieusement du monde un «fait du même genre dont il a été témoin». Ce récit est, lui aussi, arrangé à l'aide de nombreuses histoires rapportées dans le Traité sur les apparitions, mais on y reconnaît facilement les passages où dom Calmet cède la plume à notre spirituel auteur.

Selon son habitude, Mérimée y raconte une visite qu'il aurait faite à un Morlaque «riche, très jovial, assez ivrogne», Vuck Poglonovich. «Je voulais rester quelques jours dans sa maison, dit-il, afin de dessiner des restes d'antiquités du voisinage; mais il me fut impossible de louer une chambre pour de l'argent; il me fallut la tenir de son hospitalité.» Ce Vuck Poglonovich avait une fille de seize ans, charmante enfant, nous assure Mérimée.

Un soir les femmes nous avaient quittés depuis une heure environ, et, pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient de la chambre à coucher. Il n'y a en qu'une ordinaire dans une maison, et elle sert à tout le monde. Nous y courûmes armés, et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâle et échevelée, soutenait sa fille évanouie, encore plus pâle qu'elle-même, et étendue sur de la paille qui lui servait de lit. Elle criait: «Un vampire! un vampire! ma pauvre fille est morte!» Nos soins réunis firent revenir à elle la pauvre Khava[644]: elle avait vu, disait-elle, sa fenêtre s'ouvrir et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s'était jeté sur elle et l'avait mordue en tâchant de l'étrangler. Aux cris qu'elle avait poussés, le spectre s'était enfui, et elle s'était évanouie. Cependant elle avait cru reconnaître dans le vampire un homme du pays, mort depuis plus de quinze jours et nommé Wiecznany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge; mais je ne sais si ce n'était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue pendant son cauchemar. Quand je hasardais cette conjecture, le père me repoussa durement; la fille pleurait et se tordait les bras, répétant sans cesse: «Hélas! mourir si jeune avant d'être mariée!» et la mère me disait des injures, m'appelant mécréant et certifiant qu'elle avait vu le vampire de ses deux yeux et qu'elle avait bien reconnu Wiecznany. Je pris le parti de me taire[645].

Ainsi, et dès les premières lignes de son récit, Mérimée prend nettement position: il ne croit pas aux vampires, mais il cherche à donner de cette superstition une explication rationnelle. Hallucination ou folie, maladie de l'imagination, tel est son pronostic. «Elle avait vu, disait-elle… elle avait cru reconnaître un homme du pays… elle avait sur le cou une petite marque rouge; mais je ne sais si ce n'était pas un signe naturel, ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue…» Il y a là un cas pathologique qui intéresse au plus haut point Mérimée, curieux observateur de pareils phénomènes. Dès lors c'est en docteur, en psychologue, qu'il va étudier les effets de cette maladie singulière: mais aussi en artiste, car il saura nous rendre palpables tous les progrès de cette étrange affection. Et d'abord, il lui faut établir que certains peuples croient sincèrement à l'existence des vampires; un tableau d'un réalisme saisissant, habilement amené par quelques phrases de transition, convaincra l'incrédule qu'il existe bien réellement des vampires, sinon en vérité, du moins dans l'imagination de certaines gens.

