Dira-t-on que nos fabliaux (dont M. Legrand vient de nous donner un choix qui lui fait tant d’honneur) n’étaient en effet que des romances chantées par les ménétriers, et dont les airs, probablement peu faits pour en perpétuer la mémoire, sont, ainsi que ces petits poèmes, insensiblement tombés dans l’oubli?… Le contraire se prouve par les chansons amoureuses de Thibaut, comte de Champagne, d’Enguerrand de Coucy et autres, dont les airs ont passé jusqu’à nous, ainsi que leurs chansons.

En attendant que cette question, faite pour inviter quelque plume plus exercée dans ce genre que celle de l’éditeur, soit décidée, il fera des vœux pour que les littérateurs et les amateurs des anciennes romances répandues, ne dût-ce être que parmi le peuple de nos différentes provinces, les communiquent au public, ainsi qu’il en donne l’exemple en insérant celle qui suit dans un recueil, dont le but est de rassembler les parties ou négligées ou presque oubliées servant à l’histoire ou aux belles-lettres de la nation[255].

Le spécimen inséré était une «ancienne romance picarde», le Comte Orry et les nonnes de Farmoutier:

     Le comte Orry disait, pour s’égayer,
     Qu’il voulait prendre le couvent de Farmoutier,
     Pour plaire aux nonnes et pour les désennuyer, etc.[256].

Dans une note, l’éditeur reconnaissait qu’ «il ne restait de cette romance, que l’on croit du XIVe ou du XVe siècle, que quelques fragments, dont la singularité a paru assez piquante, pour engager M. D. L. P. à tenter d’en remplir les lacunes et d’en rajeunir à peu près le langage. Il a cru même devoir en conserver l’air sur lequel il a autrefois entendu chanter et danser ces mêmes fragments, dans la Picardie[257]».—Et il insérait une pièce en plus, le Convoi du Duc de Guise, «romance ou chanson des rues».

Un autre amateur de la ballade britannique essayait vers la même époque d’en transplanter quelques-unes en France. Ce n’était autre que Florian. Il traduisit le Vieux Robin Gray de lady Lindsay; cette charmante ballade d’origine récente et nullement campagnarde était un pastiche adroitement calqué sur un sujet traditionnel et adapté à un vieil air écossais: sous le couvert de l’anonymat, elle passa longtemps pour une ballade populaire authentique[258]. Les paroles de Fiorian furent mises en musique par Martini, l’auteur de Plaisir d’Amour; cette traduction obtint un grand succès en France. En 1816, Mme Charles la chantait à Lamartine, et le poète du Lac, trente ans plus tard, déclarait dans une page de Raphaël qu’il ne pouvait entendre sans pleurer les vers de cette touchante ballade:

     Quand les moutons sont dans la bergerie,
     Quand le sommeil aux humains est si doux,
     Je pleure, hélas! les chagrins de ma vie,
     Et près de moi dort mon vieil époux[259].

Pardonnons à Florian d’avoir cru l’embellir en éliminant de parti-pris ce qui en faisait la «couleur locale» et la valeur expressive. (L’original, par exemple, porte «ronfle» au lieu de «dort».) Faisons-lui plutôt honneur d’avoir été l’un des premiers et l’un des rares qui surent comprendre au XVIIIe siècle le charme de ce genre naïf.

Mais le Français qui le premier exprima des idées claires sur la ballade anglaise et prononça le nom de Percy, ce fut Albin-Joseph-Ulpien Hennet, l’auteur de la Poétique anglaise (Paris, 1806, 3 vol.). «Les Anglais nomment ballade ce que nous appelons romance: c’est le récit, mis en chanson, d’une aventure amoureuse et triste. La ballade a, chez eux, un style plus simple, plus naturel, une couleur plus sombre; il s’y mêle quelquefois des esprits, des revenants, etc.»

Telle est la définition de la ballade anglaise que donna Hennet dans son ouvrage où se trouvait un chapitre spécial consacré à ce genre de poèmes[260]. Il cita comme des plus fameuses: la Chasse dans les monts Cheviot et les Enfants dans la forêt, sans oublier les ballades qui célèbrent les exploits de Robin Hood, Gilderoy et Adam Bell; il en loua surtout la simplicité de la forme et déclara qu’elles avaient toujours beaucoup de succès auprès du public anglais, et qu’on les récitait encore dans les rues de Londres. «Percy, disait-il en terminant, a recherché toutes les anciennes ballades anglaises, écossaises et irlandaises et, en rajeunissant le style, en a fait un recueil.»

L'année suivante, le Conservateur[261] et le Magasin encyclopédique[262] saluèrent l’apparition d’une nouvelle édition des Reliques of Ancient English Poetry, augmentées cette fois d’un quatrième volume.

En 1808, les Archives littéraires de l’Europe donnèrent pour la première fois en France, à ce qu’il paraît, la traduction intégrale d’un morceau des Reliques. C’était l’histoire de Christabelle et Sir Cauline. «Nous avons cru, disait son traducteur, que cette ballade pourrait intéresser, même aujourd’hui, par la noble simplicité et la naïveté touchante qui y régnent[263].»—Notons encore, en passant, une «Lettre de M. Charles Villers à M. Millin, sur un Recueil d’anciennes poésies allemandes», publiée en tête du cahier de septembre 1810, du Magazin encyclopédique.

Nous voici arrivés à un ouvrage qui sous bien des rapports eut une importance capitale: cette importance il aurait pu l’avoir également pour la poésie populaire si son auteur l’eût aimée davantage. En 1810, Mme de Staël fit imprimer la première édition de ce livre si retentissant De l’Allemagne, auquel il nous faut presque toujours remonter quand il s’agit du romantisme. Il va sans dire qu’elle y consacra une large place aux «romances» de Bürger, de Goethe et de Schiller. Elle en fit un grand éloge et ces louanges ainsi données firent que Millevoye, Victor Hugo et Émile Deschamps composèrent des ballades[264]. Mais Mme de Staël ne se prit jamais d’enthousiasme pour la poésie populaire d’où la «romance» littéraire était cependant sortie. «Il y a des improvisateurs parmi les Dalmates, disait-elle dédaigneusement, les sauvages en ont aussi[265].» Aussi ne consacra-t-elle au recueil de Herder que ces quelques lignes assez froides:

Herder a publié un recueil intitulé Chansons populaires; ce recueil contient les romances et les poésies détachées où sont empreints le caractère national et l’imagination des peuples. On y peut étudier la poésie naturelle, celle qui précède les lumières. La littérature cultivée devient si promptement factice, qu’il est bon de retourner quelquefois à l’origine de toute poésie, c’est-à-dire à l’impression de la nature sur l’homme, avant qu’il eût analysé l’univers et lui-même. La flexibilité de l’allemand permet seule peut-être de traduire ces naïvetés du langage de chaque pays, sans lesquelles on ne reçoit aucune impression des poésies populaires; les mots, dans ces poèmes, ont par eux-mêmes une certaine grâce qui nous émeut comme une fleur que nous avons vue, comme un air que nous avons entendu dans notre enfance: ces impressions singulières contiennent non seulement les secrets de l’art, mais ceux de l’âme où l’art les a puisés. Les Allemands, en littérature, analysent jusqu’à l’extrémité des sensations, jusqu’à ces nuances délicates qui se refusent à la parole, et l’on pourrait leur reprocher de s’attacher trop en tout genre à faire comprendre l’inexprimable[266].

Puis, elle passa aux autres ouvrages de Herder qui l’intéressaient davantage. Henri Heine, qui entreprit plus tard de compléter, dans un nouveau livre De l’Allemagne, les informations littéraires de Mme de Staël, reprocha vivement à son illustre devancière d’avoir si peu parlé de la poésie populaire et du culte qu’ont les Allemands pour ce genre[267].

Les Espagnols, les premiers, eurent les honneurs d’une traduction de leurs poésies nationales en français: au mois de juillet 1783, la Bibliothèque universelle des Romans avait publié un choix de romances relatives au Cid, choix qui aurait dû beaucoup intéresser les admirateurs toujours nombreux de Corneille. Mais cette traduction passa presque inaperçue, et l’Espagne attendit le jour où, mieux connue, elle serait plus justement estimée. Les guerres de Napoléon d’abord, et plus tard le succès du Dernier des Abencérages et de Don Juan vont contribuer puissamment à remettre en faveur le pays de Gil Blas.

Il nous paraît, toutefois, que ce fut par l'intermédiaire de l'Allemagne que le Romancero devint à la mode en France; les premiers ouvrages français relatifs à ce sujet ne sont, en effet, que des traductions de l'allemand ou des travaux qui procèdent d'études antérieures allemandes: tel l'Essai sur la littérature espagnole (Paris, 1810, in-8°), telles: l'Espagne en mil huit cent huit, par J.-F. Rehfues, trad. de l'allemand en 1811 (Paris, Treuttel et Wurtz, 2 vol. in-8°), et l'Histoire de la littérature espagnole, traduite de l'allemand de Friedrich Bouterwek (Paris, 1812, in-8°), tel enfin l'ouvrage bien connu De la littérature du Midi de l'Europe de Simonde de Sismondi, livre entièrement écrit d'après les travaux allemands[268].