«La mère avait vu le vampire de ses yeux et l'avait bien reconnu.» Suit une scène de sauvagerie, la plus horrible qu'on puisse imaginer, et qui étonne chez des peuples qui ont cependant le respect de la mort; mais la superstition ne connaît point de mesures. Ce crâne fracassé à coups de fusil, ce cadavre déchiqueté par la morsure des hanzars, ce liquide rougeâtre qu'on recueille sur des linges blancs pour servir de compresses aux épaules de la pauvre Khava: Mérimée accumule tant de détails repoussants et dégoûtants qu'on est bien forcé de convenir que ce n'est pas chose ordinaire qu'une maladie où il faut employer des remèdes de cette nature. Il y aune telle précision dans le récit, l'auteur donne tant d'indications circonstanciées sur tout ce qui s'est passé, à ce qu'il dit, sous ses yeux, qu'on a peine à ne pas l'en croire sur parole et qu'il réussit bien mieux que ne l'avaient su faire dom Calmet, Chaumette-Desfossés et Fortis, à nous initier à ce qu'est véritablement le vampirisme: abominable et effrayante superstition dont il va nous dire tous les effets funestes. Comme un médecin qui, au chevet d'un malade, note au jour le jour tous les progrès de la maladie, Mérimée indique avec une exactitude qui paraît scrupuleuse tout ce qui peut nous faire connaître le mal dont meurt la malheureuse Khava. «Les craquements du plancher, le sifflement de la bise, le moindre bruit la faisaient tressaillir… Son imagination avait été frappée par un rêve et toutes les commères du pays avaient achevé de la rendre folle en lui racontant des histoires effrayantes.» Rien à faire contre le mal qui la dévore; la bonne volonté, le dévouement sont impuissants, impossible de prendre sur elle la moindre autorité; absorbée dans la méditation de sa misère, elle a cette perspicacité des malades qui, mortellement atteints, savent discerner toute la fausseté des espérances qu'on essaie de leur donner. Observateur attentif, Mérimée n'en est pas pour autant impassible; il se meut peu, il est vrai, dans ce récit de la mort d'une jeune fille, tout juste autant qu'il faut pour pouvoir nous découvrir, phase par phase, la maladie, et pour «donner enfin, de bon cœur, au diable les vampires, les revenants et ceux qui en racontent les histoires[646]».

Mais si sa sensibilité est contenue, elle n'en est pas moins évidente: il a su donner la vie à la touchante et infortunée Khava et pour cela il fallait bien qu'il fût ému lui-même. Il l'a fait gracieuse et dévouée, superstitieuse il est vrai, mais quelle jeune fille ne l'est un peu? Pleine d'attentions délicates: elle sait éloigner sa mère à ses derniers moments, elle laisse à son garde fidèle une amulette pour souvenir; victime d'un sort funeste, résignée, affectueuse et tendre elle fait songer à plus d'une jeune fille du répertoire romantique.

Ce qui ressort de cette notice Sur le Vampirisme, c'est que Mérimée s'est intéressé à la superstition morlaque d'abord parce que c'était pour lui matière à peintures saisissantes et horribles qu'il se plaira de nous tracer dans toute leur hideur, ensuite parce qu'il y avait là un phénomène moral, quelque chose de bizarre dont les raisons étaient obscures à démêler et dont il fallait rendre compte. Aussi bien nous retrouverons dans les cinq ballades qu'il a consacrées aux vampires cette double tendance: nous y découvrirons le peintre de tableaux réalistes affreux et le froid psychologue qui examine, juge et critique une superstition.

LA BELLE SOPHIE[647].—Est-ce une habileté? la première des ballades vampiriques de Mérimée peut se comprendre dans une certaine mesure. Ce n'est pas, là, du merveilleux à haute dose: une jeune fille méprise un jeune amant qui l'aime, pour se donner à un homme riche et déjà vieux; le jeune homme se suicide et la belle Sophie, avant que d'entrer dans la chambre nuptiale, meurt épuisée dans les bras d'un spectre qui la mord à la gorge. Nous y pouvons voir comme un symbole du remords qui un jour poursuivra la glorieuse épouse du riche hey Moïna. Le vampirisme se glisse dans cette ballade, plutôt qu'il n'y paraît. Ce n'est pas le bey Moïna qui enserre, étouffe et tue la jeune épousée, c'est le spectre vengeur de Nicéphore qui vient demander rançon de son sang qu'il a répandu. Or, les spectres, c'était le «genre frénétique» le plus pur; nous ne remarquerons donc rien de très original dans cette ballade, si ce n'est ces derniers mots: «Il m'a mordue à la veine du cou et il suce mon sang.»

La ballade, d'ailleurs, a d'autres mérites. Scène lyrique dit Mérimée à très juste titre: lyrique par la façon dont elle est composée en strophes d'à peu près égale longueur et finissant sur un refrain qui varie très peu: «Le riche bey de Moïna épouse la belle Sophie», ou «Tu es l'épouse du riche bey de Moïna», etc.; mais pathétique aussi, par le contraste que fait la joie des cérémonies nuptiales avec l'atrocité du dénouement.

La «couleur», comme toujours, Mérimée l'emprunte à Fortis, ainsi que la matière de ses notes. Couleur toute superficielle qui n'a d'autre raison d'être que de situer la scène dans un pays plutôt que dans un autre. Simple prétexte pour citer le Voyage en Dalmatie et faire preuve d'érudition.

VOYAGE EN DALMATIE: LA GUZLA

On conduit à l'église l'épouse voilée, [Les svati] Ce sont les membres au milieu des svati à cheval. Après des deux familles réunis pour le la cérémonie de la bénédiction, on la mariage. Le chef de l'une des ramène à la maison de son père, ou à deux familles est le président celle de son époux, si elle est peu des svati, et se nomme éloignée, parmi les décharges d'armes à stari-svat. Deux jeunes gens, feu et parmi les cris de joie et des appelés diveri, accompagnent témoignages d'une allégresse barbare… la mariée et ne la quittent Le stari-svat est le premier qu'au moment où le kuum la remet personnage de la noce, et cette dignité à son époux. Pendant la marche se donne toujours à l'homme le plus de la mariée, les svati tirent considéré parmi les parents… Les deux continuellement des coups de diveri destinés à servir l'épouse, pistolets, accompagnement obligé doivent être les frères de l'époux. Le de toutes les fêtes, et poussent kuum fait les fonctions de parrain… des hurlements épouvantables. Ajoutez à cela les joueurs de Avant d'entrer dans la maison, guzla et les musiciennes, qui la mariée se met à genoux et baise chantent des épithalames souvent le seuil de la porte; sa belle-mère improvisées, et vous aurez une ou quelque autre femme de la parenté idée de l'horrible charivari lui met alors en main un crible, rempli d'une noce morlaque. de grains et de menus fruits, comme noix et amandes, qu'elle doit répandre La mariée, en arrivant à la derrière elle par poignées. maison de son mari, reçoit des mains de sa belle-mère ou d'une des parentes (du côté du mari), un crible rempli de noix; elle le jette par-dessus sa tête et baise ensuite le seuil de la porte.

Quand les époux sont déshabillés, le Le kuum est le parrain de l'un
kuum se retire et écoute à la porte, des époux. Il les accompagne à
s'il y en a une. Il annonce l'événement l'église et les suit jusque dans
par un coup de pistolet, auquel les leur chambre à coucher où il
svati répondent par une décharge de délie la ceinture du marié, qui,
leurs fusils. ce jour-là, d'après une ancienne
                                        superstition, ne peut rien
                                        couper, lier ni délier. Le kuum
                                        a même le droit de faire
                                        déshabiller en sa présence les
                                        deux époux. Lorsqu'il juge que
                                        le mariage a été consommé, il
                                        tire en l'air un coup de
                                        pistolet, qui est aussitôt
                                        accompagné de cris de joie et de
                                        coups de feu par tous les
                                        svati[648].

JEANNOT[649].—La deuxième ballade, Jeannot, tout entière, a trait au vampirisme; mais c'est pour s'en moquer. Mérimée se décide avec peine à en parler sérieusement. Il ménage son lecteur et veut à l'avance lui bien faire connaître quelle est sa propre pensée au sujet de cette superstition. Jeannot est un petit conte qui veut être drolatique et qui est à peine amusant; Mérimée réussit peu dans ce genre; et puis on peut penser qu'il y a comme un manque de goût à introduire si brusquement un personnage aussi couard dans un recueil où tous les héros ont pour moindre défaut la poltronnerie. De plus, ce pauvre Jeannot a le tort de nous faire par trop songer au fameux «Jeannot lapin» de La Fontaine. L'aventure de l'infortuné poltron, mordu par un chien qu'il croit être un vampire, est à peine plaisante; elle n'a pour nous d'autre intérêt que de nous faire remarquer encore une fois que Mérimée se défend d'avoir jamais cru, le moins du monde, aux histoires de vampires. Ceci bien établi, son imagination pourra se donner libre cours; se complaire à des tableaux effrayants et raconter avec un semblant de sincérité des histoires à faire frémir.