En 1814, parut la première traduction du Romancero du Cid en vers français: le Cid, romances espagnoles imitées en romances françaises, par le baron A. Creuzé de Lesser (1771-1839), auteur d'un curieux Voyage en Italie (1804) dans lequel il avait vivement attaqué les antiquités classiques, et d'un poème épique qui, s'il n'est pas une œuvre de valeur, a du moins son intérêt comme un signe des temps, les Chevaliers de la Table ronde, poème en vingt chants (1812; trois éditions).

Il va sans dire que Creuzé de Lesser ne conserve pas la couleur locale de ses originaux. «Il en a peur, dit M. Gustave Lanson: tout l’effarouche, tout ce qui n’est pas au goût français de 1810, le brutal, le populaire, le surnaturel et, il faut bien le dire, aussi le naturel. Il demande grâce dans sa Préface pour le détail singulier des mœurs, qui pourrait étonner; mais il a eu soin de ne pas laisser grand’chose qui étonne[269].» Après avoir étudié cette traduction, M. Lanson conclut de la façon suivante: «D’un bout à l’autre de ses traductions, le pauvre écrivain travestit inconsciemment l’original espagnol, même quand il croit le rendre exactement… Les idées conventionnelles du goût classique collent, si je puis dire, au langage ramassé dans les tragédies et dans la poésie du temps, et Creuzé de Lesser, malgré ses bonnes intentions, amène les unes avec les autres, si bien que le Romancero du Cid se recouvre d’un faux vernis qui date déplorablement[270].»

Il nous semble pourtant que l’éminent critique juge un peu trop sévèrement le bon traducteur; il le juge surtout en se plaçant au point de vue d’aujourd’hui. Si Creuzé de Lesser nous paraît peu avancé sur son temps, il le paraissait bien davantage à ses contemporains. Citons d’abord cette Préface où il a exposé les principes qui ont guidé sa traduction: l’ouvrage est dédié aux membres de l’Académie de Madrid. «Puissiez-vous, Messieurs, leur dit-il, juger que je n’ai point dénaturé la singulière énergie et la merveilleuse simplicité de ces romances presque autant antiques que le héros… Même en y laissant bien des choses hasardées pour la délicatesse française, j’ai tâché de conserver tout ce qu’elles offrent de remarquable.» Citons ensuite l’opinion d’un critique du temps, M. Dussault, du Journal des Débats, qui, s’il n’a point de haine pour la romance espagnole, s’irrite cependant contre son traducteur français auquel il reproche de n’avoir pas eu assez le souci de ses lecteurs.

Je ne range point l’auteur de ce recueil parmi les romantiques, écrivait-il; il n’est pas, ce me semble, de la confrérie; il fait des vers et non pas des systèmes. Il est permis au talent de chercher partout des sujets et de mettre à profit les richesses de toutes les littératures du monde… Voyez M. de Sismondi traduisant en prose quelques-unes de ces mêmes romances que M. de Lesser vient de mettre en vers: il en déguise la platitude, il en adoucit la rudesse, il en polit la grossièreté, il ennoblit les détails trop bas; il orne les endroits trop nus; il retranche, il ajoute, etc… M. de Lesser n’a pris soin ni d’effacer, ni de farder et d’embellir[271].

Et le critique blâma sévèrement le poète-traducteur d’être allé jusqu’à «respecter des traits qu’on supporterait tout au plus dans nos chansons de rue». Malheureusement pour le pauvre M. de Lesser, quelques années plus tard, on ira si loin dans ce sens que ses timides essais ne paraîtront pas plus romantiques que ne l’étaient les poèmes sentimentaux du «genre troubadour».—Nous nous trompons, les révolutionnaires littéraires de 1824 sauront les distinguer, et ce sera Émile Deschamps lui-même, le futur traducteur du Cid qui, dans la Muse française, rendra, le premier, hommage à son prédécesseur[272].

La vogue des «choses d’Espagne», qui caractérise non seulement le romantisme français, mais aussi celui des Anglais, des Allemands et des Russes, était maintenant inaugurée. Le Romancero sera très estimé par le Conservateur littéraire des frères Hugo (1819-1821), par la Minerve littéraire, (plus tard l’Abeille) à laquelle un certain L. Rincovedro (est-ce un pseudonyme?) fournira de longs et de curieux articles sur la littérature espagnole, dans lesquels se trouvent déjà signalées les étranges libertés de Victor Hugo à l’égard de l’Espagne. Il sera mis à la mode surtout par la collection publiée en 1821 par Abel Hugo: Romancero e historia del rey de España don Rodrigo, qui fut, s’il faut en croire Sainte-Beuve, le seul livre espagnol que posséda Victor Hugo[273]! En 1825 paraîtra le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée; en 1826, Chateaubriand fera enfin imprimer son Dernier des Abencérages, ce «premier témoignage rendu par l’école romantique à un pays si inconnu[274]» (il l’avait écrit en 1809). En 1828, Émile Deschamps publiera sa traduction du Romancero, très belle mais assez fantaisiste, dans ses Études françaises et étrangères, et la fera précéder d’une préface romantique qui est restée fameuse[275]. Viendront ensuite Alfred de Musset avec ses Contes d’Espagne et d’Italie, Théophile Gautier avec Tra-los-Montes, puis toute une série d’autres ouvrages, avant qu’en 1845 Mérimée ne commence la période naturaliste avec sa Carmen[276].

Vers 1820, on se mit en France à étudier avec plus d’ardeur la poésie populaire des pays étrangers. Jean-Alexandre Buchon, historien estimable (1791-1846), publia en 1821, deux ans avant le recueil de Claude Fauriel, un article relatif aux chants populaires des Grecs modernes, dans le Constitutionnel; deux ans plus tard il revenait sur le même sujet dans le Mercure du XIXe siècle[277].—Le baron d'Eckstein, philosophe bien connu, donna en 1823 trois articles sur les Eddas Scandinaves, dans les Annales de la littérature et des arts, journal de la Société des Bonnes-Lettres[278].

Cette même année 1823, Claude Fauriel achevait, pour le faire paraître en 1824-25, chez Firmin Didot, le premier recueil dans ce genre qui fût publié en France, les Chants populaires de la Grèce moderne (2 vol.; texte original et traduction française en regard). Malgré son caractère scientifique, cet ouvrage obtint un succès presque exclusivement littéraire: ce qui n’étonnera pas si l’on se rappelle que son auteur, avant de le publier, avait déjà contribué au mouvement romantique par son influence sur Manzoni, dont il traduisait les tragédies après les avoir inspirées[279].

Chez cet original qu’était Fauriel, «l’homme de goût, l’homme délicat et sensible se retrouvait jusque dans l’érudit en quête du fond et dans l’investigateur des mœurs simples[280]». Son amour pour l’âge où la poésie spontanée et naturelle s’épanchait librement était des plus entiers et des plus sincères. Il est difficile cependant de prétendre que, par une sorte d’intuition géniale, il ait pu comprendre tout le charme du primitif, sans y avoir été amené par des influences étrangères. Mais à qui dut-il ce goût des choses du passé, à quelles sources exactes puisa-t-il «cette intelligence historique des poésies et chants nationaux»? C’est ce qu’il est également difficile de dire. Il voyait dans cette aptitude à se faire une âme primitive, l’une des meilleures et des plus importantes qualités de l’historien littéraire. Les études aussi nombreuses qu’approfondies, poursuivies pendant de longues années, mais sans plan nettement déterminé, firent que, malgré son savoir extraordinaire, il ne commença à produire qu’après la cinquantaine[281]. Son esprit se forma lentement, mais sûrement: et si cette méthode ne lui permit pas d’arriver plus rapidement au but, du moins il lui dut d’avoir pu fondre en lui toutes les influences qu’il avait reçues. Ces influences furent nombreuses: depuis celle qu’exerça sur lui son premier maître, La Tour d’Auvergne,—qui n’était pas seulement le premier grenadier de la République, mais encore l’un des meilleurs érudits de province que la France eût alors[282],—jusqu’à celle de son ami Guillaume de Schlegel. Mais tout ce qu’il a dû à ces influences, il l’a fait si sien que parfois on a peine à croire qu’il ait imité; et, là même où il n’est, en réalité, que le vulgarisateur des idées allemandes, on ne peut se défendre de lui concéder le privilège de l’originalité.