LE VAMPIRE[650].—Le Vampire la troisième ballade du genre, se réduit à un tableau: c'est la description d'un vampire tel que Mérimée l'imagine d'après les renseignements que lui a donnés dom Calmet. Remarquons que ce portrait, type du vampire selon l'auteur de la Guzla, présente tous les traits principaux qu'on rencontre chez les autres vampires du recueil. Comme lui, Nicéphore de la Belle Sophie, le «Grec schismatique» de Constantin Yacoubovich], et très probablement aussi Cara-Ali de la ballade du même nom, sont de jeunes hommes: comme lui, ils sont étrangers et doublement dignes de mépris, comme vampires et comme «chiens d'infidèles»; ils sont généralement séduisants: le «Vénitien» s'est fait aimer de Marie, comme Cara-Ali s'est fait aimer de Juméli. Les yeux bleus, le teint pâle, cet air de jeunesse qui jamais ne les quitte, même quand ils ont les cheveux blancs, sont les signes distinctifs auxquels on peut reconnaître un vampire tandis qu'il est en vie; mort, ses yeux se ternissent, mais n'en gardent pas moins une étrange puissance de fascination; son sang circule toujours chaud à travers les veines; les corbeaux évitent de l'approcher. Malheur à qui passe près de ce cadavre!

Le vampire selon Mérimée,—nous parlons de ses ballades,—c'est un héros, fatal encore après sa mort. Fatal à lui-même et fatal à ceux qui se trouvent sur sa route; son amour est maudit; il entraîne dans sa perte celle à qui il s'attache; c'est un vampire très byronien que le vampire de Mérimée. Nicéphore se tue comme Werther, parce qu'il n'a pu épouser la belle Sophie; le «Vénitien» du Vampire et Cara-Ali sont des damnés qui excitent plus de pitié que de haine; à tout cela on ne reconnaît guère le vampire traditionnel que la superstition déclare tel, parce que durant sa vie il a vécu en original, ou parce que la nature avait placé dans ses yeux et dans ses traits quelque chose d'anormal; ou parce que, enfin, des circonstances bizarres ont accompagné sa mort.

CARA-ALI[651].—Héros fatal, le vampire est dévoué à ceux qu'il aime; car ce n'est pas sa faute s'il provoque leur ruine; le «Vénitien» est mort pour l'amour de Marie: «Une balle lui a percé la gorge, un ataghan s'est enfoncé dans son cœur»; Cara-Ali meurt pour l'amour de Juméli: «Juméli! Juméli! ton amour me coûte cher. Ce chien de mécréant m'a tué, et il va te tuer aussi.» Mais si le vampirisme est au fond de cette ballade, il n'en forme pas le véritable sujet: c'est un poème à tendance moralisatrice auquel nous avons affaire.

Cara-Ali a séduit la belle Juméli parce qu'«il est couvert de riches fourrures», tandis que son mari «Basile est pauvre». Quelle est, en effet, la femme qui résiste à beaucoup d'or?» se demande le sauvage poète illyrien. Pour ses richesses, Juméli a aimé l'infidèle. «Où es-tu, Basile? Cara-Ali, que tu as reçu dans ta maison, enlève ta femme Juméli que tu aimes tant.» Le vampire est non seulement séducteur, mais il se fait un jeu, nouveau Pâris, de violer les lois de l'hospitalité. Le mari tire une terrible vengeance de celui qui l'a trompé; de son «beau fusil orné d'ivoire et de houppes rouges» il tue le pervers mécréant. Et non content d'avoir blâmé dans sa première partie la cupidité de la femme; d'avoir châtié comme il le mérite, le crime honteux d'un étranger peu soucieux de ce qu'il doit à son hôte, Mérimée, pour une fois farouche moraliste, punit d'abominable façon la sotte curiosité de l'homme qui, lui aussi, se laisse prendre à l'appât des richesses et de la domination. Avant de mourir, en effet, Cara-Ali a remis à l'épouse infidèle «un talisman précieux», le Coran qui lui vaudra sa grâce, mais causera la perte de l'infortuné Basile. «Basile a pardonné à son infidèle épouse; il a pris le livre que tout chrétien devrait jeter au feu avec horreur.» Mal lui en prend, car «en ouvrant le livre à la soixante-sixième page» il se livre, «pour avoir renoncé à son Dieu» aux mains du vampire «qui le mord à la veine du cou et ne le quitte qu'après avoir tari ses veines».

Étrange histoire où le merveilleux ne paraît que dans la seconde partie, selon un procédé habituel à Mérimée qu'il nous sera plus commode d'étudier dans la ballade suivante. La morale, sans doute, est au fond de cette pièce; mais est-elle bien sincère? ce sont de vieux thèmes que la cupidité de la femme, la violation des droits de l'hospitalité, l'ambition des hommes. Mérimée, il faut le dire, nous paraît un moraliste quelque peu ironiste; son vampire qui représente ici le doigt de Dieu, nous semble tout juste bon à effrayer les petits enfants; il a voulu faire très gros, pour produire beaucoup d'effet; on ne saurait nier qu'il y a dans son poème beaucoup de choses qui surprennent et frappent l'attention.

CONSTANTIN YACOUBOVICH[652].—La cinquième ballade que Mérimée a consacrée aux histoires de vampires est bien faite, elle aussi, pour nous étonner. Vampire dans la première partie du poème,—car il a mordu le fils de Constantin à la veine du cou,—le «Grec schismatique» se transforme dans la seconde partie en un fascinateur. C'est trop pour un seul homme: on n'est pas à la fois vampire et «mauvais œil»; l'un ou l'autre devrait suffire.

Extraordinaire, cette ballade, et cependant meilleure au point de vue de la couleur, que ne l'étaient les précédentes.

Comme le «Vénitien» du Vampire, le «Grec schismatique» ne porte point de nom. C'est un inconnu, venu d'on ne sait où; un être fatal, prédestiné, qui n'ose dire ni qui il est, ni où il va, toujours forcé de fuir les lieux où il voudrait s'attacher. Un jour, blessé à mort, il tombe au milieu d'une famille paisible qui prend soin de ses derniers moments, et c'est son dernier crime. Ce cimetière, ces arbres verts qu'il voit là-bas, dorés par le soleil, ce dernier refuge dans lequel il voudrait dormir son dernier sommeil, il ne pourra y reposer car il est poursuivi jusque dans la mort par son mauvais destin. Funeste à tous ceux qui l'entourent, même à ceux qui lui veulent du bien, pourquoi faut-il que Constantin Yacoubovich ne se soit pas demandé «si la terre latine souffrirait dans son sein» ce «Grec schismatique». Et nous découvrons ici, toujours et encore, ce perpétuel souci de Mérimée de faire accepter ses histoires, en leur donnant, en dehors de la notion du vampirisme même, quelque motif plausible qui puisse faire passer le merveilleux. Deux personnages jouent un rôle important dans cette ballade: c'est l'inconnu et le saint ermite qui lui aussi est anonyme; et pourtant Constantin Yacoubovich, qui y tient une place insignifiante, a donné son nom au poème; c'est lui, en effet, qui noue le drame en commettant le sacrilège, c'est lui qui aurait dû chasser comme un chien, loin de sa porte, ce mécréant maudit.

Toute cette ballade nous paraît assez bien venue et bien composée; c'est insensiblement que Mérimée nous fait passer de la réalité dans le domaine du merveilleux; quelque part il a donné sa recette pour y plonger le lecteur sans qu'il s'en aperçoive.

Commencez par des portraits bien arrêtés de personnages bizarres, mais possibles, et donnez à leurs traits la réalité la plus minutieuse. Du bizarre au merveilleux, la transition sera insensible, et le lecteur se trouvera en plein fantastique bien avant qu'il se soit aperçu que le monde réel est loin derrière lui[653].

Cette ballade nous offre une excellente occasion d'étudier la manière dont Mérimée s'y prend pour y réussir en effet.