Démêler d’une façon précise quelles furent les origines des Chants grecs, est chose impossible. Contentons-nous de reconnaître à leur éditeur le mérite d’avoir mis au point les idées vagues et flottantes qu’on avait alors en France sur la poésie populaire; il a montré que l’étude de cette poésie avait un but véritable et qu’il y fallait apporter une méthode.

On se demandera peut-être comment Fauriel fut amené à commencer par la Grèce ses investigations sur la littérature primitive. M. Galley, son dernier biographe, nous l’explique: Fauriel, à l’occasion de ses recherches sur les origines de civilisations néo-latines, et sur le moyen âge provençal et italien, avait dû se reporter souvent à l’histoire littéraire des pays grecs de l’empire d’Orient. En ce qui concerne l’étude de la langue grecque vulgaire, il avait dû rechercher avec ardeur les documents nécessaires: les chants et les récits du peuple. C’est de cette étude que son livre est sorti[283]. «Le long Discours préliminaire et les commentaires qui précèdent les textes ne laissent aucun doute sur le soin que Fauriel apporta à ce travail de philologue, d’exégète et d’historien. Établir les textes sur des copies souvent incorrectes où l’on avait figuré la prononciation, conserver cependant la saveur des dialectes particuliers et respecter les idiotismes était déjà une tâche difficile[284].» Mais Fauriel ne s’arrête pas là. Il compare ces textes aux romans grecs du moyen âge, aux autres documents d’une littérature populaire de cette époque, aux vestiges d’une littérature populaire antique signalés dans les œuvres venues jusqu’à nous.—Une partie de ce Discours, la plus considérable peut-être, est l’observation attentive des conditions sociales dans lesquelles se développe la littérature populaire.

Entre les arts qui ont pour objet l’imitation de la nature, disait-il, la poésie a cela de particulier que le seul instinct, la seule inspiration du génie inculte et abandonné à lui-même y peuvent atteindre le but de l’art, sans le secours des raffinements et des moyens habituels de celui-ci, au moins quand ce but n’est pas trop complexe ou trop éloigné. C’est ce qui arrive dans toute composition poétique qui, sous des formes premières et naïves, si incultes qu’elles puissent être, renferme un fond de choses ou d’idées vraies et belles. Il y a plus: c’est précisément ce défaut d’art ou cet emploi imparfait de l’art, c’est cette espèce de contraste ou de disproportion entre la simplicité du moyen et la plénitude de l’effet, qui font le charme principal d’une telle composition. C’est par là qu’elle participe, jusqu’à un certain point, au caractère et au privilège des œuvres de la nature, et qu’il entre dans l’impression qui en résulte quelque chose de l’impression que l’on éprouve à contempler le cours d’un fleuve, l’aspect d’une montagne, une masse pittoresque de rochers, une vieille forêt; car le génie inculte de l’homme est aussi un des phénomènes, un des produits de la nature[285].

Les Chants grecs obtinrent un très vif succès et servirent en même temps deux causes: l’indépendance hellénique et la littérature romantique.

Nous parlerons peu de la première. Rappelons que, sous l’influence de Byron, l’Orient et la Grèce rentrèrent en faveur auprès des poètes et des peintres de la Restauration. «Le romantisme aperçut, dans le ciel enflammé, du côté où le soleil se lève, des Grecs un peu trop magnifiques, des Turcs un peu tartares; on ne sait ce qu’il a le plus admiré, de l’héroïsme des uns ou de la férocité des autres. La garde-robe et le coffre-fort des Palikares étaient un magasin d’accessoires où l’on pouvait puiser, à pleines mains, des broderies lyriques et épiques, bien propres à faire oublier les toges, les casques et les cothurnes de Ducis et de Baour-Lormian. Avec un enthousiasme farouche, les romantiques mirent au pillage la bijouterie levantine[286].» Et, chose prodigieuse, ces sympathies des littérateurs et des artistes, ce déluge de dithyrambes, d’odes, d’élégies, de peintures, de lithographies, provoquèrent la création de comités philhellènes, de quêtes au profit des insurgés[287], entraînèrent enfin le gouvernement lui-même et aboutirent à l’intervention européenne en faveur de la Grèce, à Navarin, l’une «des plus mémorables victoires qu’ait remportées la littérature». Au moment où parurent les Chants populaires de la Grèce moderne, Pouqueville, ancien consul de France auprès d’Ali-Pacha, donna son Histoire de la régénération de la Grèce. Ces deux livres ont été les deux sources littéraires du philhellénisme romantique[288]. Lamartine leur doit son Dernier chant du pèlerinage de Childe-Harold. Hugo s’est directement inspiré de Fauriel dans les Orientales[289]. Les poètes de troisième ordre, comme Népomucène Lemercier, et de cinquième ordre, comme Léon Halévy, mirent simplement en vers français la prose de Fauriel, sans beaucoup de bonheur toutefois. «On n’a pas oublié, écrivait Mérimée après la mort de Fauriel, sa belle traduction des Chants klephtiques, et je ne crois pas me tromper en disant qu’une partie de l’intérêt qu’excita en France l’insurrection grecque était due à cette traduction et à l’excellente préface qu’il y avait ajoutée. Bien des gens qui regardaient les Grecs comme un peuple de rusés intrigants les reconnurent d’après M. Fauriel pour des héros continuateurs de leurs ancêtres[290].»

D’autre part, le recueil des Chants grecs inaugura en France l’étude de la poésie populaire, étude qui prit une double direction: scientifique et littéraire. Le Globe, qui mobilisait alors les forces romantiques, consacra au nouvel ouvrage quatre articles du doux philosophe Théodore Jouffroy[291].

M. Fauriel, y disait-on, familiarisé depuis longtemps avec cette sorte de recherches où la littérature et l’histoire se commentent l’une par l’autre, a conçu l’heureuse idée de recueillir, au profit des lettres, ces chants populaires des Grecs modernes et d’en tirer, pour l’instruction de l’histoire, des renseignements irrécusables sur leur condition politique et civile, leurs habitudes domestiques et religieuses, et les principaux événements qui avaient, avant l’insurrection, signalé leur existence nationale. Il en est résulté un livre où tout est neuf, et que les littérateurs et les historiens se disputeront, parce qu’il offre à ceux-là un monument poétique de la plus grande originalité, et à ceux-ci des documents authentiques sur un peuple inconnu que l’Europe vient de découvrir au milieu de la Méditerranée. Tel est l’ouvrage de M. Fauriel[292].

À l’étranger, le succès fut également vif; le 10 juillet 1824, Goethe écrivait à Mlle Thérèse von Jakob: «L’ouvrage annoncé: Chants populaires de la Grèce moderne, par Fauriel, est paru; ainsi nos voisins nous ont dépassés sur un terrain où nous autres Allemands tâtonnions depuis des années déjà[293].»

Une traduction anglaise, deux traductions allemandes (dont l’une par le poète bien connu Wilhelm Müller), enfin, une traduction italienne, attestent mieux que toute autre chose le succès universel de Fauriel.

Avant de parler de l’influence littéraire des Chants grecs, disons que leur éditeur exerça une influence directe et personnelle sur plus d’un de ses contemporains et particulièrement sur ses jeunes amis J.-J. Ampère et Prosper Mérimée[294].

Toute une collection de traductions, d’imitations des poésies étrangères de toutes espèces, suivit les Chants populaires de la Grèce moderne. Ce fut ce folklorisme romantique qui réhabilita Perrault, le vieux conteur national qui avait puisé le premier au fond des traditions populaires. Charles Nodier se fit le champion des charmants Contes de fées[295]. Quelques années plus tard, Théophile Gautier proclama Peau d’âne le «chef-d’œuvre de l’esprit humain, quelque chose d’aussi grand dans son genre que l'Iliade et l’Énéide[296]», tandis que Gérard de Nerval appelait son auteur «le seul écrivain vraiment national de tout le XVIIe et le XVIIIe siècle[297]».

En même temps que les Chants grecs parut une sorte de roman historique, le Tableau slave du cinquième siècle, par la princesse Zénaïda Wolkonska, étalage de mythologie slave d’après l’historien russe Karamzine. Ce Tableau n’est pas beaucoup plus vrai que le Czar Démétrius de M. de La Rochelle, mais il est intéressant à cause de quelques poésies populaires russes que son auteur avait intercalées dans le texte[298].