Un tableau d'abord, en quelques lignes, pour situer la scène: Constantin Yacoubovich est assis devant sa maison; devant lui son fils joue avec un sabre; sa femme Miliada est accroupie à ses pieds. Survient un inconnu; ce sera le personnage important du drame, il faut donc attirer l'attention sur lui: ici et là quelques traits qui nous le feront reconnaître tout à l'heure pour ce qu'il est véritablement: figure jeune, cheveux blancs, yeux mornes, joues creuses. Ce personnage énigmatique nous intrigue plus qu'il ne nous étonne; avant qu'il ne meure, Mérimée place dans sa bouche quelques mots seulement qui nous font deviner tout un passé de douleurs et de nouvelles misères: «Triste, triste fut ma vie; triste sera ma mort…» Enfin deux traits qui attirent et retiennent notre attention: Et sa bouche a souri et ses yeux sortaient de leurs orbites.» Puis, quand l'auteur a déclaré que Constantin «l'a porté au cimetière sans s'inquiéter si la terre latine souffrirait dans son sein le cadavre d'un Grec schismatique», nous sommes bien persuadés que ce mort est un être étrange, nous l'admettons pour tel à l'avance et nous n'avons qu'une curiosité, savoir qui il est. Mérimée est bien trop habile pour nous le dire de suite: il nous montre d'abord le jeune fils de Constantin qui se meurt d'un mal inconnu; ce qui ne fait qu'accroître notre désir de connaître le pourquoi de toutes ces choses; puis un grand mot nous met davantage en éveil: «La Providence a conduit dans la maison de Constantin un saint ermite, son voisin.» Enfin, nous allons savoir, et, à l'avance, nous acceptons toutes les explications merveilleuses qui nous seront données. Ce mort est un vampire, c'est lui qui vient sucer le sang du fils de Constantin; on le déterre:

Or, son corps était frais et vermeil; sa barbe avait crû, et ses ongles étaient longs comme des serres d'oiseau; sa bouche était sanglante, et sa fosse inondée de sang. Alors Constantin a levé un pieu pour l'en percer; mais le mort a poussé un cri et s'est enfui dans les bois.

Nous sommes en plein merveilleux; il n'y a plus de raison pour nous arrêter; et c'est la fuite fantastique du mort à travers les bois; et ces apparitions consécutives et ces conjurations sans cesse renouvelées. Du domaine des choses possibles, où nous étions dans la première partie, nous avons passé, par des transitions habiles et presque sans nous en apercevoir, en pleine fantaisie.

Est-il besoin de dire qu'ici encore, lorsque Mérimée a besoin d'un document précis,—qui, à vrai dire, n'ajoute rien à son poème parce que le plus souvent il n'est pas nécessaire,—c'est à ses sources bien connues qu'il s'adresse.

VOYAGE EN DALMATIE: LA GUZLA

Le plus poli Morlaque en parlant de sa Dans un ménage morlaque le mari femme, dit: Da prostite, moya xena, couche sur un lit, s'il y en a pardonnez-moi, ma femme. Ceux en petit un dans la maison, et la femme nombre, qui possèdent un mauvais sur le plancher. C'est une des châlit, où ils dorment sur la paille, nombreuses preuves du mépris n'y souffrent jamais leur femme, qui avec lequel sont traitées les est obligée de coucher sur le plancher. femmes dans ce pays. Un mari ne J'ai couché souvent dans les cabanes cite jamais le nom de sa femme des Morlaques, et j'ai été témoin de ce devant un étranger sans ajouter: mépris universel qu'ils marquent au Da prostite, moya xena (ma sexe[654]. femme, sauf votre respect)[655].

Mérimée a compris le vampirisme de deux façons très différentes: dans sa notice et dans ses ballades.

Dans la notice, s'inspirant directement de dom Calmet et de Fortis, il a pénétré le véritable esprit du vampirisme; hallucination ou folie, maladie de l'imagination: le vampirisme n'est rien autre chose.

Dans ses ballades, au contraire, Mérimée l'a interprété à la façon de Byron et de Nodier; c'est un vampirisme fantaisiste, un vampirisme romantique. Le vampire est un type particulier du héros fatal; s'il est nuisible, c'est parce qu'il est maudit, ou parce que sont maudits ceux dont il vient réclamer vengeance.