Quelques mois seulement après l’ouvrage de Fauriel parurent les Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Ecosse, par sir Walter Scott, Thomas Moore, Campbell, etc., traduits par A. Loève-Veimars (Paris, 1825, in-8°, pp. 413). Cette traduction, faite en prose, obtint un très grand succès. Le Globe, après avoir fait certaines réserves sur le choix des morceaux, loua le recueil «qui nous révèle un genre de poésie anglaise peu connu encore chez nous, et qui contient des pièces de grande originalité[299]». Et, dans les Annales de la littérature et des arts, Edmond Géraud ne proposait rien moins que de faire pour la France un recueil de même nature:

C’est surtout en lisant cette collection de ballades étrangères, disait-il, que nous avons regretté plus d’une fois qu’il ne soit tombé dans la pensée d’aucun homme de goût de faire aussi quelques voyages à travers nos provinces, avec le projet d’y recueillir nos chansons historiques et ces vieilles romances qui se chantent encore dans nos veillées de village, ou dans les travaux de la campagne. Un tel projet ne pourrait paraître tout à fait inutile qu’à ces esprits dédaigneux qui se sont depuis longtemps accoutumés à croire que toutes les sources littéraires résidaient uniquement dans les bibliothèques de Paris. Mais les hommes enclins à penser que les traditions des vieux temps, que la trace de certaines superstitions ou le souvenir de certaines catastrophes locales, font aussi partie de l’histoire poétique d’une nation, ces hommes-là, disons-nous, accueilleront sans doute avec un vif intérêt un recueil de chants populaires, traduits des différents patois que l’on parle encore dans quelques parties de la France…

D’ailleurs, combien de beautés nouvelles, combien de situations attachantes dorment peut-être au fond de cette littérature des hameaux, qui, pour avoir ses racines dans notre propre sol, n’en demeure pas moins encore beaucoup trop ignorée parmi nous. Le talent ne doit rien dédaigner: il est probable, comme l’observe fort bien Mme de Staël (sic), que les événements racontés dans l'Iliade ou dans l’Odyssée, étaient chantés par les nourrices avant qu’Homère en fît le chef-d’œuvre de l’art… Qui peut prévoir ce qu’un homme doué d’une vive imagination apercevrait dans tel récit de nos filandières des Vosges ou des Pyrénées? Nous avons remarqué, pour notre compte, une foule de chansons languedociennes et surtout des rondes gasconnes, où se trouvent, parmi des détails de mœurs très piquants, des sujets de contes ou de ballades, dont pourrait tirer le plus grand parti ce petit nombre de nos poètes qui ont su se garantir du pathos à la mode, et qui sentent encore le mérite d'une simplicité ornée[300].

Cette même année 1825 parurent encore: les Chants héroïques des montagnards et matelots grecs, de Népomucène Lemercier, avec une Suite aux chants héroïques grecs; le Chansonnier alsacien , publié à Strasbourg par C.F. Hartmann; une nouvelle traduction d'Ossian, due à de Saint-Ferréol.

Voulez-vous connaître l'esprit public d'un peuple? écrivait le Journal de la Littérature à propos du recueil Hartmann; lisez ses chansons populaires; je ne parle pas de celles qu'on lui chante, mais de celles qu'il fait lui-même et qu'il chante. Êtes-vous en province, à la campagne? écoutez la chanson du laboureur, du jardinier, de la fille du fermier, de la fileuse; dans une ville de commerce? entendez les chants qui retentissent dans les ateliers, dans les places et sur les ports… C'est surtout dans le département du Rhin et dans l'idiome allemand que l'on peut se convaincre de la vérité de ces observations, et l'on s'aperçoit facilement, par le choix même du recueil que nous annonçons, que ces chansons sont en possession de plaire, et M. Hartmann n'a pas eu d'autre intention que de charmer les loisirs de ses concitoyens, en leur offrant ces étrennes agréables. Nous pouvons assurer, d'après nos connaissances locales, qu'il a parfaitement réussi et qu'il y a peu d'almanachs chantants, de chansonniers et de collections de ce genre qui soient faits avec plus d'à propos et de goût[301].

À la même époque, Augustin Thierry insérait des ballades anglaises dans les «notes et pièces justificatives» qui accompagnent son Histoire de la Conquête de l'Angleterre (1825); Sénancour publiait un article sur les Chansons populaires chez quelques orientaux [Chinois], article probablement composé à l'aide de quelque traduction allemande. La conclusion à laquelle aboutissait l'auteur d'Obermann est assez intéressante pour être citée: «Il nous manque, dit-il, des chants vulgaires, doucement nourris d’une politique vraie, ou même de sentiments religieux exempts de puérilités supersticieuses[302].»

En 1826 virent le jour: les Contes populaires allemands de J.-Ch.-A. Musäus, les Ballades et chants populaires de la Provence traduits en prose française par Marie Aycard, les Chants populaires des frontières méridionales de l’Ecosse par sir Walter Scott, traduits par Artaud[303], ouvrage connu de Mérimée et mentionné—très discrètement—dans la Guzla.

En 1827: les Contes du gay savoir, les fabliaux, ballades et traditions du moyen âge, publiés par Ferdinand Langlé, recueil qui obtint un certain succès littéraire, malgré son caractère scientifique[304]; les Poésies européennes de Léon Halévy, traduction de ballades étrangères, dont plusieurs russes, tchèques et polonaises; les Mélodies romantiques, «choix de nouvelles ballades de divers peuples», livre où se trouve même une pièce serbe; les _Ballades allemandes, _traduites par Ferdinand Flocon; enfin, la Guzla.

Durant cette époque, on le verra au paragraphe suivant, la poésie populaire des Serbo-Croates ne resta pas inconnue ni du public français en général, ni de Prosper Mérimée en particulier.

Si nous jetons un coup d’œil sur ce qui précède, nous constaterons qu’à la veille de la grande bataille romantique, la poésie populaire ne plaisait en France qu’à la condition d’être étrangère. On fit bon accueil aux chants grecs qu’offrait Fauriel, aux ballades écossaises traduites par Artaud, aux ballades allemandes, Scandinaves, anglaises, aux romances espagnoles, aux chants serbes; mais presque personne ne s’intéressa à la poésie populaire française. Peu nombreux furent ceux qui songèrent à s’inspirer de la littérature nationale du moyen âge, qui est, on le sait, un produit aussi collectif, anonyme, impersonnel que l’est la vraie littérature populaire[305]. «Cela doit paraître une chose étrange, dit le professeur américain Henry A. Beers, lorsqu’on se rappelle que la littérature française du moyen âge fut la plus influente de l’Europe et qu’elle contient, depuis la Chanson de Roland jusqu’au Roman de la Rosé et Villon, le plus riche trésor de sujets romantiques: chroniques, chansons de geste, romans d'aventures, fabliaux, lais, légendes de saints, homélies, miracles, chansons, farces, jeus partis, pastourelles, ballades,—bref, tous les genres cultivés au moyen âge. Il est vrai que cette littérature ne resta pas sans exercer une certaine influence sur les romantiques de 1830. Théophile Dondey écrivit un poème sur Roland; Gérard de Nerval célébra la naïveté et la couleur nationale des chansons populaires de la Touraine; mais ce fut tout ou presque tout. Les principales inspirations vinrent de l’étranger[306].»

On pourrait ajouter plus d’un nom à la liste de M. Beers, mais la conclusion resterait sensiblement la même. Du reste, ce manque de sympathie envers le passé de leur pays fut de bonne heure reproché aux romantiques français. Déjà en 1814, le classique Dussault écrivait dans le Journal des Débats: «Si la chanson du Roi Dagobert était l’ouvrage de quelque Anglais ou Allemand, elle enchanterait probablement toute l’école romantique[307].» Quelques années plus tard, Henri de Latouche adressait le même reproche aux jeunes novateurs: «Ce n’est pas ainsi, disait-il, que les Allemands ont agi envers leur pays: écouter dans leurs chants l’accent de la patrie et songer à la vôtre[308].» En vain Edmond Géraud regrettait-il «qu’il ne soit tombé dans la pensée d’aucun homme de goût de faire quelques voyages à travers nos provinces, avec le projet d’y recueillir nos chansons historiques et ces vieilles romances qui se chantent encore dans nos veillées de village ou dans les travaux de la campagne[309]». Ce sera en 1840 seulement que M. de La Villemarqué publiera son Barzaz-Breiz, la première collection de la poésie populaire indigène.

§ 5

LA BALLADE POPULAIRE SERBO-CROATE

Les chants «illyriens»—on peut presque le dire—étaient célèbres avant d’avoir été connus. En 1768, Klopstock, qu’ils intéressaient, proposait qu’on en fît un recueil. Goethe en traduisait en 1775, Herder en 1778, Walter Scott en 1798. Corinne, où Mme de Staël parlait des «improvisateurs dalmates», est de 1807. Dès 1813, Nodier s’occupait de ces improvisateurs. La même année, comme nous le verrons ailleurs, Byron témoigna avoir entendu parler des «chants bosniaques».

Pourtant, les textes que l’on possédait n’étaient ni tous authentiques, ni assez nombreux, ni publiés avec exactitude, ni fidèlement traduits: leurs éditeurs avaient toujours pris le soin de les «embellir» et de les «polir» avant de les livrer au public. En 1814 seulement parut le premier Recueil de chants populaires slavo-serbes; la publication en était due au célèbre collectionneur Vouk Stéphanovitch-Karadjitch[310].

Fils de parents pauvres né en 1787 dans un petit village de la Serbie, Karadjitch étudia quelque temps dans un monastère et devint secrétaire d’un des voyévodas de Kara-Georges pendant l’insurrection contre les Turcs. Deux ans plus tard, en 1806, son protecteur ayant été tué, il se rendit à Sremski Karlovtsi (Karlowitz), en Hongrie, pour y reprendre ses études. Il n’y resta pas longtemps; en 1807, il rentra en Serbie et servit de nouveau l’insurrection, puis il tomba malade et resta boiteux pour la vie. Il fut tour à tour maître d’école primaire, secrétaire du Sénat serbe (dont il a écrit une histoire), juge de paix. En 1813, après la répression de l’insurrection, il se réfugia à Vienne.

Il eut la bonne fortune d’y rencontrer d’excellents maîtres et de se faire des relations indispensables au succès de l’œuvre considérable qu’il allait entreprendre.

Il fut remarqué tout d’abord par Barthélémy Kopitar, de la Bibliothèque Impériale autrichienne, qui était un philologue slave distingué. Les conseils de Kopitar furent d’un prix inappréciable pour le jeune Karadjitch, à qui l’instruction des écoles avait manqué. Grâce à lui, Karadjitch fit la connaissance de Jakob Grimm, célèbre érudit allemand, qui établissait alors les bases de cette méthode scientifique appliquée à l'histoire nationale, d’où sortira non seulement la mythologie comparée, mais encore, comme nous l’avons déjà dit, le folklore et la philologie comparés. Diez pour les langues romanes, Zimmer pour les langues celtiques, feront plus tard seulement ce que Jakob Grimm avait fait déjà pour les langues germaniques.

Par suite de l’enthousiasme général qu’on avait à cette époque pour les études indo-germaniques, une grammaire serbo-croate était devenue nécessaire; on cherchait d’autre part des spécimens de la langue serbo-croate. Il n’était pas facile de s’en procurer, car la langue littéraire des Serbes orthodoxes du temps n’était qu’un mélange arbitraire du russe, du serbe et du slave ecclésiastique; celle des Croates catholiques n’était qu’un pauvre patois demi-slovène. On découvrit alors Karadjitch, jeune homme de talent[3111], qui connaissait à fond le peuple serbe, sa langue, ses traditions, son caractère. On l’instruisit et on l’aida: il publia, outre les Chants populaires, une Grammaire serbe (1814) et un Dictionnaire (1818).

Alors, sous l'influence de la science allemande qui combattait les langues artificielles, il se fit le champion de la langue nationale, le parler populaire de la «grand’mère Smiliana et des gardiens de pourceaux», langage proscrit par les lettres; il simplifia l’orthographe qui copiait servilement l’orthographe russe, et même réforma l’alphabet sur une base strictement phonétique.

En Serbie, ce fut une longue lutte philologique qui ne tarda pas à prendre un caractère politique, lutte malheureuse, car elle absorba pendant cinquante ans toutes les forces intellectuelles de la nation. La traduction de la Bible par Karadjitch fut interdite, et l’on confisqua les livres imprimés avec son orthographe. Ainsi la victoire ne fut définitivement acquise qu’après la mort du grand agitateur: il mourut en 1864, tandis que les mesures prises contre son orthographe ne furent définitivement rapportées qu’en 1868.

À l’étranger, où se passa toute l’activité de sa vie, il ne trouva qu’estime et sympathie. Vater, Bopp, Guillaume de Humbolt s’intéressaient à lui; Goethe, sur ses vieux jours, le recevait à Weimar, admirait de nouveau la poésie serbe,—cinquante ans après sa propre traduction de la Triste ballade,—écrivait, dans sa revue Art et Antiquité, des articles sur cette poésie, discutait longuement, avec son «fidèle Eckermann», sur les beautés des chants serbes. Le grand historien Léopold Ranke consultait Karadjitch dont il utilisa les documents quand il écrivit son Histoire de la Révolution serbe (1828). L’Université d’Iéna lui conférait le titre honoraire de docteur en philosophie; le gouvernement russe lui faisait une pension; le roi de Prusse lui remettait une belle décoration.

Nous nous occuperons seulement du célèbre recueil de Karadjitch, les Narodné srpske Piesmé ou Chants populaires serbes, œuvre qui «constitue encore le plus beau monument de la poésie populaire dans les pays slaves». (Louis Leger[312].)

Avant de dire le grand succès de cette publication, il nous faut consacrer quelques lignes à la poésie serbe en général; nous ne pourrons mieux faire que de citer une remarquable appréciation qu’en a donnée Mlle von Jakob, l’amie de Goethe, l’un des meilleurs connaisseurs en fait de poésie populaire[313]. Cette appréciation est doublement intéressante: d’abord en ce qu’elle est faite par une étrangère qu’on ne saurait soupçonner de prévention patriotique; ensuite parce qu’elle émane d’une femme: il y a, en effet, dans la poésie populaire un élément naïf, sensitif, qu’une femme d’esprit peut analyser avec plus de finesse qu’un érudit.

La poésie des Serbes, dit-elle, est liée de la façon la plus intime à leurs usages, à leurs coutumes, à leur vie même. C’est le tableau de leurs pensées, de leurs sentiments, elle reflète leurs actions et leurs souffrances. Elle représente avec une poétique fidélité les diverses situations dans lesquelles se trouve la masse d’hommes qui forme un peuple. Dans la chambre où les femmes tricotent autour du foyer, dans les montagnes où les bergers mènent paître leurs troupeaux, sur la place du village où se réunissent les jeunes gens pour danser le kolo, dans les champs où se fait la moisson, dans les forêts à travers lesquelles s’avance le voyageur isolé, partout retentit la chanson. Elle est la compagne inséparable de tout travail, bien souvent même elle naît au milieu du travail et comme créée par lui. Le Serbe vit sa poésie.

Les Serbes divisent ordinairement leurs chansons en deux grandes catégories: les unes courtes, de mètres très différents, lyriques ou épiques, se chantent sans accompagnement, ce sont les chansons des femmes,—elles sont très souvent, en effet, composées par les femmes;—les autres, plus longues, se développent en vers régulier, le décasyllabe, et se chantent avec accompagnement de gouslé[314], sorte de violon primitif aune seule corde: ce sont les piesmas héroïques[315]. Les premières sont surtout des poésies domestiques, intimes. Elles nous font pénétrer dans tous les détails de la vie privée, nous accompagnent en quelque sorte dans les joies des jours de fête ou dans les travaux quotidiens, en tempèrent et en colorent la monotonie. Que n’a-t-on pas dit déjà du charme harmonieux de ces chansons, du sentiment si sincère et si vif qui les inspire et que ne pourrait-on pas en dire encore? Je me bornerai à essayer de faire comprendre par quelques remarques ce qui distingue la poésie serbe des autres chansons slaves.

Le trait distinctif de la poésie serbe, c’est avant tout la joie qui en forme le fond, une sorte de limpidité joyeuse et transparente qui rappelle l’azur éclatant du ciel du Midi. Çà et là seulement certaines allusions aux souffrances et aux luttes d'une vie difficile, lourds nuages qui voilent à peine un moment la profondeur sereine du ciel. La crainte d’être livrée à un vieux mari, la peur d’une belle-mère, les querelles avec les belles-sœurs qui viennent attrister le travail de tous les jours,—dans ce pays patriarcal les fils mariés restent dans la maison paternelle, continuent à former une même famille,—altèrent quelquefois la gaieté naturelle des femmes serbes, arrachent à leur résignation quelques plaintes timides ou plus souvent encore quelques paroles d’irritation et de colère. Cela même donne aux chansons plus de force et plus de vérité; toutes celles qui ne sont composées en vue de quelque jour de fête sont ainsi pleines d’allusions à la vie de famille et traduisent avec une admirable fidélité les événements et les sentiments de tous les jours.

De toutes les anciennes chansons que l’on chante dans des circonstances déterminées, les plus curieuses sont les chansons de mariages. Elles décrivent les diverses cérémonies du mariage slave, et nous nous heurtons ici à une de ces contradictions qui abondent dans le monde moral et qui troublent le philosophe. Toutes les cérémonies symboliques rappellent avec beaucoup de netteté le triste état d’esclavage et d’abaissement auquel le mariage condamne la femme slave,—les jeunes filles sont plus libres et plus heureuses que les femmes, et si elles sont jolies et laborieuses, on les traite avec respect, on leur fait même la cour,—et cependant les chansons qui accompagnent ces cérémonies symboliques grossières, barbares, avilissantes, sont pleines de délicatesse et de joie, presque recherchées dans l’expression de l’amour. Différents indices prouvent que, comme les chansons russes de même ordre qui offrent d’ailleurs avec elles tant de ressemblances, elles remontent à une époque fort reculée. Comme les chansons russes aussi, elles ne renferment aucune allusion aux rites de l’Église.