Ce vampirisme littéraire n'a rien de commun avec le vampirisme traditionnel et populaire qui n'est qu'une superstition analogue à la peur du loup-garou.

Mais si Mérimée, dans ses ballades vampiriques, s'est éloigné du véritable esprit populaire, il s'est écarté bien davantage de la poésie populaire serbo-croate qui ne chante jamais les vampires. Histoires de bonnes femmes, ce sont des récits que racontent parfois les vieilles grand'mères aux petits enfants dans les campagnes. Le guzlar rougirait de chercher son inspiration à des sources aussi grossières; et c'est faire les peuples de ce pays par trop naïfs que de croire qu'ils ont sans cesse l'imagination tourmentée de terreurs aussi puériles. Le merveilleux sans doute ne manque pas dans les piesmas, mais ce merveilleux, jamais effrayant, est le plus souvent symbolique. Tous les peuples, en effet, ont divinisé à une certaine époque les forces de la nature: les souffles du vent, le murmure des ruisseaux sont le langage que parlent les esprits de la forêt et des monts. Les nymphes et les sylphides sont connues en tous pays; le peuple serbo-croate lui aussi a sa nymphe qui habite la montagne, la Vila, qui est souvent l'amie des héros; les poètes de ces pays, comme tous les poètes, aiment la fiction; les chevaux ailés, les miracles sont pour eux choses assez familières; mais comme les poètes sincères qui sentent encore vibrer en eux les vraies cordes du lyrisme, ce sont les riantes et gracieuses images qu'ils aiment et non pas des tableaux tout remplis d'horreurs que seule peut apprécier une société quelque peu corrompue et avide de sensations nouvelles.

§ 3

LE MAUVAIS ŒIL

La superstition du mauvais œil est plus ancienne et mieux connue que les croyances relatives aux vampires. Aussi pensons-nous ne pas devoir nous étendre aussi longuement sur ce sujet que nous l'avons fait à l'occasion des précédentes ballades.

Théocrite s'inspire de cette superstition dans ses idylles[656]; Pline l'Ancien en parle dans ses histoires[657]; Ovide enfin dans ses Amours explique ce qu'est le mauvais œil:

     Oculis quoque pupula duplex
     Fulminat, et gemino lumen ab orbe venit[658].

Au XVIe siècle, un célèbre physicien italien, Jean-Baptiste Porta, consacre au mauvais œil tout un chapitre de son gros ouvrage: Magiæ naturalis sive de miraculis rerum naturalium lib. XX, Naples 1589[659]. Ce livre où, à côté d'une quantité de choses ridicules compilées sans critique, il se trouve de nombreuses observations très judicieuses sur les phénomènes naturels, eut une renommée universelle; on en fit des traductions en plusieurs langues et même en arabe; toutefois il n'en existe pas de version française complète. Mérimée a connu Porta et l'a très longuement cité à la fin de sa dissertation sur le mauvais œil; dans la seconde édition il supprima cet emprunt.

Avec le romantisme, le mauvais œil et les jeteurs de sorts redevinrent à la mode. En 1820, Nodier en parle en détail dans un appendice de Lord Ruthwen de Cyprien Bérard. En 1835, un certain M. Brisset écrit un Mauvais œil qui n'est en somme qu'une imitation plus horrible et plus fantastique encore du Smarra de Nodier[660]. Théophile Gautier, en 1857, écrit une Jettatura[661]. Dumas père dans le Corricolo, lui aussi, traite en un chapitre de cette superstition et, comme le folkloriste anglais Elworthy[662], constate que les femmes à Naples sont heureuses si l'on crache à la figure de leurs enfants qu'elles croient ensorcelés; c'est le plus sûr moyen de rompre le charme fatal qu'exercent sur eux les paroles louangeuses.