Les piesmas héroïques serbes produisent pourtant une impression plus profonde encore. Légendes simples ou récits compliqués, ces chansons si nombreuses nous révèlent le véritable caractère de la poésie épique populaire, les lois de sa naissance et de son développement, la force naturelle de l’imagination d’une nation, alors que l’art n’est venu encore ni la contenir ni la régler. À ce point de vue, les Serbes sont un exemple tout à fait unique; aucun des peuples modernes ne saurait se vanter d’une pareille fécondité poétique; ils ont jeté une lumière toute nouvelle sur les gigantesques créations des anciens. Il n’y a donc aucune exagération à dire que la publication des ballades serbes est un des plus grands événements littéraires des temps modernes.

Un caractère général des piesmas—c’est leur puissance objective et plastique. Presque toujours, le poète domine de haut son sujet. La vigueur du dessin fait ressortir les points importants du tableau, les couleurs n’en sont pas éclatantes, mais solides et claires; le lecteur n’a besoin ni d’explication ni d’effort, il voit de ses propres yeux. Si l’on compare les ballades serbes à celles qu’ont créées jadis les autres peuples slaves, on reconnaît aussitôt la supériorité des premières… Quand ils nous représentent leurs compatriotes combattant leurs ennemis mortels et leurs oppresseurs, les Serbes trouvent des accents aussi émus, aussi passionnés que ceux que les Grecs inspiraient à Homère… Dans les chansons lyriques, ce qu’il faut admirer, ce n’est pas tel ou tel détail heureusement trouvé, c’est le charme de l’ensemble, le récit clair et bien ordonné, l’habileté et l’art avec lesquels le sujet nous est présenté. Pour le style, un mot suffira. Il n’y a pas dans les poésies slaves une seule de ces expressions grossières et basses qui déshonorent si souvent les ballades des peuples germaniques. Il ne faut pas sans doute demander à la poésie populaire ce que l’on appelle la noblesse de style. Ceux des lecteurs qui, peu faits à ce genre populaire, seraient choqués par des expressions familières répandues en toute innocence au milieu des admirables descriptions, feront mieux de laisser de côté les chansons slaves: leur bon goût serait souvent mis à de pénibles épreuves. Les tableaux sont toujours pleins de fraîcheur, de vérité et de vie, mais c’est par des moyens d’une simplicité absolue que le chanteur produit le plus souvent une puissante impression de grandeur et une profonde émotion tragique; ne cherchez pas chez eux, par exemple, la majesté guindée et l’élégance raffinée des auteurs dramatiques français[316].

Cette distinction des genres dont parle Mlle von Jakob, en ballades héroïques et ballades lyriques, ne se retrouve pas chez Mérimée; et, bien qu’il se rencontre dans la Guzla un troisième genre, qui n’appartient pas, celui-là, à la poésie populaire serbo-croate: la scène dramatique, on peut dire cependant que presque toutes les ballades contenues dans le recueil de Mérimée appartiennent au groupe de celles que le recueil de Karadjitch renferme en plus grand nombre, c’est-à-dire au groupe des piesmas héroïques. C’est donc ce genre qui nous intéresse particulièrement et il convient d’en dire quelques mots de plus.

Tous les piesmas héroïques sont rédigés, on l’a déjà dit, en décasyllabes. Ce vers, d’une régularité invariable de mesure, est composé de cinq trochées, divisé par une césure après le deuxième trochée ou quatrième pied:

Bōjăi mīlĭ | tchōudă vëlĭkōgă! (Dieu clément, la grande merveille!)

La rime et l’enjambement étaient complètement inconnus des chanteurs serbes, mais d’autres artifices de style, primitifs ceux-là, indispensables aux improvisateurs et récitateurs illettrés, procédés qui font le charme de la poésie populaire, abondent dans les ballades serbes: les débuts ou prologues, pouvant servir à toute chanson presque indistinctement, celui-ci par exemple qui est si fréquent:

     Dieu clément, la grande merveille!
     Est-ce le tonnerre qui gronde ou la terre qui tremble,
     Est-ce la mer qui se brise sur les écueils,
     Ou les Vilas qui se battent dans la montagne?
     Ce n'est pas le tonnerre qui, etc…
     Ce n'est pas la mer qui, etc…
     C'est…

prologue qui se retrouve presque identique dans les chants grecs, comme l'a signalé M. Dozon[317]; et, mais plus rarement, les épilogues, les songes, les adages sentencieux servant de transition, comme celui-ci par exemple: «Songe est mensonge et Dieu est vérité», les lieux communs et les hyperboles poétiques, les nombres sacramentels (trois, neuf, trente, soixante-quatorze, soixante-dix-sept); la palinlogie:

     La lune gronde l'étoile du matin:
     «Où as-tu été, où as-tu passe le temps,
     Passé le temps, ces trois jours blancs?»
     L'étoile du matin ainsi s'excuse:
     «J'ai été, j'ai passé le temps
     Au-dessus de la blanche cité de Belgrade,
     À regarder une grande merveille,
     Deux frères partageaient leur patrimoine,
     Yakchitch Dmitar et Yakchitch Bogdan.»

enfin les répétitions et les épithètes invariables, doublement utiles au chanteur en ce qu'elles remplissent le vers (chevillage inconscient) et donnent le temps de trouver l'idée qui va suivre. Ces épithètes du guzlar serbe rappellent, on l’a déjà remarqué, la manière à la fois naïve et sublime d’Homère[318].

Il faut signaler aussi l’uniformité de style et de langue qui caractérise les ballades serbes. En effet, si l’on compare les pièces toutes récentes avec les plus anciennes, rien, sinon l’incident qui en forme le fond, ne nous avertit qu’il y a entre elles un intervalle de plusieurs siècles. Conservées uniquement par la tradition orale, les piesmas ont dû subir au cours des temps de très importantes modifications, surtout dans la forme[319].

Les piesmas héroïques se répartissent, au point de vue de l’histoire, en quatre grandes époques.

À la première appartiennent les poèmes qui renferment quelques souvenirs des traditions mythologiques ou des coutumes primitives, souvenirs que met en lumière la comparaison qu’on en peut faire avec les chansons des autres peuples slaves ou avec les légendes communes à tous les peuples indo-européens; presque toujours ces anciens motifs ne sont arrivés jusqu’à nous que mêlés à des documents beaucoup plus récents; les croyances païennes se sont altérées sous l’influence du Christianisme; quelquefois la couleur, les noms sont chrétiens, et le fond du récit est païen. Telles sont les chansons où apparaissent les vilas[320], les dragons, les monstres à trois têtes; celles qui racontent des aventures miraculeuses, les légendes chrétiennes populaires: le Serpent marié, Momir l’enfant trouvé (histoire d’Œdipe), la Tzarine Militza et le dragon de Iastré-batz, Marie aux enfers et quelques autres. Il convient de rapprocher de ces chansons les légendes et les contes en prose, dont Vouk Karadjitch donna également un recueil[321].

Avec la seconde période, nous entrons dans le domaine de l’histoire; on range dans cette catégorie les piesmas relatives aux anciens rois serbes, à la dynastie des Némagnas. Nous n’en connaissons qu’un assez petit nombre, mais elles ont été, sans doute, autrefois beaucoup plus répandues; puis sont survenus des événements qui ont plus vivement frappé l’imagination populaire et les ont fait en grande partie oublier.

Le troisième cycle, le plus important de tous, renferme les chansons qu’ont inspirées les luttes des chrétiens et des Turcs, la bataille de Kossovo (1389), les exploits de Marko Kraliévitch, des heyduques et des uscoques[322]. C’est là qu’est le centre de l’épopée nationale.

La gloire de Marko[323] a dépassé les frontières de la Serbie; il est devenu le héros national des Bulgares, et, depuis des siècles, les Serbo-Croates du littoral adriatique, les Croates et même les Slovènes connaissent et célèbrent ses exploits. Ce développement de l’épopée s’explique tout naturellement par l’importance même des événements: la lutte séculaire avec les Turcs, en réclamant toutes les forces nationales, a perpétué les traditions de l’ancienne indépendance et préparé la nouvelle liberté. Rien de plus simple, par conséquent, que l’intérêt, la passion que ces combats ont éveillés chez le peuple et les chanteurs.

Les dernières courses des heyduques et des uscoques nous amènent enfin à la dernière période, aux chansons qui nous disent les exploits de Kara-Georges et de ses compagnons, la lutte pour l’affranchissement (1804-1816), les guerres turco-monténégrines[324].

En 1833, époque où Karadjitch écrivait sa célèbre préface, c’est à peine s’il y avait une seule maison bosniaque, herzégovinienne ou monténégrine où l’on ne trouvât pas les gouslé, qui ne manquaient jamais même dans les stations des pâtres. Aujourd’hui, elles se font rares; les chants héroïques de composition récente sont du verbiage démagogique, et il est très douteux que cette poésie renaisse jamais. Heureusement on la fixa par écrit à l’époque où elle florissait encore.

Dès que parut le premier volume des Chants populaires serbes (1814), il fut présenté au public allemand par Barthélémy Kopitar et par Jakob Grimm[325]. Le grand philologue allemand traduisit aussi dix-neuf poésies héroïques et lyriques serbes et recommanda à ses compatriotes l’étude de la langue de ce pays, afin de goûter la saveur des chants originaux[326]. «Ces chansons serbes, disait-il, n’ont pas été copiées sur des manuscrits poudreux, elles ont été recueillies toutes chaudes de la bouche du peuple; peut-être n’avaient-elles jamais été écrites auparavant; dans ce sens, ce ne sont pas des œuvres anciennes, mais elles n’en méritent pas moins d’être comparées aux textes les plus anciens: quelques-unes célèbrent des événements qui se sont accomplis il y a vingt ans à peine, et on ne peut reconnaître aucune différence de style ou de manière entre elles et les poésies qui s’inspirent des souvenirs les plus lointains, des traditions presque incertaines et des légendes primitives[327].» Et, tout plein d’enthousiasme, Jakob Grimm écrivait à ses amis: «Imaginez-vous qu’on a publié jusqu’à ce jour trois gros volumes de ces chants parmi lesquels il n’y en a pas un seul de mauvais. Nos poésies allemandes doivent se cacher devant les serbes (müssen sich alle davor verkriechen[328])».

Il faut ajouter qu’une raison spéciale explique cet enthousiasme. On pensait alors que les piesmas devaient résoudre la grande question de l’authenticité des œuvres homériques, posée par Wolf dans son ouvrage Prolegomena ad Homerum (1795). On a cru que les chants serbes fourniraient des preuves indiscutables à la théorie d’après laquelle l’Iliade et l’Odyssée ne furent qu’un assemblage de morceaux originairement distincts, réunis plus tard en un seul corps. On a cherché à voir dans les piesmas une «épopée en formation» et à étudier sur le vif, pour ainsi dire, une des phases par lesquelles la poésie homérique avait dû jadis passer[329].

En 1824, Jakob Grimm publia une traduction de la Grammaire de
Karadjitch, en la faisant précéder d’une très importante préface[330].
C’est à l’aide de cette grammaire que Goethe se mit à étudier le
serbe[331].

Ce fut aussi Jakob Grimm qui introduisit Karadjitch chez Goethe. Le 13 octobre 1823, le littérateur serbe visita Weimar[332]. «Son Excellence M. le comte de Goethe» reçut le «bon Vouk» avec la plus grande cordialité, et dans la première livraison de sa revue Art et Antiquité qui suivit cette visite, il inséra un poème extrait du recueil de Karadjitch, le Partage des Yakchitch[333]; puis, dans les livraisons suivantes, il publia d’autres poésies serbes: la Mort de Marko Kraliévitch, d’après la traduction littérale de Karadjitch[334], la Fondation de Scutari-sur-Boïana, traduite par Jakob Grimm[335], la Maladie du prince Mouïo, traduite par Mlle von Jakob[336] et trois chansons «de femmes», traduites par Wilhelm Gerhard[337],—le même Gerhard qui va rendre en allemand, quelques mois plus tard, la Guzla aussi, «en y retrouvant le mètre de l’original illyrique sous la prose de Mérimée».

Mais ce ne fut pas tout ce que Goethe fit pour les chants serbes. Quand il publia la Fondation de Scutari-sur-Boïana, il écrivit un long article sur la poésie serbe[338]. Et plus tard, il suivit toujours avec le plus grand intérêt tout ce qu’on en publia[339]. Aussi en 1828, quand il consacrera dans sa revue une notice à la Guzla, ce ne seront pas seulement ses sympathies pour Mérimée qui l’inspireront, mais également ses sympathies pour les chants authentiques qu’il connaissait trop bien pour se laisser prendre à la mystification du jeune Parisien, et cela d’autant plus qu’il avait, en quelque sorte, collaboré lui-même à la Guzla, par le crédit qu’il avait donné aux poésies populaires serbes.

Depuis longtemps déjà, disait Goethe, on accorde une grande valeur aux poésies populaires originales, que ces poésies retracent les événements d’un intérêt historique général, ou qu’elles soient consacrées à des scènes domestiques et à des peintures de sentiments. Je ne nierai pas que je suis au nombre de ceux qui ont cherché par tous les moyens à répandre et à favoriser ces études, dont je me suis toujours occupé moi-même avec plaisir; je n’ai pas négligé non plus de temps en temps d’écrire des poésies dans cet esprit et sur ce mode, poésies que je confiais au goût délicat des compositeurs…

Lorsque nous lisons simplement ces poésies, elles ne conservent pour nous de valeur extraordinaire que si notre esprit, notre raison, notre imagination, notre mémoire, se sentent par elles vivement excités, si elles nous présentent une peinture immédiate des traits originaux d'un peuple primitif, si elles nous retracent avec une clarté et une précision parfaites les pays et les mœurs au milieu desquels elles sont nées. Comme ces chants sont presque toujours la peinture d'une époque primitive faite par un siècle plus moderne, nous exigeons que le caractère des temps primitifs ait été conservé par la tradition sinon d'une manière absolue, au moins dans ses parties principales; nous voulons que le style soit en harmonie avec la simplicité des premiers âges, et nous nous plairons par cette raison à une poésie naturelle, sans art, à des rythmes peu compliqués, et même peut-être monotones; tels sont les chants grecs et les chants serbes.

Et dans une de ses conversations recueillies par Eckermann, il s'exprime ainsi au sujet de cette poésie:

«Mais, passons là-dessus et occupons-nous de notre énergique jeune fille de Halle dont l'esprit viril nous introduit dans le monde serbe. Les poésies sont excellentes! Il y en a dans le nombre quelques-unes qui se placent à côté du Cantique des Cantiques, et ce n'est pas là un petit éloge. J'ai terminé mon article sur ces poésies, et il est déjà imprimé.» En disant ces mots, ajoute le «fidèle Eckermann», il me tendit les quatre premières feuilles d'une nouvelle livraison d'Art et Antiquité, où je trouvai cet article[340].

Après de telles louanges, les deux maîtres, le savant et le poète, ne restèrent pas les seuls en Allemagne et en Europe à s'occuper de la poésie populaire serbe. Déjà en 1823, une jeune dame allemande, qui ne manquait ni d'intelligence ni d'esprit, commença à étudier la langue serbe, traduisit une grande partie du recueil de Karadjitch, et en publia deux volumes, sous les auspices de Goethe[341]. C'était «notre énergique jeune fille de Halle», Mlle von Jakob—mieux connue sous son pseudonyme de Talvj—dont nous avons déjà cité un jugement remarquable sur la poésie serbe[342]. Une foule de traducteurs allemands s’engagèrent à sa suite: Eugène Wesely, K. G. Herloszson, P. von Goetze, W. Gerhard, J. Wenzig, J.N. Vogl, Siegfried Kapper, Ida Düringsfeld, L.A. Frankl, Carl Gröber, le baron Wecker-Gotter, etc. Nous ne nous occuperons pas de la fortune de la poésie populaire serbe en Allemagne; le sujet est admirablement traité par M. Milan Curcin dans une étude que nous avons déjà citée plusieurs fois.

En Angleterre, comme on l’a déjà indiqué, Walter Scott avait mis en vers la Triste ballade de la noble épouse d’Asan-Aga. Quant au recueil de Karadjitch, il fut présenté aux Anglais pour la première fois, paraît-il, en 1821, par un réfugié polonais, K. Lach-Szyrma[343]. Dès que parut la traduction allemande de Mlle von Jakob, deux hommes de lettres londoniens se proposèrent de mettre les chants serbes en vers anglais: J.G. Lockhart, directeur de la Quarterly Review[344] et John Bowring, directeur de la Westminster Review[345]. La traduction de Lockhart fut imprimée, mais ne fut jamais publiée; toutefois on peut lire un long article que lui consacra son propre auteur dans la Quarterly Review du mois de janvier 1827 (pp. 66-80)[346]. Celle de Bowring parut au mois de mars 1827 et eut un certain succès, non seulement en Angleterre, mais aussi en France, comme nous le verrons ailleurs.—Avant de quitter l’Angleterre, il faudrait mentionner aussi les Serbski Pesme (sic); or National Songs of Servia, par Owen Meredith [lord Lytton], publiées à Londres en 1861. Cette traduction, quoique peu fidèle, est une versification vraiment poétique de la traduction française des Poésies populaires serbes par Auguste Dozon (Paris, 1859). Seulement, le poète anglais a oublié d’indiquer sa source.