L'un des maîtres de Mérimée, Fauriel, estimait déjà en 1824 la matière trop connue pour s'en occuper particulièrement:

Mais, pour en venir aux superstitions restées des anciens Grecs à ceux d'aujourd'hui, il en est auxquelles je ne m'arrêterai pas, parce qu'elles se trouvent partout… Telles sont, par exemple… l'opinion que certains individus sont doués de ce qu'on appelle le mauvais œil, ou la faculté de porter malheur aux autres en les regardant, etc.[663]

La croyance au mauvais œil est en effet une superstition universelle et fort ancienne; c'est qu'aussi bien cette superstition a pu avoir à l'origine, pour point de départ, l'observation de phénomènes réels; ce mystérieux pouvoir qu'ont certains tempéraments sur d'autres, l'hypnotisme dont on ne connaît pas bien encore aujourd'hui les raisons, était bien fait pour effrayer les imaginations primitives; les anciens voyaient dans ce que nous désignons aujourd'hui d'un simple mot: catalepsie, sans nous en étonner outre mesure, comme un avant-goût de la mort. Quoi qu'il en soit, Mérimée était bien renseigné sur ce sujet, soit par ce qui traînait çà et là, un peu partout dans les livres, soit enfin par les ouvrages que nous l'avons vu consulter si souvent à l'occasion de la Guzla. Fortis parle, en effet, et très amplement, de ces superstitions, encore qu'il insiste davantage sur les moyens de se garantir contre ceux qui ont ce pernicieux pouvoir[664].

SUR LE MAUVAIS ŒIL[665].—Comme pour le vampirisme, Mérimée a jugé qu'une introduction était nécessaire à ses ballades sur le mauvais œil. Il en parle en homme entendu; est-il besoin de dire que nous n'y trouverons rien qui ne se rencontre dans les ouvrages que nous venons de citer? Mais si le fond ne lui appartient pas, la forme est bien à lui; dans cette introduction, comme dans les précédentes, aux choses qui lui viennent des autres, Mérimée a mis sa marque personnelle. Après avoir indiqué en quelques mots les effets funestes du pouvoir qu'exercent sur autrui certains personnages mystérieux, Mérimée cite sa propre expérience: il a vu, de ses yeux vu, par deux fois, des victimes du mauvais œil. Et au lieu de faire sur le mauvais œil un long et plat exposé en termes très généraux et abstraits, il nous traduit en termes sensibles, dans un récit presque entièrement composé de vivantes anecdotes, toutes les manifestations de cette superstition. «Une jeune fille est abordée par un homme du pays qui lui demande le chemin; elle le regarde, pousse un cri et tombe par terre sans connaissance.» Puis c'est la visite chez un prêtre; les pratiques superstitieuses auxquelles elle est soumise «et deux jours après… elle était en parfaite santé». Ici nous reconnaissons les précieux renseignements de Fortis[666]. Une autre fois c'est un jeune homme qui tombe fasciné sous le regard d'un heyduque; «sa figure était repoussante et ses yeux étaient très gros et saillants»; il maudissait lui-même ce pouvoir fatal que la nature avait placé en lui. Jamais, bien qu'il l'en priât, il ne voulut consentir à lever son regard sur Mérimée. Mais un cas plus étrange, c'est la double prunelle qui brille dans les yeux de certains hommes. «J'ai entendu aussi parler de gens qui avaient deux prunelles dans un œil, et c'étaient les plus redoutables, selon l'opinion des bonnes femmes qui me faisaient ce conte.» C'est le mauvais œil traditionnel, celui de Théocrite, de Pline et d'Ovide, celui aussi de Porta qu'il citera à la fin de sa préface. Il y a plusieurs moyens de se préserver du mauvais œil: des cornes d'animaux, des morceaux de corail vous en garantissent; on peut également toucher du fer ou jeter du café à la tête de celui qui vous fascine; mais le plus sûr moyen c'est un coup de pistolet tiré en l'air; bien plus sûr encore, si on le dirige contre l'enchanteur prétendu. Les louanges aussi sont funestes à ceux auxquels elles s'adressent, surtout aux enfants; Mérimée s'est vu contraint, sous menace de mort, de cracher au visage d'un bel enfant pour rompre l'enchantement qu'il avait involontairement provoqué; suit un extrait des idées de Jean-Baptiste Porta sur le sujet[667].