Quant à la France[347], les publications serbes n’y restèrent inconnues ni du monde scientifique ni du monde littéraire. Dès le mois de mars 1808, le Magazin encyclopédique annonçait de Belgrade qu’on avait imprimé dans cette ville «un almanach pour l’année courante, à l’usage des Serviens, et en langue illyrienne, lequel porte en tête le buste de Czerni-Georges, couronné par la Victoire[348]».

Ensuite, comme nous l’avons vu, Charles Nodier, sans connaître les travaux allemands, avait traduit la Triste ballade de la noble épouse d’Asan-Aga et loué la simplicité classique de la poésie «illyrienne» (1813-1821). Ajoutons qu’un critique anti-romantique dont nous avons déjà parlé, M. Dussault, pensait sans doute à Nodier, quand il attaquait les écrivains qui «vont même jusqu’à prétendre nous faire admirer les plus misérables rapsodies qu’ils découvrent sur les bords de la Baltique, ou de l’Adriatique, ou du détroit de Gibraltar». En réalité, l’article d’où nous tirons cette citation fut écrit en 1815, quelques mois seulement après la réimpression des feuilletons slaves de Nodier, dans les Débats[349].

Au mois d’avril 1819, on parla pour la première fois de Karadjitch en
France. La Revue encyclopédique remarquait qu’il venait de paraître à
Vienne un Dictionnaire de la langue illyrienne ou serbe, par M.
Stéphanowitsch.

Il contient plus de trente mille mots illyriens, y disait-on, usités dans le pays et expliqués en allemand et en latin. Le même auteur a publié, en 1814, une Grammaire illyrienne, la première qui ait été écrite sur cette langue, et une collection de chansons nationales. Comme la langue illyrienne est fort riche en ce genre, cette première collection fut suivie, en 1816, d’une seconde, dans laquelle on trouve aussi dix-sept morceaux de poésie épique. L’ouvrage, commencé par feu le professeur Schloetzer, à Gœttingue, pour faire connaître une langue si peu répandue et pourtant assez bien cultivée, est maintenant continué par M. Stéphanowitsch sur un plan plus étendu[350].

Mais le premier journal qui s’occupa de la collection de chants serbes, paraît avoir été le Globe. Cette publication, dont on connaît le rôle important dans l’histoire du romantisme français, contenait dans son quatrième numéro un article très significatif: une notice sur les Chants populaires des îles de Foeroe[351], où l’on remarquait déjà qu’«en ce moment l’attention des littérateurs de tous les pays se tourne vers l’étude des monuments primitifs et des chants populaires: en France, continuait-on, M. Fauriel pour les Grecs; en Angleterre, Walter Scott pour l’Ecosse; en Allemagne, plusieurs philologues distingués et le grand poète Goethe pour les Serviens, se sont livrés à des travaux qui seront tour à tour l’objet de notre examen, et dont la comparaison peut donner lieu à de curieuses observations sur l’origine et les progrès de la poésie[352]».

Un mois plus tard, le Globe présenta au public français un ouvrage «servien» qui venait de paraître à Bude en Hongrie, ouvrage «intéressant sous plusieurs rapports»: Aventures de Selitsch, archimandrite de Krupa et ex-grand vicaire général des églises orthodoxes d’Orient dans la Dalmatie et aux Bouches de Cattaro. Ce livre est l’autobiographie d’un moine serbe qui, après avoir fait de nombreux voyages, les raconte à «sa nation bien-aimée[353]»; la notice ne nous intéresserait pas si le Globe n’avait particulièrement attiré l’attention sur le point suivant:

Outre le récit des événements de sa vie, le livre de Selitsch est encore remarquable en ce qu’il jette quelque lumière sur l’organisation ecclésiastique et la littérature nationale des Illyriens. Selitsch ne partageait pas le préjugé des moines ses confrères, qui regardent leur langue comme un misérable patois, et dont les plus savants n’écrivent qu’en latin. «Nous avons, dit-il, des poèmes que nous ne savons pas apprécier, et notre langue est une des plus belles du monde; le russe et le polonais en ont pris naissance: mais notre ignorance actuelle est à peine imaginable; les Serviens de l’église d’occident sont moins barbares que nous, mais c’est dommage qu’ils corrompent leur langue par leur commerce avec les Italiens.»

Le 13 novembre 1824, le Globe entreprit la publication d’une série d’articles sur les Poésies nationales des Serviens, dont il ne parut que les deux premiers.

À en croire quelques savants allemands, y disait-on, qui ont pénétré plus avant qu’on ne l’avait fait jusqu’ici dans la littérature slavonne, elle renferme de telles richesses que «l’Europe, à qui elles étaient restées cachées jusqu’à ce jour, sera frappée d’admiration en les voyant»… On en sera surtout redevable à un Servien, M. Wuk Stewanowitsch, dont les solides et importants travaux tendent à la fois à propager la gloire de sa patrie et à y répandre l’instruction et les lumières… Ces publications ont produit une vive impression sur les philologues allemands; on s’est mis avec ardeur à étudier et à traduire ces poésies qui, suivant M. Grimm, le traducteur de la Grammaire servienne, «rappellent à la fois Homère et Ossian, le Tasse et l’Arioste et ces vieilles ballades écossaises et espagnoles si pleines de sensibilité».

Puis, l’auteur indiquait le caractère de la poésie serbe: la force y est mise au premier rang, disait-il. Il parla des chants populaires que «les plus âgés apprennent aux plus jeunes» et que «l’on chante en s’accompagnant d’une sorte de violon, appelé gusla».

Malheureusement, dans la très louable intention de donner à ses lecteurs quelques notions sur la langue «servienne», l’auteur s’adressa à une brochure touffue et confuse: le Discours sur la langue illyrienne ou slavonne et sut le caractère des peuples habitant la côte orientale du golf adriatique, par M. le chevalier Bernardini, Dalmate, ancien officier supérieur de la marine (Paris, 1823[354]). L’ardeur patriotique du chevalier Bernardini réussit à convaincre le Globe «qu’il faut se rappeler que le servien est le dialecte le plus pur de cette langue slave, qui s’étend depuis l’Adriatique jusqu’aux extrémités du nord et jusqu’à la Chine, et dont le russe, le polonais et le bohémien sont considérés eux-mêmes comme des dialectes. Au nord, disait-il ensuite, cette langue s’est altérée et transformée peu à peu: au midi, elle est restée stationnaire comme la vie des peuples qui la parlent».

Dans le second article (20 novembre), l’auteur se perdit complètement au milieu des divagations de l’officier dalmate, et «la suite à un prochain numéro» ne fut jamais publiée. Ce premier essai échoua, on le voit, et les choses en restèrent pour le moment où Nodier les avait laissées.

En 1825, Mme E. Panckoucke traduisit la Complainte de la noble femme d’Asan Aga dans les Poésies de Goethe[355]. La traduction, quoique très gauche, fut assez lue et connue. En 1834, Mme Élise Voïart s’abstint de donner cette ballade dans ses Chants populaires des Serviens, à cause de cette traduction antérieure qu’elle jugeait faite «avec infiniment de grâce[356]».

Cette même année 1825, l’érudit Depping, qui avait déjà parlé de la Grammaire de Vouk dans le Bulletin des sciences historiques, rédigé par MM. Champollion[357], consacra dans le même journal une notice, assez froide, aux Chants populaires serbes, comme il convenait à un journal tel que le Bulletin des sciences historiques.

Les Serviens, disait-il, ont une foule de chansons nationales qui n’avaient jamais été recueillies, et dont un grand nombre n’avait peut-être jamais été mis par écrit, lorsque le savant servien Wuk eut l’heureuse idée d’en faire un recueil qu’il a porté en Allemagne et qui y a été publié. C’est une nouveauté intéressante qui nous fait connaître la poésie d’un peuple dont la littérature, à la vérité peu riche, existait à l’insu de l’Europe. La première partie du recueil contient des centaines de petites pièces de vers, que l’auteur appelle chansons féminines, parce que les femmes en composent et chantent beaucoup dans leur ménage. Ces pièces sont faites sans art, la plupart en vers blancs, et peut-être improvisées; elles sont généralement médiocres sous le rapport de la poésie. Il y en a sur toutes sortes de sujets, sur l’amour, sur la moisson, sur les fêtes du pays; on y trouve même des chansons magiques pour obtenir de la pluie, que chantent les jeunes filles en parcourant les villages. Par-ci, par-là, on trouve des pensées d’un naturel agréable ou des comparaisons originales ou singulières. Les deux autres parties contiennent les chansons héroïques qui abondent chez ce peuple belliqueux. Ce sont des vers monotones, où les mêmes épithètes et les mêmes formules reviennent sans cesse. Quelquefois les aventures qu’elles chantent ont de l’intérêt. Le héros favori des Serviens, Marko, fils d’un roi, y joue un grand rôle. Les batailles y sont peintes avec une sorte de prédilection, surtout celle de 1389 qui ôta l’indépendance à la Servie[358].